Introduction
IntroductionBaffo, ce fameux vérolé, surnommé l’obscène, que l’on peut regarder comme le plus grand poète priapique qui ait jamais existé et en même temps comme l’un des poètes les plus lyriques du XVIIIe siècle, écrivait dans ce patois vénitien qu’ont illustré un grand nombre d’ouvrages remarquables dans tous les genres.
Le rôle joué par les patois dans la littérature italienne est considérable. Dante leur a donné le titre de langues. Il y a plus de différences entre l’italien et certains patois qu’entre l’italien et l’espagnol.
Beaucoup de poètes d’Italie se sont servi de leur dialecte natal. Il y a ainsi une foule d’auteurs dont la renommée n’a jamais dépassé leur province, et les ouvrages qu’ils ont écrits sont les plus capricieux du monde et d’une hardiesse dont on n’a pas idée.
***Le patois vénitien a une douceur unique. La grâce et la mollesse s’y mêlent dans des proportions si justes qu’il favorise avant tout le lyrisme érotique, bien qu’une littérature patoise soit presque toujours satirique. On peut dire qu’à Venise la satire fut surtout voluptueuse. On connaît mal en France les auteurs vénitiens, et le Baffo est le seul que l’on ait traduit jusqu’ici. Il y eut encore, au XVIe siècle, un écrivain-acteur dont la fantaisie bouffonne ne donna pas seulement l’essor à la comédie en patois, mais servit puissamment à une forme nationale du Théâtre italien : la Commedia dell Arte. Calmo écrivit des Églogues et six comédies : La Spagnolas, la Saltuzza, la Pozione, Fiorina, la Rodiana, Il Travaglia. Les comédies de Calmo sont savoureuses. Cet auteur, qui visait parfois à être pastoral, réussit souvent à être ampoulé et compliqué de la façon la plus amusante qui se puisse imaginer.
Maffeo Veniero vivait vers le même temps que Calmo, mais celui-ci était son aîné. Les chansons de Veniero seraient sans doute difficiles à traduire. On y trouve à la fois de l’harmonie, une grande richesse d’expression, de l’éclat, de l’ironie et de la tendresse. Tout cela forme un ensemble très hardi où les beautés ne manquent point. Il mourut en 1586, à l’âge de trente-six ans, et on ne fit paraître ses vers que longtemps après, en 1613.
Au XVIIe siècle, Bona règne sur le Parnasse vénitien. Le brio, cette verve des lagunes, a disparu et il faut pour qu’il reparaisse arriver au XVIIIe siècle, à l’époque de Goldoni, à l’époque de Baffo.
***Giorgio Baffo naquit à Venise en 1694 et y mourut en 1768, âgé de 74 ans. Il était le dernier représentant d’une vieille famille patricienne qui avait fourni une sultane aux Ottomans.
Toute jeune, elle fut prise par les Turcs, sur un vaisseau qui la transportait avec ses parents à Corfou, dont son père était gouverneur. La jeune Vénitienne entra dans le sérail d’Amurat III, et comme elle était d’une très grande beauté, le sultan en devint épris et l’aima uniquement.
Elle donna le jour à un fils qui devint Mahomet III.
La Baffo est peut-être la sultane qui a le plus longtemps conservé, seule, l’amour de son époux. Cette fidélité n’est point dans les mœurs ottomanes. La sultane Baffo eut quatorze fils et cette fécondité ne contribuait pas peu à lui attacher Amurat.
La sultane mère, jalouse de sa bru à cause de l’empire que celle-ci exerçait sur le sultan, lui persuada que la Vénitienne employait des sortilèges pour provoquer l’amour, Amurat fit torturer les esclaves attachés à la Baffo, mais il ne put se convaincre que de son innocence et il retomba sous la domination de cette charmante sultane. Cependant, à partir de cette époque, Amurat ne lui fut plus fidèle et il eut plus de cinquante enfants de différentes concubines. Il mourut à 50 ans pour avoir a***é de l’amour, et après sa mort la sultane Baffo jouit d’une autorité absolue durant le règne de Mahomet III.
Mais en 1603 Achmet, ayant succédé à Mahomet, relégua sa grand-mère dans le vieux sérail, et l’on n’entendit plus parler de la séduisante Baffo jusqu’au jour où le poète Baffo s’avisa de la chanter en une série de sonnets excellents sous le titre d’Une Baffo devenue sultane favorite :
Un de ma famille, vers le Levant,Ensemble avec sa femme et avec sa fille,Voyageait sur un navire, en allégresse,Pour aller à Corfou comme représentant.Quand à l’improviste, en un instant,Ils furent faits esclaves et emmenés ;La mère et le père furent vendus en Turquie,Et la petite donnée au Souverain.Tout enfant elle fut enfermée au Sérail,Puis du Grand Seigneur elle devint la femme,Parce qu’elle était extrêmement belle.Elle resta de son cœur unique patronne.Est-il besoin de dire que ce grand glandAllait souvent au nid dans cette moniche ?*Qui lit de la grande maison OttomaneLes hauts faits écrits, mais d’une main sincère,Trouvera cette histoire, qui est véritable,Qu’une Baffo devint Grande Sultane.La fit captive sur mer une tartaneMontée par des gens les plus indomptés et férocesQui se puissent trouver sur la terre,Des gens qui vont en chasse de chair humaine.Elle a fait au Sérail une grande fortune,Parce qu’en dehors d’elle la Royale personneDu Grand Seigneur n’en n’a plus foutu aucune.Moi qui suis son parent par les femmes,Je ne m’étonne pas qu’elle porte la Lune,Puisque pour emblème je porte la Moniche.*Cette Baffo fut une grande Dame,Pour autant qu’en parle l’histoire Ottomane,Mais par crainte de perdre sa gloire,Elle a été une vilaine bougresse.Doutant que quelque autre ne fût bonneSur le Grand Seigneur à remporter victoireEt ne pût également avoir la gloireDe dire qu’avec elle aussi il s’en allait en moniche,Grâce à certaines vieilles Harpies,Pour faire qu’avec d’autres il n’allât point,Elle étudia cette sorte de sorcelleries,Que le Sultan eût-il beau se le manierQuand il voudrait enclouer d’autres filles,En aucune manière il ne lui dressât,Et que seulement il devint dur,Quand lui viendrait la fantaisieD’enclouer le gros calibre de la Sultane.*Lorsque de la Baffo les trahisonsLe Sultan a découvert, il n’y eut plus moyenQu’il voulût plus jamais aller dans son vase,Encore bien qu’il y eût éprouvé de grands contentements.Elle eut beau lui faire des caresses,Il ne se laissa plus jamais persuader ;Il commença à flairer les esclaves,Et abandonna ses premières amours.Pour voir si la sorcellerie faisait son effet,Il se mit à b****r en désespéré,Et aussi, je crois, pour lui faire dépit.À force de tant b****r il se rendit malade,Et, pour essayer si son cas se tenait droit,Il y alla de si bon cœur qu’il en creva.Elle a toujours régné,Non seulement sur le Sultan son mariMais mieux encore sur le Sultan son fils.Ah ! si de mon sangQuelques gouttes coulent dans les veines des Sultans,Je ne m’étonne pas s’ils foutent comme chiens.Il en est qui se vantent et font même grand bruitDe ce qu’ils ont une reine pour parente ;Moi, j’ai une impératrice d’Orient !Mais cet honneur, je n’en fais aucun cas.La mienne en plus a pondu un gaminDont descend l’Ottomane race ;Même de cela je n’en pense rien,Cela me semblerait plaisir de viedaze.Je pense qu’aux Sultans est resté ignoréQu’ils descendent de ma famille ;Mais, qu’ils le sachent, je n’en ai cure.Je pourrais, il est vrai, faire le chemin,Mais comme je suis vieux, je suis sûrQu’il ne voudrait même pas me donner une bulgarade.La vie de Baffo n’est pas connue. On sait qu’il fut élu membre de la Quarantia, Cour suprême de justice à Venise. Il possédait un palais, œuvre de Sansovino, où il vivait, dit-il,
Dans un coin de la cuisine.On en a conclu que le Baffo était pauvre, mais ce n’est pas certain, il semble au contraire avoir joui d’une certaine aisance.
Il ne se maria jamais, bien qu’il en ait eu souvent l’occasion et plus souvent encore l’envie. De l’amour il ne connut pas seulement le physique. Il délaisse quelquefois il sior cazzo et la siora mona pour pétrarquiser.
Et le Baffo n’est pas ridicule du tout dans ce sonnet écrit à l’occasion d’un projet de mariage et dans lequel il se montre tremblant d’amour :
À une femme il me semble ne plus penser,Et quand je ne suis pas avec elle, je suis mort ;Il me semble que je ne songe plus à rentrer au port,Et puis je ferais tout pour y entrer.Il ne me déplaît pas de rester loin d’elle,Et toujours je la porte écrite dans mon cœur ;Je ne songe pas du tout à aller dans son jardin,Et puis je voudrais respirer ses fleurs.Qu’est-ce donc que ce contraste que j’éprouve ?Si ce n’est pas l’amour, pourquoi courir après ?Et si c’est de l’amour, pourquoi rester en place ?Je n’y entends goutte, par Dieu !Et je crois vraiment que c’est un œuf :Je le voudrais par un bout, puis par l’autre. Le caractère de Baffo était fait d’urbanité et de pudeur. On ne l’entendait jamais employer un terme grossier, c’est ce qui a fait dire à Ginguené que Baffo « parlait comme une vierge et écrivait comme un s****e ».
Casanova de Seingalt le connut à Venise, dans sa jeunesse, et l’on a pensé que la beauté de la mère de Casanova, qui était comédienne, attirait le Baffo que Casanova appelle avant tout : grand ami de mon père.
« M. Baffo donc, dit Casanova dans ses Mémoires, sublime génie, poète dans le plus lubrique des genres, mais grand et unique, fut cause qu’on se détermina à me mettre en pension à Padoue, et c’est à lui, par conséquent, que je dois la vie. Il est mort vingt ans après, le dernier de son ancienne famille patricienne ; mais ses poèmes, quoique sales, ne laisseront jamais mourir son nom. Les inquisiteurs d’État vénitiens auront, par esprit de piété, contribué à sa célébrité ; car, en persécutant ses ouvrages manuscrits, ils les firent devenir précieux : ils auraient dû savoir que spreta exolescunt. »
On trouvera encore dans Casanova quelques traits qui montrent le caractère de Baffo sous un jour très heureux.
« Dès que l’oracle du professeur Macop fut approuvé, ce fut M. l’abbé Grimani qui se chargea de me trouver une bonne pension à Padoue par le moyen d’un chimiste de sa connaissance qui demeurait dans cette ville. Il s’appelait Ottaviani et il était aussi antiquaire. En peu de jours la pension fut trouvée, et le 2 avril 1734, jour où j’accomplissais ma neuvième année, on me conduisit à Padoue dans un burchiello par le canal de la Brenta. Nous nous embarquâmes à dix heures du soir, immédiatement après souper. »
« Le burchiello peut être regardé comme une petite maison flottante. Il y a une salle avec un cabinet à chacun de ses bouts, et gîte pour les domestiques à la proue et à la poupe : c’est un carré long à impériale, bordé de fenêtres vitrées avec des volets. On fait le voyage en huit heures. L’abbé Grimani, M. Baffo et ma mère m’accompagnaient : je couchai dans la salle avec ma mère, et les deux amis passèrent la nuit dans l’un des cabinets. Ma mère s’étant levée au point du jour ouvrit une fenêtre qui était vis-à-vis du lit, et les rayons du soleil levant venant me frapper au visage me firent ouvrir les yeux. Le lit était trop bas pour que je puisse voir la terre ; je ne voyais par la même fenêtre que le sommet des arbres dont la rivière est bordée. La barque voguait, mais d’un mouvement si égal que je ne pouvais le deviner, de sorte que les arbres qui se dérobaient successivement à ma vue avec rapidité me causèrent une extrême surprise. “Ah ! ma chère mère, m’écriai-je, qu’est-ce que cela ? Les arbres marchent.” »
« Dans ce moment même les deux seigneurs entrèrent, et, me voyant stupéfait, me demandèrent de quoi j’étais occupé. “D’où vient, leur répondis-je, que les arbres marchent ?” »
« Ils rirent ; mais ma mère, après avoir poussé un soupir, me dit d’un ton pitoyable : “C’est la barque qui marche et non pas les arbres. Habille-toi.” »
« Je conçus à l’instant la raison du phénomène, allant en avant avec ma raison naissante, et nullement préoccupée. “Il se peut donc, lui dis-je, que le soleil ne marche pas non plus et que ce soit nous, au contraire, qui roulions d’Occident en Orient ?” »
« Ma bonne mère, à ces mots, crie à la bêtise. Monsieur Grimani déplore mon imbécillité, et je reste consterné, affligé et prêt à pleurer. M. Baffo vint me rendre l’âme. Il se jeta sur moi, m’embrassa tendrement, et me dit : Tu as raison, mon enfant ; le soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence et laisse rire. »
« Ma mère, surprise, lui demanda s’il était fou de me donner des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans même lui répondre, continua à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai goûté dans ma vie. Sans M. Baffo ce moment eût été suffisant pour avilir mon entendement ; la lâcheté de la crédulité s’y serait introduite. L’ignorance des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté pour laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à celle-là seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même. »
Casanova raconte ensuite comment, grâce à Baffo, il sortit de chez l’Esclavonne :
« Le docteur, qui m’aimait, me prit un jour tête à tête dans son cabinet, et me demanda si je voulais me prêter aux démarches qu’il me suggérerait pour sortir de la pension de l’Esclavonne et entrer chez lui. Me trouvant enchanté de la proposition, il me fit copier trois lettres que j’envoyai, l’une à l’abbé Grimani, la seconde à mon ami Baffo et la troisième à ma bonne grand-mère. Mon semestre allant finir et ma mère n’étant pas alors à Venise, il n’y avait pas de temps à perdre. Dans ces lettres, je faisais la description de toutes mes souffrances et j’annonçais ma mort, si on ne me retirait pas des mains de l’Esclavonne pour me mettre chez mon maître d’école, qui était disposé à me prendre ; mais il voulait deux sequins par mois.
M. Grimani, au lieu de me répondre, ordonna à son ami Ottaviani de me réprimander de m’être laissé séduire ; mais M. Baffo alla parler à ma grand-mère, qui ne savait pas écrire, et dans une lettre qu’il m’adressa il m’annonça que dans peu de jours je serais plus heureux. »
Peu après Casanova montra devant Baffo une grande présence d’esprit littéraire qui dut réjouir extrêmement le poète priapique :
« Dans le carême de 1736, ma mère écrivit au docteur que, devant bientôt partir pour Pétersbourg et désirant me voir avant son départ, elle le priait de me conduire à Venise pour trois ou quatre jours. Cette invitation le mit en devoir de penser, car il n’avait jamais vu ni Venise ni la bonne compagnie, et cependant il ne voulait paraître neuf en rien. Dès que nous fûmes prêts de partir pour Padoue, toute la famille nous accompagna au burchiello.
Ma mère le reçut avec la plus noble aisance ; mais, étant belle comme le jour, mon pauvre maître se trouva fort embarrassé, n’osant la regarder en face et forcé cependant de dialoguer avec elle ; elle s’en aperçut, et pensa s’en amuser, à l’occasion. Quant à moi, j’attirai l’attention de toute la coterie ; car, m’ayant connu presque imbécile, chacun était émerveillé de me voir si dégourdi dans le court espace de deux ans. Le docteur jouissait, voyant qu’on lui attribuait tout le mérite de ma métamorphose.
La première chose qui choqua ma mère fut ma perruque blonde, qui criait sur mon visage brun, et qui faisait le plus cruel désaccord avec mes sourcils et mes yeux noirs. Le docteur, interrogé par elle pourquoi il ne me faisait pas coiffer en cheveux, répondit qu’avec la perruque sa sœur pouvait plus facilement me tenir propre. Cette réponse naïve fit rire tout le monde ; mais le rire redoubla quand, après lui avoir demandé si sa sœur était mariée, prenant la parole, je répondis pour lui que Bettine était la plus jolie fille du quartier et qu’elle n’avait que quatorze ans. Ma mère ayant dit au docteur qu’elle ferait à sa sœur un joli présent, mais à condition qu’elle me coifferait en cheveux, il promit que l’on ferait à sa volonté. Ensuite ma mère fit appeler un perruquier, qui m’apporta une perruque, en harmonie avec ma couleur.
Tout le monde s’étant mis à jouer à l’exception de mon docteur, j’allai voir mes frères dans la chambre de ma grand-mère. François me fit voir des dessins d’architecture que je fis semblant de trouver passables ; Jean ne me fit rien voir, et je le jugeai très insignifiant. Les autres étaient encore très jeunes.
À souper, le docteur, assis près de ma mère, fut fort gauche. Il n’aurait, probablement, pas prononcé un seul mot, si un Anglais, homme de lettres, ne lui avait adressé la parole en latin ; mais, ne l’ayant pas compris, il lui répondit modestement qu’il ne comprenait pas l’anglais, ce qui excita un grand éclat de rire. M. Baffo nous tira d’embarras en nous disant que les Anglais lisent et prononcent le latin comme ils lisent et prononcent leur première langue. À cela j’observai que les Anglais avaient tort autant que nous l’aurions si nous prétendions lire et prononcer leur langue d’après les règles adoptées pour la langue latine.
L’Anglais, admirant ma raison, écrivit aussitôt ce vieux distique et me le donna à lire :
Dicite, grammatici, cur mascula nomina cunnus,Et cur femineum mentula nomen habet.Après l’avoir lu à haute voix, je m’écriai : Pour le coup, voilà du latin. – Nous le savons, me dit ma mère, mais il faut l’expliquer. – L’expliquer ne suffit pas, répondis-je ; c’est une question à laquelle je veux répondre. Et après avoir pensé un moment, j’écrivis ce pentamètre :
Disce quod a domino nomina servus habet.Ce fut mon premier exploit littéraire, et je puis dire que ce fut dans ce moment qu’on sema dans mon âme l’amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent au faîte du bonheur. L’Anglais, émerveillé, après avoir dit que jamais garçon de onze ans n’en avait fait autant, m’embrassa à plusieurs reprises et me fit présent de sa montre. Ma mère, curieuse, demanda à M. Grimani ce que ces vers signifiaient ; mais l’abbé n’y comprenant pas plus qu’elle, ce fut M. Baffo qui le lui dit à l’oreille. Surprise de mon savoir, elle se leva, alla prendre une montre d’or et la présenta à mon maître, qui, ne sachant comment s’y prendre pour lui marquer sa grande reconnaissance, rendit la scène très comique. »
Les poèmes du Baffo ne parurent pas de son vivant. Trois ans après sa mort ses amis firent paraître un recueil qui contenait près de deux cents pièces. L’édition de 1789, due à l’admiration que lord Pembroke éprouvait pour le poète vénitien, en contient un nombre beaucoup plus grand. L’édition de Liseux, qui comporte le texte et une traduction française, donne quelques pièces inédites.
Gamba signale qu’il y a dans les bibliothèques de Venise beaucoup de poèmes de Baffo : « Mais, ajoute Gamba, tous du même calibre. Il n’y a pas d’écrit de Giorgio Baffo qui ne soit licencieux. »
Ce poète, qui fit souvent songer à Horace, avait avant tout du bon sens, et la raison ne gênait point son lyrisme.
Pour ce qui est de son obscénité, on peut répondre que le Baffo a chanté ce qu’il a voulu et que ce qu’il a voulu chanter était ce qui lui plaisait le plus : l’amour. Il l’a fait en toute liberté et avec une grandeur que le patois vénitien ne paraissait pas devoir rendre.
Et si l’on veut bien se dégager des préjugés, on avouera que les poésies de Giorgio Baffo méritent la célébrité universelle dont elles jouissent ; et cependant aujourd’hui peu de personnes les connaissent. Les exemplaires imprimés que l’on en possède sont rares et atteignent dans les ventes et chez les libraires des prix très élevés.
Le Baffo était content de son époque, il était heureux de vivre, et de vivre à Venise, ville amphibie, cité humide, s**e femelle de l’Europe.
Sans le Baffo, on n’imaginerait pas tout ce que fut la décadence pleine de volupté de la Sérénissime République. Par lui nous connaissons la vie sexuelle de Venise, les fêtes, les Osteries, les Casinos, le Jeu, les Ballerines, les Nonnes libertines. Il n’est pas de petit évènement que le Baffo ne chante avec une obscénité sublime : c’est la venue du duc d’York, c’est l’élection d’un nouveau pape, ce sont les débuts d’une actrice, ce sont les mésaventures des Jésuites.
Les poésies manuscrites du Baffo couraient la ville. Les jeunes femmes les lisaient en goûtant des sorbets. Cette société raffinée qui vivait à l’anglaise était frappée par un lyrisme auquel les poètes de l’époque ne l’avaient point accoutumée.
Lorsque le Baffo mourut, on composa cette épitaphe :
BAFFUM
QUI IN PENETRANDIS, CELEBRANDISQUEHUMANÆ NATURÆEXELLENTIIS, ATQUE PROPRIETATIBUSSTUDIOSUS FUIT, ET PERTINAX,ADRIATICA TELLUS PRODUXIT,AFFINEM, UT PAR ESTSTIPITI ORIENTALIS IMPERIIIN PROMERENDIS SIBI ANIMISURBANITATE, ET JOCO PRŒSTABAT ;INGENU PROMPTITUDOIN DIVERSIMODE ELABORANDISSUI OBJECTUS CIRCUMSTANTIISLUBRICITATIS LICENTIAM IN POESIMQUOMODOLIBET EXCUSAT.PROVECTIOR FACTUSNULLO TŒDIO AFFICIEBATUR.NON SINE LACRYMIS OMNIUM INTERIIT ANNO MDCCLXVIII.
Le Baffo mérite d’être connu et apprécié, c’est un poète. Sans doute, obscène, mais dont l’obscénité est, pour ainsi dire, pleine de noblesse.
Le Baffo v***e la poésie, c’est entendu. Toutefois, cet évènement a la grandeur et la valeur symbolique d’une fête vénitienne. Chaque année le Doge épousait la mer.
G.A.
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE
Le Poesie di Giorgio Baffo Patrizio Veneto MDCCLXXI. – Petit in-4° de 1 feuillet de titre et 250 pages publié à Londres d’après Lemonnyer. On ne connaît de cette première édition qu’un très petit nombre d’exemplaires. On n’y trouve qu’une petite partie de l’œuvre du Baffo.
Le Poesie di Giorgio Baffo… 1789. – In-12 publié à Londres avec une figure représentant la Vénus de Médicis.
Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo veneto. T.I [II, III, IV] Cosmopoli 1789. – 4 vol. in-8°. Portrait et titre gravés. Chacun de ces volumes comporte 312 pages numérotées. Au 1er tome il y a de plus deux feuillets pour le portrait et le titre ; les volumes suivants ont aussi un feuillet pour le titre et au second tome, il y a de plus à la fin un feuillet d’errata. Cette édition a été publiée aux frais de Lord Pembroke, à Londres.
Le Poesie di Giorgio Baffo… Marmicolo 1789. – 5 tomes in-24.
Le Poesie di Giorgio Baffo… Italia 1860. – 2 vol. in-12. Édition annoncée comme complète.
Raccolta completa delle opere di Giorgio Baffo. Constantinopoli 1860. – 2 vol. in-18.
Poésies complètes de Giorgio Baffo, en dialecte vénitien littéralement traduites pour la première fois, avec le texte en regard. Orné du portrait de l’Auteur, tome I [II, III, IV]. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Lisieux et ses amis. Paris, 1884, – 4 vol. in-8° couv. impr. titre et faux-titre de chaque volume en rouge et noir.
Tome I : XIX – 362 pp. et 1 feuillet. Portrait de Baffo sur Hollande et sur Japon. C’est la reproduction du portrait paru en tête de l’édition de Cosmopoli.
Tome II : 2 feuillets, 365 pp. et un f.
Tome III : 2 feuillets et 372 pp.
Tome IV : 2 feuillets, 386 pp. et un f.
L’Œuvre de Giorgio Baffo