Chapitre 7-1

2196 Words
Chapitre 7 À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des tombeaux, j’étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens que je formais de leur construction, n’était-il pas toujours très correct. Par exemple, je comprenais que : « Épouse du ci-dessus » était un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur ; et si, sur la tombe d’un de mes parents défunts, j’avais lu n’importe quel titre de parenté suivi de ces mots : « du ci-dessus », je n’aurais pas manqué de prendre l’opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions théologiques, que je n’avais puisées que dans le catéchisme, n’étaient pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu’on m’invitait à suivre « le droit chemin » durant toute ma vie, je supposais que cela voulait dire qu’il me fallait toujours suivre le même chemin pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin. Je devais être, dès que je serais en âge, l’apprenti de Joe ; jusque là, je n’avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu’à ce que Mrs Joe appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. Non seulement je servais d’aide à la forge, mais si quelque voisin avait, par hasard, besoin d’un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou de quelqu’un pour ramasser les pierres, ou faire n’importe quelle autre besogne du même genre, j’étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais était versé. Mais j’ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor. La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, c’est-à-dire que c’était une vieille femme ridicule, d’un mérite fort restreint, et qui avait des infirmités sans nombre ; elle avait l’habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d’enfants qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait l’étage supérieur, où nous autres écoliers l’entendions habituellement lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l’école une fois par semaine, mais ce n’était qu’une pure fiction. ; tout ce qu’il faisait, dans ces occasions, c’était de relever les parements de son habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le discours de Marc Antoine sur le corps de César ; puis venait invariablement l’ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne pouvais m’empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit annoncer la Guerre. Je n’étais pas alors ce que je devins plus tard : quand j’atteignis l’âge des passions et que je les comparai à Collins et à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen. La grand’tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d’éducation, tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de petites choses. Elle n’avait elle-même aucune idée de ce qu’elle avait en magasin, ni de la valeur de ces objets ; mais il y avait dans un tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait les prix. À l’aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la grand’tante de M. Wopsle. J’avoue que je n’ai jamais pu trouver à quel degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi ; comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n’étaient jamais peignés, ses mains toujours sales, et ses souliers n’étant jamais entrés qu’à moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette description ne doit s’appliquer qu’aux jours de la semaine ; les Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l’église. Grâce à mon application, et bien plus avec l’aide de Biddy qu’avec celle de la grand’tante de M. Wopsle, je m’escrimais avec l’alphabet comme avec un buisson de ronces, et j’étais très fatigué et très égratigné par chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter d’être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, le tout à l’aveuglette et en tâtonnant, et sur une très petite échelle. Un soir, j’étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les genoux, m’évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait être une année au moins après notre expédition dans les marais, car c’était en hiver et il gelait très fort. J’avais devant moi, par terre, un alphabet auquel je me reportais à tout moment ; je réussis donc, après une ou deux heures de travail, à tracer cette épître : « Mont chaiR JO j’ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j’aI ce Pair Osi qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa ToN amI PiP. » Je dois dire qu’il n’était pas indispensable que je communiquasse avec Joe par lettres, d’autant plus qu’il était assis à côté de moi, et que nous étions seuls ; mais je lui remis de ma propre main cette missive, écrite sur l’ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle d’érudition. « Ah ! mon petit Pip ! s’écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus ; je dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi ! – Je voudrais bien être savant, » lui répondis-je. Et en jetant un coup d’œil sur l’ardoise, il me sembla que l’écriture suivait une légère inclination de bas en haut. « Ah ! ah ! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d’honneur ! Oui, un J et un O, mon petit Pip, ça fait Joe. » Jamais je n’avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et j’avais remarqué à l’église, le dernier Dimanche, alors que je tenais notre livre de prières à l’envers, qu’il le trouvait tout aussi bien à sa convenance que si je l’eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc saisir la présente occasion de m’assurer si, en enseignant Joe, j’aurais affaire à un commençant, je lui dis : « Oh ! mais, lis le reste, Joe. – Le reste… Hein !… mon petit Pip ?… dit Joe en promenant lentement son regard sur l’ardoise, une… deux… trois… Eh bien, il y a trois J et trois O, ça fait trois Joe, Pip ! » Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la lettre tout entière. « C’est étonnant, dit Joe quand j’eus fini, tu es un fameux écolier. – Comment épelles-tu Gargery, Joe ? lui demandai-je avec un petit air d’indulgence. – Je ne l’épelle pas du tout, dit Joe. – Mais en supposant que tu l’épelles ? – Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j’aime énormément la lecture. – Vraiment, Joe ? – Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon journal, et mets-moi près d’un bon feu, et je ne demande pas mieux. Seigneur ! ajouta-t-il après s’être frotté les genoux durant un moment, quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j’y suis enfin, un J et un O, ça fait Joe ; c’est une fameuse lecture tout de même ! » Je conclus de là, qu’ainsi que la vapeur, l’éducation de Joe était encore en enfance. Je continuai à l’interroger : « Es-tu jamais allé à l’école, quand tu étais petit comme moi ? – Non, mon petit Pip. – Pourquoi, Joe ? – Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à son occupation habituelle quand il était rêveur, c'est-à-dire en se mettant à tisonner le feu ; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, s’adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de marteau sur ma mère, sans miséricorde, c’était presque la seule personne qu’il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la vigueur qu’il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m’écoutes, et… tu me comprends, mon petit Pip, n’est-ce pas ? – Oui, Joe. – En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs reprises ; alors ma mère, en s’en allant à son ouvrage, me disait : « Joe, s’il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation. » Et elle me mettait à l’école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu’il ne pouvait se passer longtemps de nous : donc, il s’en venait avec un tas de monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les habitants n’avaient qu’une chose à faire, c’était de nous livrer à lui. Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle ; comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le poker en repos pour réfléchir ; tout cela n’avançait pas mon éducation. – Certainement non, mon pauvre Joe ! – Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, il faut rendre justice à chacun : mon père avait cela de bon, vois-tu ? » Je ne voyais rien de bon dans tout cela ; mais je ne le lui dis pas. « Oui, continua Joe, il fallait que quelqu’un fît bouillir la marmite ; sans cela, la marmite n’aurait pas bouilli du tout, sais-tu ?… » Je le savais et je le lui dis. « En conséquence, mon père ne m’empêchait pas d’aller travailler ; c’est ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le sien, et je travaillais dur, je t’en réponds, mon petit Pip. Je vins à bout de le soutenir jusqu’à sa mort et de le faire enterrer convenablement, et j’avais l’intention de faire écrire sur sa tombe : « Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans sa dureté. » Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui demander si par hasard il ne l’aurait pas composée lui-même. « Je l’ai composée moi-même, dit Joe, et d’un seul jet, comme qui dirait forger un fer à cheval d’un seul coup de marteau. Je n’ai jamais été aussi surpris de ma vie ; je ne pouvais en croire mes propres yeux ; à te dire vrai, je ne pouvais croire que c’était mon ouvrage. Comme je te le disais, mon petit Pip, j’avais eu l’intention de faire graver cela sur sa tombe ; mais la poésie ne se donne pas : qu’on la grave en creux ou en relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l’argent, et je n’en fis rien. Sans parler des croquemorts, tout l’argent que je pus épargner fut pour ma mère. Elle était d’une pauvre santé et bien cassée, la pauvre femme ! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la paix éternelle. » Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes ; il en frotta d’abord un, puis l’autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable pour cet usage, il faut l’avouer. « J’étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip… » Et il me regardait comme s’il n’ignorait pas que mon opinion différât de la sienne ; « … et ta sœur est un beau corps de femme. » Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se peignait sur ma physionomie. « Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, mon petit Pip, ta sœur est, comme je te le dis… un… beau… corps… de… femme…, » dit Joe en frappant avec le poker le charbon de terre à chaque mot qu’il disait. Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci : « Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe. – Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise de le penser, mon petit Pip… Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci par là ; mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ? »
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