Quinze mois après son apparition à l’Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l’abbé ne voulait le voir qu’au moment où il aurait achevé de l’armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les prévisions d’Herrera s’étaient réalisées : la dissipation s’était emparée de son élève ; mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l’amour insensé que ce jeune homme gardait au cœur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination ; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu’est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaître la nature de l’amour d’un poète ? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le cœur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l’humanité par l’amour qu’il l’est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d’exprimer la nature par des images ou il empreint à la fois le sentiment et l’idée, il donne à son amour les ailes de son esprit : il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l’aspiration de l’avenir et par les souvenances du passé ; il y mêle les exquises jouissances d’âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d’un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maîtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées ? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l’adorable monde de l’idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion : il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies ; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu’éprouve le commun des hommes ; il est à l’amour bourgeois ce qu’est l’éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu’ils se dépensent en faux espoirs ; ils se consument à la recherche de leurs idéales maîtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l’amour par la plus poétique des natures, et qui sont écrasés vierges sous le pied d’un passant ; mais, autre danger ! lorsqu’ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme Raphaël, ils font comme le bel insecte, ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là. Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l’ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue : il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s’était faite pour lui, devinant qu’il la voulait ainsi.
Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité ; il ne sortait plus, dînait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu’à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l’Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l’amour comprimé, il voulut aller au fond de ce cœur d’homme sur lequel il avait assis sa vie.
Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l’abbé debout, les bras croisés.
– Tu étais là ! dit le poète.
– Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l’étendue des tiennes…
Lucien comprit ce mot.
– Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer ; mais quand, par hasard, elle n’est ni l’un ni l’autre, elle m’ennuie, et je m’ennuie…
– Comment peut-on s’ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi…
– Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées…
– Pas de bêtises ! dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m’ouvrir ton cœur. Il y a entre nous ce qu’il ne devait jamais y avoir : un secret ! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme.
– Après…
– Une fille immonde, nommé la Torpille…
– Eh ! bien ?
– Mon enfant, je t’avais permis de prendre une maîtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t’avais choisi madame d’Espard, afin d’en faire sans scrupule un instrument de fortune ; car elle ne t’aurait jamais perverti le cœur, elle te l’aurait laissé libre… Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n’a pas, comme les rois, le pouvoir de l’anoblir, est une faute énorme.
– Suis-je le premier qui ait renoncé à l’ambition pour suivre la pente d’un amour effréné ?
– Bon ! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l’épigramme. Ne peut-on réunir l’ambition et l’amour ? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu…
– Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et la lui secouant.
– Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je b***e des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaît aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices, tu es viril par ton esprit : j’ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n’as qu’à parler pour satisfaire tes passions d’un jour. J’ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit ; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t’ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux. Lucien ! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j’ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile…
Lucien leva la tête par un mouvement d’une brusquerie furieuse.
– J’ai enlevé la Torpille !
– Toi ? s’écria Lucien.
Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochinetto d’or et de pierreries à la face du prêtre, qu’il poussa assez violemment pour renverser cet athlète.
– Moi, dit l’Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible.
La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie ; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l’abbé d’un air stupide.
– Je l’ai enlevée, reprit-il.
– Qu’en as-tu fait ? Tu l’as enlevée le lendemain du bal masqué…
– Oui, le lendemain du jour où j’ai vu insulter un être qui t’appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans…
– Des drôles, dit Lucien en l’interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l’on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d’entre eux ? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant : elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau ; lui n’avait pas le sou, il était comme moi quand tu m’as rencontré, bien près de la rivière ; mon gars se relevait la nuit, il allait à l’armoire où étaient les restes du dîner de cette fille, et il les mangeait : elle a fini par découvrir ce manège ; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse ; elle n’a dit cela qu’à moi, dans son fiacre, au retour de l’Opéra. Le second avait volé, mais avant qu’on ne pût s’apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu’il a pu restituer et qu’il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro ; elle a passé pour sa femme et s’est faite la maîtresse d’un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. À l’un la vie, à l’autre l’honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd’hui tout cela ! Et voilà comme elle a été récompensée par eux.
– Veux-tu qu’ils meurent ? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux.
– Allons, te voilà bien ! Je te reconnais…
– Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n’existe plus…
Lucien s’élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé ; mais le bras de l’Espagnol maintint le poète.
– Écoute donc, dit-il froidement. J’en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut ; elle est dans le chemin de l’instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l’empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l’Opéra. Tu l’avoueras pour ta maîtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage ! L’un ou l’autre parti t’apportera profit et orgueil, plaisir et progrès ; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu’une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d’affaire, elle vaut son pesant d’or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n’avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd’hui ? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d’où je t’ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu’il n’avait jamais vu.
Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l’extatique surprise où l’avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther.
« À MONSIEUR L’ABBÉ CARLOS HERRERA.
Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l’amour, en voyant que c’est à vous rendre grâce que j’emploie, pour la première fois, la faculté d’exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié ? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n’oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d’hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d’hier ? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée ? Hier, j’ai lavé toutes mes souillures dans l’eau du baptême, et j’ai reçu le corps sacré de notre Sauveur ; je suis devenue l’un de ses tabernacles. En ce moment, j’ai entendu les chants des anges, je n’étais plus qu’une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d’encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n’espérais jamais, digne de Lucien, j’ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d’autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu’il périsse. Soyez l’arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu.
Ce dimanche soir. »
Lucien leva sur l’abbé ses yeux mouillés de larmes.
– Tu connais l’appartement de la petite Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l’Espagnol. Cette pauvre fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie ; j’ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cette ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t’attend.
En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n’eut pas la force d’exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier ; il se jeta dans les bras de l’homme qu’il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments ; puis il franchit les escaliers, jeta l’adresse d’Esther à l’oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maître eût animé leurs jambes.
Le lendemain, un homme, qu’à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait, rue Taitbout, en face d’une maison, comme s’il attendait la sortie de quelqu’un ; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent de ces promeneurs passionnés dans Paris, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s’est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d’amis ; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la précipitation occupée d’un ours en cage. À midi, une croisée s’ouvrit pour laisser passer la main d’une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l’air, elle s’appuyait sur Lucien ; qui les eût vus, les aurait pris pour l’original d’une suave statuette anglaise. Esther rencontra tout d’abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et la pauvre créature, atteinte comme de la peste, jeta un cri d’effroi.
– Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien.
– Lui ! dit-il en souriant, il n’est pas plus prêtre que toi…
– Qu’est-il donc alors ? dit-elle effrayée.
– Eh ! c’est un vieux Lascar qui ne croit ni à Dieu ni au diable, dit Lucien en laissant échapper sur les secrets du prêtre une lueur qui, saisie par un être moins dévoué qu’Esther, aurait pu perdre à jamais Lucien et l’Espagnol.
En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d’être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera.
– Que viens-tu faire ici ? lui dit brusquement Lucien.
– Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l’appartement. Écoutez-moi, mes amours ? Amusez-vous, soyez heureux, c’est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j’ai tirée de la boue et que j’ai savonnée, âme et corps, tu n’as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien ?… Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n’es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l’amant d’Esther ? rien. Esther peut-elle devenir madame de Rubempré ? non. Eh ! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main sur celle d’Esther, qui frissonna comme si quelque serpent l’eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez ; le monde doit surtout ignorer qu’une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d’elle… Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l’exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue ; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d’un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maîtresse, ce jour serait l’avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n’est pas tout ! le titre de marquis ne nous a pas été rendu ; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison à qui le roi fera cette faveur. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la cour. Cet enfant, de qui j’ai su faire un homme, deviendra d’abord secrétaire d’ambassade ; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d’Allemagne, et, Dieu ou moi (ce qui vaut mieux) aidant, il ira s’asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie…
– Ou sur les bancs… dit Lucien en interrompant le faux prêtre.
– Tais-toi, s’écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme !… lui souffla-t-il dans l’oreille.
– Esther, une femme !… s’écria l’auteur des Marguerites.
– Encore des sonnets ! dit le faux prêtre. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard ; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant ! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. – Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m’appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine… de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées.
En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d’un sacrilège et d’un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son cœur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraîna Lucien dans la chambre où elle lui dit : – Est-ce le diable ?
– C’est bien pis… pour moi ! reprit-il vivement. Mais, si tu m’aimes, tâche d’imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort…
– De mort ?… dit-elle encore plus effrayée.
– De mort, répéta Lucien. Hélas ! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m’attendrait, si…
Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir.
– Eh ! bien ? leur cria le faux abbé, vous n’avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites ?
En voyant ce monstre paré d’un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson.
(LES COURTISANES.)
Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l’homme mystérieux : – Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur.
– Bien ! répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, heureuse, et vous n’aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger ; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s’arrêta. – Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter.