III
Une des villes accommodées par eux
« Notre gracieux kaiser… »
(Maréchal HINDENBURG.)
20 juin 1917.
Après un si radieux printemps, c’est un été presque méridional qui, dans tout le Nord de la France, inonde de belle lumière les désolations de nos provinces libérées. Les froids d’un hiver beaucoup plus glacé que de coutume avaient longuement arrêté toutes les sèves, qui s’étaient amassées avant de jaillir et qui tout à coup ont donné aux arbres, aux herbages, aux fleurs, une exubérance exceptionnelle. Le long des routes où mon auto devra courir aujourd’hui pendant plusieurs heures, les bois que les obus n’ont pas trop saccagés, les prairies, qui étaient autrefois des champs et sont redevenues des pampas, étalent un luxe de verdure pour ainsi dire paradisiaque ; les ruines solitaires des villages sont tout enguirlandées de chèvrefeuilles et de roses. Et les oiseaux, bien entendu, font des concerts délirants, dans l’épaisseur de ces beaux feuillages de juin.
Sur mon chemin je rencontre des équipes de prisonniers boches, qui réparent nonchalamment les trous de « marmite » et les ornières ; ayant chacun un gros numéro peint au milieu du dos, ils portent des pantalons vert chou, et des vestes aux basques ridicules. Les uns sont vieux et voûtés, avec des lunettes et d’affreuses barbes en filasse décolorée. Les autres sont très jeunes, garçons dégingandés, qui ont dû grandir depuis la guerre et dont les énormes mains d’assassin dépassent trop les manches étriquées ; plusieurs doivent être des fils de bourgeois et, pour faire les cantonniers, ils ont gardé leur lorgnon et leur casquette d’étudiant. Presque tous ont du reste cette laideur agressive que l’on connaît et qui est celle de la « race suprême ». Leur salut militaire, malgré ma répulsion, il me faut cependant le leur rendre, mais cela me coûte un pénible effort.
Après des plaines incultes, à l’abandon depuis trois ans, j’arrive dans une région où des blés magnifiques, égayés de bleuets et de coquelicots, mûrissent à ce soleil d’été : c’est eux qui les avaient semés, eux les Barbares, dans l’espoir de s’en faire du pain ; mais ils sont partis, et c’est nous qui les récolterons. À part ces moissons, à eux destinées, qu’ils n’ont pas eu le temps de détruire, ils ont naturellement tout saccagé, même quand il n’y avait aucune excuse militaire ; plus un village, plus une église, plus un hameau qui ne soit soigneusement et odieusement détruit.
Ah ! fini tout à coup de voir les mauvaises figures des Boches en culotte verte ! C’est que me voici tout près du front, et leurs précieuses existences ne pourraient être risquées ici, à portée des obus de leurs congénères. Ce sont maintenant nos bons territoriaux, aux regards tellement plus honnêtes, qui sont là, courbés sous le brûlant soleil et travaillant avec courage à rendre praticables ces routes, si nécessaires pour nos convois de soldats et de ravitaillement.
À mesure que j’avance, les dévastations s’aggravent autour de moi, et j’entends en crescendo, comme un orage qui se rapprocherait, la musique de la mort, le bruit caverneux de la grosse artillerie, qui par ici, ne cessant ni nuit ni jour, est devenu pour ainsi dire une forme spéciale du silence.
Pendant des lieues, mon auto avait couru à l’ombre ; mais, dans la zone où je viens d’entrer, les arbres séculaires, qui bordaient les routes avec tant de magnificence, ont été sciés par les Barbares à un mètre du sol, et leurs troncs semblent à présent de massives tables rondes, alignées le long de la route. Les canaux que je rencontre, les rivières sont de vrais cimetières de bateaux ; ces péniches innombrables, dont les flottilles assuraient les communications et le commerce, ont été anéanties à la dynamite ; les unes ont piqué au fond de l’eau et ne montrent plus qu’un reste de leur poupe, les autres au contraire dressent leur avant comme si elles s’étaient cabrées avant de mourir. Je franchis ces rivières sur des passerelles, hâtivement improvisées par le Génie, car les Barbares, bien entendu, ont fait sauter tous les ponts, et les berges qui les soutenaient sont bouleversées comme par un cataclysme.
De temps à autre, se profilent en avant de moi sur le ciel des amas de grandes formes étranges, qui de loin feraient songer à des cadavres de monstres entassés pêle-mêle, mais d’où pointent en tous sens des bouts de tuyaux, des pistons, des cornues ; de près, on reconnaît que c’étaient des usines – nos riches sucreries du Nord – pour lesquelles le travail de destruction a été particulièrement soigné ; les murailles de briques gisent en miettes par terre, mais la machinerie, les chaudières, les cylindres, n’ayant pu être pulvérisés, on s’est contenté de les rendre inutilisables et de les brouiller en un stupéfiant chaos, qui tient du macabre et du grotesque.
Une église isolée passe à son tour ; il n’en reste plus debout que le mur du fond avec le tabernacle et, à côté d’une vierge qui n’a plus de tête, un vase doré conserve encore son bouquet de lys artificiels.
Un orage, un vrai, pas celui de l’artillerie, commence de gronder lui aussi dans l’air, et le ciel se couvre de nuages tragiques… Vite, toujours vite, j’arrive en vue de la ville où j’ai affaire, et qui vraiment ne ressemble plus à rien de connu. À l’entrée, s’élèvent d’étonnants dépôts de ferraille, résultat d’un premier déblayage opéré par nos soldats, et il y a de tout dans ces petites montagnes de débris ; on y reconnaît des poêles, des ustensiles de ménage, des pièces de fonte tombées des charpentes et quantité de lits en fer, tout tordus, il va sans dire, parmi lesquels beaucoup de lits d’enfants… Où donc sont-ils, les pauvres petits qui dormaient là ?…
Dans la ville même, les travailleurs du « gracieux kaiser » ont vraiment atteint l’idéal de la destruction. Ce n’est pas exagéré, c’est la stricte vérité de dire qu’il ne reste plus un monument, plus une maison, rien qui n’ait été rasé à un mètre de terre ; l’ensemble n’est qu’un immense et informe tumulus de briques rouges, par-dessus lequel les arbres fruitiers, les arbustes au tronc scié, gisent et se dessèchent.
Un officier, auprès duquel je m’arrête un instant, me parle d’un tout petit détail, oh ! bien négligeable certes, mais presque touchant quand même : il me conte le retour des hirondelles. On sait leur fidélité aux demeures qu’elles avaient choisies, et, quand elles sont revenues cette fois, les pauvres petites, ne plus rien retrouver, ne plus rien reconnaître, les a affolées ; elles tourbillonnaient toutes, en jetant ce cri spécial qui est leur cri d’alarme, après quoi, en déroute, elles sont reparties.
Nos soldats, dans les rues enfouies sous les décombres, travaillent à déblayer, pour le passage de nos troupes et de nos camions. Rien n’a plus forme de rien, nulle part ; cependant, sur tel monceau qui était, paraît-il, la principale église, les Barbares, pour que nul n’en ignorât, ont eu la délicatesse de planter la croix en fer qui surmontait le clocher !… Il n’y a pas de mots pour rendre l’horreur de tout cela, qui est d’une invraisemblance et d’une insanité de cauchemar, pas de mots pour dire l’indignation furieuse qui vous monte au cœur, le dégoût, la rage et le besoin de vengeance !… De propos délibéré, sans provocation aucune, toute cette basse humanité prussienne est venue faire ça chez nous ! Et ces ruines encore ne sont rien ; non, le plus irréparable de son œuvre, c’est, dans la terre de tant et tant de cimetières nouveaux, ces amas de cadavres qui débordent. Oh ! bien basse et hors la loi, cette humanité-là, qui, sur un signe de son maître, est arrivée avec sa mitraille trop savante, ses ignobles liquides enflammés et ses immondes gaz de mort, pour faucher en masse nos fils, nos frères, toute notre belle jeunesse de France ! Or, si on la laisse reprendre le souffle prêt à lui manquer, cette humanité allemande, on sait qu’elle recommencera demain, qu’elle fera même pire, car elle a la tuerie dans l’âme, comme d’autres y ont l’honneur… Et songer qu’il y a des Français, ou des soi-disant tels, pour vouloir que l’on tende à ces Boches une main amicale, et qu’on en finisse, en les laissant garder ce qu’ils ont pris et s’en aller, impunis de tant d’insultes et de tant de crimes ! Songer qu’il y a des journaux à Paris où depuis quelque temps on ose écrire : « C’est regrettable certes, mais c’est la guerre. La guerre est toujours comme ça, vous savez, et chacun en ferait autant. » Oh ! monstrueux blasphème ! Nous a-t-on jamais vus, nous, malgré les excès inséparables, hélas ! des batailles, nous a-t-on jamais vus faire rien d’approchant ! Pour juger les différences profondes de nos races, il aurait suffi d’aller à Pékin, il y a une quinzaine d’années, quand toute l’Europe avait prétendu y promener – bien lamentablement, je le reconnais – le « flambeau de la civilisation ». En conquérants, nous avions divisé la Ville Céleste et les provinces alentour en secteurs dévolus chacun à l’une des nations alliées. Or, dans le secteur français, la paix régnait, les Chinois menaient tranquillement leur vie normale ; nos soldats les aidaient même à leurs travaux de culture et recueillaient leurs petits orphelins abandonnés. Dans le secteur allemand, au contraire, c’était toujours, même après la bataille, la destruction, l’incendie et le meurtre. Du reste, la brutalité du ministre d’Allemagne avait été la cause première de tout. Et lui, toujours lui, lui qui mène aujourd’hui la boucherie mondiale, leur « gracieux kaiser » avait dit officiellement à ses soldats : « Faites comme les Huns ; je veux que, dans cinquante ans, on se rappelle encore avec terreur votre passage. »
Pour changer mes idées, au milieu des dévastations de cette ville, le plus imprévu m’attendait, dans des quartiers où de hauts et frêles décors de théâtre venaient d’être partout montés ; ce serait à croire que des fous préparent là une pièce à grand spectacle pour être jouée devant un public d’autres fous, car tout est incohérent et de la dernière extravagance. Une quantité de perches, comme des mâtures de navires, consolidées par des haubans d’acier, soutiennent, des portants en toiles légères, presque transparentes, où sont figurés des rochers ou bien des verdures ; à quelques mètres au-dessus des ruines, se balancent aussi au vent des séries de b****s d’air (comme on dit au théâtre) où l’on a peint des arbres, des pierres, de vertes prairies, des choses qui, si haut perchées, font l’effet d’un défi au sens commun. Et les souffles d’orage qui se lèvent commencent d’ailleurs de tourmenter plus qu’il ne faudrait ces espèces de grandes mousselines peinturlurées… Enfantillage, dirait-on à première vue, ou bien démence ? Eh ! bien, pas du tout ; ces décors ont été brossés avec science par des professionnels de nos théâtres, gens habiles à produire des illusions, à troubler des perspectives, gens qui depuis la guerre sont devenus des camoufleurs. Et c’est une très utile et ingénieuse mesure de prudence, pour protéger autant que possible nos chers soldats ; c’est combiné contre les Boches qui regardent ça avec leurs longues-vues, et qui alors n’y comprennent plus rien, ne savent plus où tirer ; c’est surtout à l’intention de ces trois ou quatre vilaines choses noirâtres qui se trémoussent dans le ciel là-bas, pour nous moucharder d’en haut par télégraphie sans fil. Cela détourne de nous beaucoup d’obus, qui le plus souvent s’en vont tomber où nous ne sommes pas.
Cependant ils sont très nombreux, nos soldats bleus, dans cette ville qui est un cantonnement d’importance et qui est le lieu où ils viennent au repos, pour se remettre tout de même un peu de la vie plus dure des tranchées proches. À la grâce de Dieu, ils vont et viennent, s’empressent à mille travaux, sous la protection parfois illusoire des quelques camouflages qui les dissimulent. Bien plus malheureux, les pauvres, que ceux qui cantonnent dans des villes incomplètement saccagées, où restent encore des semblants de maisons, où des habitants ont eu l’héroïsme de vouloir demeurer malgré les averses d’obus ; dans ces villes-là au moins, ils verraient encore quelques visages de femmes, et des visages de petits enfants, très doux à regarder pour ceux qui sont pères de famille. Tandis qu’ici, rien ; ils se regardent entre eux et regardent les caves obscures où il leur faut trop souvent descendre s’abriter contre la mort.
Venez donc un peu leur faire visite, et contempler leur sérénité sublime, vous Parisiennes et Parisiens trop élégants et trop futiles, qui vous plaignez que la guerre s’éternise. Oh ! vous êtes patriotes, je le sais bien, mais, si vos sentiments risquaient un jour de se lasser ou de s’émousser, venez donc un peu vous retremper ici ! Ou tout au moins, quand ces soldats du front viennent en permission dans votre Paris, défiez-vous, comme d’une faute infiniment grave, de les révolter par des airs de joie et de bien-être. La patrie est en danger, vous savez, et la mort est à vos portes… Si les Allemands ont commis une de leurs lourdes bêtises en envoyant sur Londres des avions pour assassiner des petits enfants, au moins ont-ils été plus habiles en n’envoyant à Paris que des agents de corruption, de sinistres discoureurs…
Et vous, les Neutres, qui ne rougissez pas de laisser commettre tant d’abominations, destinées d’ailleurs à retomber sur vous plus tard, venez donc vous promener par ici, au milieu de nos ruines, – que vous ne vous représentez pas aussi effroyables, je veux le croire, car c’est là votre meilleure excuse.
Aux Américains, je n’ai plus besoin de dire : venez, – car voici, ils sont magnifiquement en route, ils arrivent avec de l’or, des soldats, des explosifs, au secours de la civilisation et de la liberté. Ils sont beaucoup plus admirables que ne l’auraient été les derniers Neutres de l’Europe qui se seraient enfin décidés à marcher avec nous, car eux n’étaient encore que presque lointainement menacés, l’Océan les préservait, sans doute au moins pour un temps, contre les tentacules de la grande pieuvre allemande, et, s’ils se sont levés, c’est dans un élan superbe d’indignation, dans un pur sentiment de solidarité et de justice. Quand j’étais allé dans leur pays dernièrement, mon âme d’Oriental s’était un peu effarée de leur modernisme, de leur fièvre de spéculation et de progrès ; peut-être n’avais-je pas su voir, ni dire, qu’ils étaient capables d’un tel idéalisme et d’un tel désintéressement. Qu’ils veuillent bien me pardonner et qu’ils m’accordent la joie d’être ici un humble interprète de nos plus profondes et sympathiques admirations.