Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois de juin, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d’un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dîné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s’était vanté d’y mener son maître et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d’aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maître. Libéralement abreuvé à l’office de l’illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d’Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser ; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. À la mollesse des guides, les chevaux comprirent l’état du cocher ; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l’arrière, ils se virent les maîtres, et profitèrent de ce petit quart d’heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l’occasion de dévaliser l’un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu’on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maîtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s’arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d’autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval : – À qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Êtes-vous heureux ? Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s’éveilla. Il crut d’abord n’avoir pas quitté le parc de son confrère ; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu’on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. À la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d’effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible : le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au cœur ; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds.
–Hau crante callot ! fichi pédate ki tord ! cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire.
À ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l’arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l’ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron.
–Zi chaffais âmné Chorche (prononcez George), au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture.
– Eh ! monsieur baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d’heiduque, et il m’a substitué cette voiture à la sienne.
–Le tiaple n’egssisde boinde, dit le baron.
Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n’avoir jamais connu l’amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d’en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu’elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu’il n’achetait plus, à raison d’une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l’Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une œillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l’élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d’amour-propre, amour de bienséance et de vanité ; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour.
Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de S.A. le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l’occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n’est pas sûr que la maîtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de Raphaël fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l’œil le plus exercé du Parisien le plus observateur n’aurait pu reconnaître le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu’Esther, aimée, environnée de luxe, d’élégance et d’amour avait au plus haut degré. L’amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d’Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu’il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. À la fin de la quinzaine, il perdit l’appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s’aperçurent pas tout d’abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dîner, quand ils dînaient tous à la maison, ce qui n’arrivait qu’aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d’impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l’impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l’intérieur. Elle assomma son mari de questions ; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dîner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n’allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L’invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi s*t à Paris qu’il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l’illustre Desplein à dîner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu’un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l’improviste ; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s’en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dîner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d’Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti ; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié ; mais par ordre, comme on dit en style d’affiches.
– Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là, dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d’une façon ravissante.
– Il vaut mieux s’en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac.
– Lui ? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutable que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu’inattaquable ! Voyons ! de quoi vit-il ? D’où lui vient sa fortune ? il a, j’en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes.
– Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac.
– Il épouse mademoiselle de Grandlieu l’aînée, dit mademoiselle des Touches.
– Oui, mais, dit le chevalier d’Espard, on lui demanda d’acheter une terre d’un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu’il doit reconnaître à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d’aucun Espagnol.
– C’est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne en se donnant le genre d’appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société.
– Non, répliqua du Tillet, la fille d’une duchesse n’est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique.
– Je ne m’étonne plus de voir Lucien si grave. Il n’a pas le son, peut-être, et il ne sait pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay.
– Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l’adore, dit la comtesse de Montcornet, et avec l’aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions.
– Que fera-t-il de sa sœur et de son beau-frère d’Angoulême ? demanda le chevalier d’Espard.
– Mais, répondit Rastignac, sa sœur est riche, et il l’appelle aujourd’hui madame Séchard de Marsac.
– S’il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien.
– Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien.
De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien.
Avant le dîner, Desplein et Bianchon, qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l’examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale ; mais personne n’en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l’amour pour expliquer l’état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s’en tenir sur son mari. Après dîner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux.
– Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement ? et l’on vous soupçonne de v****r les lois de la nature financière.
–Chamais ! dit le baron.
– Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux.
–C’esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai zou bire abbrest kèque chausse t’ingonni.
– Vous êtes amoureux, vous ?… Vous êtes un fat ! dit le chevalier d’Espard.
–Hêdre hâmûreusse à mon hâche, cheu zai piène que rienne n’ai blis ritiquille ; mai ké foullez-vûs ? za y êde !
– D’une femme du monde ? demanda Lucien.
– Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent s*******e.
–Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n’ai boin si ceu qu’edait l’amûre. L’amûre ?… jeu groid que c’esd te maicrir.
– Où l’avez-vous rencontrée, cette jeune innocente ? demanda Rastignac.
–An foidire, hâ minouitte, au pois de Finzennes.
– Son signalement ? dit de Marsay.
–Eine jabot de casse plange, rope rosse, eine haigeharbe plange, foile planc… eine viguire fraiment piplique ! Tes yeix de veu, eine tain t’Oriend.
– Vous rêviez ! dit en souriant Lucien.
–C’est vrai, cheu tormais comme ein govre… ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar zédaite en refenand te tinner à la gambagne te mon hâmi…
– Était-elle seule ? dit du Tillet en interrompant le Loupcervier.
–Ui, dit le baron d’un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre…
– Lucien a l’air de la connaître, s’écria Rastignac en saisissant un sourire de l’amant d’Esther.
– Qui est-ce qui ne connaît pas les femmes capables d’aller à minuit à la rencontre de Nucingen ? dit Lucien en pirouettant.
– Enfin, ce n’est pas une femme qui aille dans le monde ? demanda le chevalier d’Espard, car le baron aurait reconnu l’heiduque.
–Che neu l’ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas.
– Il vaut mieux qu’elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir.
–Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l’air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l’ai fue !… Ed ! foillà ma fie ! Cheu n’ai bas pi m’oguiber tu ternier eimbrunt : cheu m’an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi… Bire ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch’y cagnerais, car cheu neu fais plis à la Pirse… Temantez à ti Dilet.
– Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c’est signe de mort.
–Zigne t’amûr, reprit Nucingen, bir moi, c’esde eine même chausse !
La naïveté de ce vieillard, qui n’était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l’or, émut cette compagnie de gens blasés : les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie : Un homme si fort en arriver là !… Puis chacun revint au salon en causant de cet évènement ; car ce fut un évènement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier ; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moguerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes ? Eine ponne fame aiteraid son mari à ze direr t’avvaire sans sè môguer de lui, gomme fus le vaiddes…
D’après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d’avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaître.
– Qu’est donc devenu monsieur de Rubempré ? dit la baronne de Nucingen.
– Il est fidèle à sa devise : Quid me continebit ? répondit Rastignac.
– Ce qui veut dire : Qui peut me retenir ? ou : Je suis indomptable ; à votre choix, reprit de Marsay.
– Il a laissé échapper un sourire au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, qui me ferait croire qu’elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon très innocemment.
–Pon ! se dit en lui-même le Loup-cervier.
Semblable à tous les malades désespérés, le baron acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d’autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s’était adressé.
Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l’hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d’instruire aussitôt Carlos Herrera de l’effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d’Esther, tracé par le baron de Nucingen. L’amour du baron pour Esther, et l’idée qu’il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d’ailleurs des évènements assez importants à communiquer à l’homme qui avait cherché sous la soutane l’asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l’hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva l’abbé fumant son bréviaire, c’est-à-dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu’étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu’il trouva trop doux.
– Ceci devient sérieux, répondit l’abbé quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l’esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n’ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l’impuissance de la police. Quand notre loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu’elle vaut pour lui…
– Vendre Esther ! s’écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent.
– Tu oublies donc notre position ? s’écria l’abbé.
Lucien baissa la tête.
– Plus d’argent, reprit le faux prêtre, et soixante mille francs de dettes à payer ! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d’un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh ! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce loup-cervier de manière à le dégraisser d’un million. Ça me regarde…
– Esther ne voudra jamais…
– Ça me regarde.
– Elle en mourra.
– Ça regarde les Pompes Funèbres. D’ailleurs, après ?… s’écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. – Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l’âge pour l’empereur Napoléon ? demanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes ! en 1821, pour toi, Coralie n’avait pas sa pareille ; Esther ne s’en est pas moins rencontrée. Après cette fille viendra… sais-tu qui ?… la femme inconnue ! Voilà, de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France… Et puis, dis donc, monsieur l’enfant, Esther en mourra-t-elle ? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther ? D’ailleurs, laisse-moi faire, tu n’as pas l’ennui de penser à tout : ça me regarde. Seulement tu te passeras d’Esther pour une semaine ou deux, et tu n’en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler auprès de ta Grandlieu. Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d’obéir. Il s’agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d’honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies… Il s’agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide.
En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, le faux abbé s’habillait et se disposait à sortir.
– Ta joie est visible, s’écria Lucien, tu n’as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de t’en débarrasser…
– Tu ne t’es jamais lassé de l’aimer, n’est-ce pas ?… Eh ! bien, je ne me suis jamais lassé de l’exécrer. Mais n’ai-je pas agi toujours comme si j’étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains ! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit… Mademoiselle Esther vit, cependant !… elle est heureuse parce que tu l’aimes ! Ne fais pas l’enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh ! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd’hui le sort : il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré ?