Lettre III

1332 Words
Lettre IIICully, 11 juillet, I. Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, ou en curieux. Je cherche à être là, parce qu’il me semble que je serais mal ailleurs : c’est le seul pays, voisin du mien, qui contienne généralement de ces choses que je désire. J’ignore encore de quel côté je me dirigerai : je ne connais ici personne, et n’y ayant aucune sorte de relation, je ne puis choisir que d’après des raisons prises de la nature des lieux. Le climat est difficile en Suisse, surtout dans les situations que je préférerais. Il me faut un séjour fixe pour l’hiver ; c’est ce que je voudrais d’abord décider : mais l’hiver est long dans les contrées élevées. À Lausanne on me disait : C’est ici la plus belle partie de la Suisse, celle que tous les étrangers aiment. Vous avez vu Genève et les bords du lac ; il vous reste à voir Iverdun, Neuchâtel et Berne : on va encore au Locle qui est célèbre par son industrie. Pour le reste de la Suisse, c’est un pays bien sauvage : on reviendra de la manie anglaise d’aller se fatiguer et s’exposer pour voir de la glace et dessiner des cascades. Vous vous fixerez ici : le pays de Vaud est le seul qui convienne à un étranger ; et même dans le pays de Vaud il n’y a que Lausanne, surtout pour un Français. Je les ai assurés que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ont cru que je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beautés, mais je suis persuadé d’avance que sa partie basse est une de celles de la Suisse que j’aimerai le moins. La terre et les hommes y sont, à peu de chose près, comme ailleurs : je cherche d’autres mœurs, et une autre nature. Si je savais l’allemand, je crois que j’irais du côté de Lucerne : mais l’on n’entend le français que dans un tiers de la Suisse, et ce tiers en est précisément la partie la plus riante et la moins éloignée des habitudes françaises, ce qui me met dans une grande incertitude. J’ai presque résolu de voir les bords de Neuchâtel, et le bas-Valais ; après quoi j’irai près de Schwitz, ou dans l’Underwalden, malgré l’inconvénient très grand d’une langue qui m’est tout à fait étrangère. J’ai remarqué un petit lac que les cartes nomment de Bré, ou de Bray, situé à une certaine élévation dans les terres, au-dessus de Cully : j’étais venu dans cette ville pour en aller visiter les rives presque inconnues et éloignées des grandes routes. J’y ai renoncé ; je crains que le pays ne soit trop ordinaire, et que la manière de vivre des gens de la campagne, si près de Lausanne, ne me convienne encore moins. Je voulais traverser le lac ; et j’avais, hier, retenu un bateau pour me rendre sur la côte de Savoye. Il a fallu renoncer à ce dessein : le temps a été mauvais tout le jour, et le lac est encore fort agité. L’orage est passé, la soirée est belle. Mes fenêtres donnent sur le lac ; l’écume blanche des vagues est jetée quelquefois jusques dans ma chambre, elle a même mouillé le toit. Le vent souffle du Sud-Ouest, en sorte que c’est précisément ici que les vagues ont plus de force et d’élévation. Je vous assure que ce mouvement et ces sons mesurés donnent à l’âme une forte impulsion. Si j’avais à sortir de la vie ordinaire, si j’avais à vivre, et que pourtant je me sentisse découragé, je voudrais être un quart-d’heure seul devant un lac agité : je crois qu’il ne serait plus de grandes choses qui ne me fussent naturelles. J’attends avec quelqu’impatience la réponse que je vous ai demandée ; et quoiqu’elle ne puisse en effet arriver encore, je pense à tout moment à envoyer à Lausanne pour voir si on ne néglige pas de me la faire parvenir. Sans doute elle me dira bien positivement ce que vous pensez, ce que vous présumez de l’avenir ; et si j’ai eu tort, étant moi, de faire ce qui chez beaucoup d’autres eût été une conduite pleine de légèreté. Je vous consultais sur des riens, et j’ai pris sans vous la résolution la plus importante. Vous ne refuserez pas pourtant de me dire votre opinion : il faut qu’elle me réprime, ou me rassure. Vous avez déjà oublié que je me suis arrangé en ceci comme si je voulais vous en faire un secret : les torts d’un ami peuvent entrer dans notre pensée, mais non dans nos sentiments. Je vous félicite d’avoir à me pardonner des faiblesses : sans cela je n’aurais pas tant de plaisir à m’appuyer sur vous ; ma propre force ne me donnerait pas la sécurité que me donne la vôtre. Je vous écris comme je vous parlerais, comme on se parle à soi-même. Quelquefois on n’a rien à se dire l’un à l’autre, on a pourtant besoin de se parler ; c’est souvent alors que l’on bavarde le plus à son aise. Je ne connais de promenade qui donne un vrai plaisir que celle que l’on fait sans but, lorsque l’on va uniquement pour aller, et que l’on cherche sans vouloir aucune chose ; lorsque le temps est tranquille, un peu couvert, que l’on n’a point d’affaires, que l’on ne veut pas savoir l’heure, et que l’on se met à pénétrer au hasard dans les fondrières et les bois d’un pays inconnu ; lorsqu’on parle des champignons, des biches, des feuilles rousses qui commencent à tomber ; lorsque je vous dis : Voilà une place qui ressemble bien à celle où mon père s’arrêta, il y a dix ans, pour jouer au petit-palet avec moi, et où il laissa son couteau de chasse que le lendemain l’on ne put jamais retrouver. Lorsque vous me dites : L’endroit où nous venons de traverser le ruisseau eût bien plû au mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se faisait conduire à une grande lieue de la ville dans un bois bien épais, où il y avait quelques rochers et de l’eau ; alors il descendait de la calèche, et il allait, quelquefois seul, quelquefois avec moi, s’asseoir sur un grès : nous lisions les Vies des Pères du Désert. Il me disait : Si dans ma jeunesse j’étais entré dans un monastère, comme Dieu m’y appelait, je n’aurais pas eu tous les chagrins que j’ai eus dans le monde, je ne serais pas aujourd’hui si infirme et si cassé ; mais je n’aurais point de fils, et en mourant, je ne laisserais rien sur la terre……. Et maintenant il n’est plus ! Ils ne sont plus ! Il y a des hommes qui croient se promener, à la campagne, lorsqu’ils marchent en ligne droite dans une allée sablée. Ils ont dîné, ils vont jusqu’à la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nous nous perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et au hasard. Il y avait quelque chose de solennel à ces souvenirs d’un temps déjà reculé, qui semblaient venir à nous dans l’épaisseur et la majesté des bois. Comme l’âme s’agrandit lorsqu’elle rencontre des choses belles, et qu’elle ne les a pas prévues ! Je n’aime point que ce qui appartient au cœur soit préparé et réglé : laissons l’esprit chercher avec ordre, et symétriser ce qu’il travaille. Pour le cœur, il ne travaille pas ; et si vous lui demandez de produire, il ne produira rien : la culture le rend stérile. Vous vous rappelez des lettres que R… écrivait à L… qu’il appelait son ami. Il y avait bien de l’esprit dans ces lettres, mais aucun abandon. Chacune contenait quelque chose de distinct, et roulait sur un sujet particulier ; chaque paragraphe avait son objet et sa pensée. Tout cela était arrangé comme pour l’impression ; c’était des chapitres d’un livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je pense : aurions-nous besoin d’esprit ? Quand des amis se parlent c’est pour se dire tout ce qui leur vient en tête. Il y a une chose que je vous demande ; c’est que vos lettres soient longues, que vous soyez longtemps à m’écrire, que je sois longtemps à vous lire : souvent je vous donnerai l’exemple. Quant au contenu, je ne m’en inquiète point : nécessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ce que nous sentons : et n’est-ce pas cela qu’il faut que nous disions ? Quand on veut jaser, s’avise-t-on de dire ? parlons sur telle chose, faisons des divisions, et commençons par celle-ci. On apportait le souper lorsque je me suis mis à écrire, et voilà que l’on vient de me dire : Mais, Monsieur, le poisson est tout froid, il ne sera plus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhône. Ils me les vantent, comme s’ils ne voyaient pas que je mangerai seul.
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