PREMIÈRE PARTIE - Esther heureuse-4

3187 Words
À ce cri de l’innocence, l’ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause ; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s’examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. – Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d’une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. – Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s’être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. – Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. – Écoutez, mon enfant ? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien ; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l’entraîniez dans la dissipation, dans un monde de folies… – C’est vrai, c’est moi qui l’avais amené au bal pour l’intriguer. – Vous êtes assez belle pour qu’il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S’il ne dépensait que son argent !… mais il dépensera son temps, sa force ; il perdra le goût des belles destinées qu’on veut lui faire. Au lieu d’être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l’amant d’une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n’avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l’avenir. Vous n’auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n’avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l’Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l’amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d’épouvante, ils m’ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort ; mais s’ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d’une pierre d’achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille : une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l’organe de la pensée bienfaisante ; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d’effronterie, d’astuce, corrompue jusqu’à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l’intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l’ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d’avis est datée d’aujourd’hui : vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. À la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu’elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s’arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l’horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d’impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie ; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité : c’était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l’animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion, presque toutes deviendraient folles, si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d’heureux hasards n’élevaient quelques-unes d’entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu’au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu’où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce cœur d’acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers ; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois : Donnez-le-moi ! avec autant d’intonations différentes ; elle l’enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense ; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom ; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l’amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l’âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N’est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n’est-ce pas créer que de purifier un pareil être ? Quel allèchement que de mettre d’accord la beauté morale et la beauté physique ! Quelle jouissance d’orgueil, si l’on réussit ! Quelle belle tâche que celle qui n’a d’autre instrument que l’amour ! Ces alliances, illustrées d’ailleurs par l’exemple d’Aristote, de Socrate, de Platon, d’Alcibiade, de Céthégus, de Pompée, et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses : convertir les miasmes d’un marais en un monceau de parfums entouré d’eaux vives ; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret. Enfin c’est l’Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d’avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s’assit honteuse aussi, car il lui dit : – Vous êtes toujours courtisane. Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n’a qu’un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l’endroit de la ceinture où était le papier. – Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n’avez pas été baptisée, mais vous n’avez pas non plus été menée à la synagogue : vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants… – Les petits enfants ! répéta-t-elle d’une voix attendrie. –… Comme vous êtes, dans les cartons de la police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l’amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant ; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D’abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le cœur brisé par cette parole ; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation ; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. – Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation ; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion ; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si… Cet homme leva le doigt et fit une pause. – Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. – Ah ! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d’une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah ! s’il était possible de verser ici tout mon sang et d’en prendre un nouveau !… – Écoutez-moi. Elle se tut. – Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l’étendue de vos obligations : une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien ; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d’impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou ce qui a été su pour votre malheur… – Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d’un corset armé de pointes et conserver la grâce d’une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l’absinthe, tout sera doux, facile ! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s’y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu’elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. – En quoi vous ai-je offensé ? dit-elle tout effrayée. J’ai entendu parler d’une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas ! la vertu m’a faite si pauvre que je n’ai plus que mes larmes à vous offrir. – Ne m’avez-vous pas entendu ? répondit-il d’une voix cruelle. Je vous dis qu’il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier : Esther ! et vous faire retourner la tête. Hier, l’amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu’elle ne reparût jamais, elle reparaît encore dans une adoration qui ne va qu’à Dieu. – Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi ? dit-elle. – Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. – Qui le consolera ? dit-elle. – De quoi le consoliez-vous ? demanda le prêtre d’une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. – Je ne sais pas, il est souvent venu triste. – Triste ? reprit le prêtre ; il vous a dit pourquoi ? – Jamais, répondit-elle. – Il était triste d’aimer une fille comme vous, s’écria-t-il. – Hélas ! il devait l’être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon s**e, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. – Cet amour doit vous donner le courage de m’obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd’hui dimanche, avec un prêtre ; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m’aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d’aujourd’hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien ; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie ; je saurai si vous l’avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N’avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère ? – Oh ! oui, pour mon malheur. La vue d’une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos cœurs et qui nous dévorent !… Je ne sais que trop ce qui me manque. – Eh ! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. – Oh ! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C’était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l’Ave Maria et le Pater noster en français. – C’est bien beau ! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. – Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. – Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n’était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d’une chute. Dans une maison célèbre par l’éducation aristocratique et religieuse qui s’y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d’une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d’elles. En France, il est extrêmement rare, pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s’il y a peu d’ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l’ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu’elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l’Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté : sa mère était juive. Les Juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s’est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d’une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraîcheur de l’enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme : ce n’est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n’est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l’embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l’animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d’une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d’une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu’aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu’en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d’une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d’une chaude couleur d’ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l’excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l’attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de Raphaël a le plus artistement coupées, car Raphaël est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l’arcade sous laquelle l’œil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté à l’arête d’une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues ; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d’un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés à désespérer la peinture. C’est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l’ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d’un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L’œil au repos est là-dedans comme un œuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d’une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L’origine d’Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d’ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L’excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l’éclat. Il n’y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l’œil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu’un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l’infini qu’ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l’ardent cobalt de l’éther ? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu’ils en tirent ! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gît dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l’exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d’étendre aux troupeaux d’hommes l’observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines ou l’herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l’herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France : le mouton de montagne y paîtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue ; les moutons de plaine y paîtront l’un contre l’autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. À cent ans de distance, l’esprit de la montagne reparaît dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l’Orient brillait dans les yeux et dans la figure d’Esther. Ce regard n’exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d’un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraîche était une rose qu’aucune flétrissure ne déparait, les orgies n’y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n’avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas : ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage.
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