Première partie-4

2002 Words
Céleste, en se souvenant d’avoir reçu des soins maternels, pardonnait à sa belle-sœur. Brigitte traitait d’ailleurs son frère comme le roi du logis : elle le vantait à Céleste, elle en faisait un autocrate, un Ladislas, un pape infaillible. Madame Thuillier, privée de son père et de son grand-père, à peu près abandonnée de sa mère, qui la venait voir les jeudis, et chez laquelle on allait les dimanches, dans la belle saison, n’avait que son mari à aimer, d’abord parce qu’il était son mari, et ensuite parce qu’il restait le beau Thuillier pour elle. Enfin il la traitait bien quelquefois comme sa femme, et toutes ces raisons réunies le lui rendaient adorable. Il lui paraissait d’autant plus parfait, qu’il prenait souvent la défense de Céleste et grondait sa sœur, non par intérêt pour sa femme, mais par égoïsme et pour avoir la paix au logis dans le peu de moments qu’il y restait. En effet, le beau Thuillier venait dîner et revenait se coucher très tard ; il allait au bal, dans son monde, tout seul, et absolument comme s’il était toujours garçon. Aussi les deux femmes étaient-elles toujours en présence. Insensiblement, Céleste prit une attitude passive et fut ce que Brigitte la voulait, une ilote. La reine Élisabeth de ce ménage passa de la domination à une sorte de pitié pour une victime sans cesse sacrifiée. Elle finit par modérer ses airs de hauteur, ses paroles tranchantes, son ton de mépris, quand elle fut certaine d’avoir rompu sa sœur au joug. Une fois qu’elle aperçut des meurtrissures faites par le collier au cou de sa victime, elle en eut soin comme d’une chose à elle, et Céleste connut des temps meilleurs. En comparant le début à la suite, elle prit une sorte d’affection pour son bourreau. Pour trouver quelque énergie à se défendre, pour devenir quelque chose au sein d’un ménage alimenté par sa fortune à son insu, sans qu’elle eût autre chose que des miettes de la table, la pauvre ilote n’avait qu’une chance, mais cette chance ne se réalisa pas pour elle. En six ans, Céleste n’eut pas d’enfant. Cette infécondité, qui, de mois en mois, lui fit verser des torrents de larmes, entretint longtemps le mépris de Brigitte, qui lui reprochait de n’être bonne à rien, pas même à faire des enfants. Cette vieille fille, qui s’était tant promis d’aimer l’enfant de son frère comme le sien, fut longtemps à s’habituer à l’idée de cette stérilité irrémédiable. Au moment où commence cette histoire, en 1840, à quarante-six ans, Céleste avait cessé de pleurer, car elle avait acquis la triste certitude de ne pouvoir jamais devenir mère. Chose étrange ! après vingt-cinq ans de cette vie où la victoire avait fini par épointer, par casser le couteau, Brigitte aimait Céleste autant que Céleste aimait Brigitte. Le temps, l’aisance, le frottement perpétuel de la vie domestique, qui sans doute avait adouci les angles, usé les aspérités ; la résignation et la douceur pascale de Céleste amenèrent un automne serein. Ces deux femmes étaient d’ailleurs réunies par le seul sentiment qui les eût animées : leur adoration pour l’heureux et égoïste Thuillier. Enfin, ces deux femmes, toutes les deux sans enfants, avaient toutes les deux, comme toutes les femmes qui ont vainement désiré des enfants, pris en amour un enfant. Cette maternité factice, mais d’une puissance égale à celle d’une réelle maternité, veut une explication qui mène au cœur de ce drame et va rendre raison du surcroît d’occupation que mademoiselle Thuillier avait trouvé pour son frère. Thuillier était entré surnuméraire avec Colleville, dont il a été question comme de son ami intime. En regard du ménage sombre et si réglé de Thuillier, la nature sociale avait placé comme un contraste celui de Colleville, et, s’il est impossible de ne pas faire observer que ce contraste fortuit est peu moral, il faut ajouter qu’avant de conclure il est bon d’aller jusqu’à la fin de ce drame, malheureusement trop vrai, dont l’historien n’est pas d’ailleurs comptable. Ce Colleville était fils unique d’un musicien de talent, jadis premier violon de l’Opéra sous Francœur et Rebel. Il racontait, en son vivant, au moins six fois par mois, les anecdotes sur les représentations du Devin de village ; il imitait Jean-Jacques Rousseau, et le dépeignait à merveille. Colleville et Thuillier furent amis inséparables ; sans secrets l’un pour l’autre, leur amitié, commencée à quinze ans, n’avait pas encore connu de nuages en 1830. Colleville fut un des employés appelés des cumulards dans les bureaux. Ces employés se recommandent toujours par leur industrie. Colleville, bon musicien, devait au nom et à l’influence de son père la place de première clarinette à l’Opéra-Comique, et, tant qu’il fut garçon, Colleville, un peu plus riche que Thuillier, partagea souvent avec son ami. Mais, au rebours de Thuillier, Colleville fit un mariage d’inclination en épousant mademoiselle Flavie, la fille naturelle d’une célèbre danseuse de l’Opéra, prétendue née de du Bourguier, un des plus riches fournisseurs de cette époque, et qui, s’étant ruiné vers 1800, oublia d’autant plus sa fille, qu’il conservait des doutes sur la pureté de la fameuse mime. Par sa tournure et par son origine, Flavie était destinée à un assez triste métier, alors que Colleville, mené souvent chez l’opulent premier sujet de l’Opéra, s’éprit de Flavie et l’épousa. Le prince Galathionne, qui protégeait, en septembre 1815, l’illustre danseuse, alors sur la fin de sa brillante carrière, donna vingt mille francs de dot à Flavie, et la mère y ajouta le plus magnifique trousseau. Les habitués de la maison et les camarades de l’Opéra firent des présents en bijoux, en vaisselle, en sorte que le ménage Colleville fut beaucoup plus riche en superfluités qu’en capitaux. Flavie, élevée dans l’opulence, eut tout d’abord un charmant appartement que le tapissier de sa mère meubla, et où trôna cette jeune femme, pleine de goût pour les arts, pour les artistes et pour une certaine élégance. Madame Colleville était à la fois jolie et piquante, spirituelle, gaie, gracieuse, et, pour tout exprimer d’un mot, bonne enfant. La danseuse, âgée de quarante-trois ans, se retira du théâtre, alla vivre à la campagne et priva sa fille des ressources que présentait son opulence dissipatrice. Madame Colleville tenait une maison très agréable, mais excessivement lourde. De 1816 à 1826, elle eut cinq enfants. Musicien le soir, Colleville tenait de sept heures à neuf heures du matin les livres d’un négociant. À dix heures, il était à son bureau. En soufflant ainsi dans un morceau de bois le soir, en écrivant le matin des comptes en partie double, il se faisait de sept à huit mille francs par an. Madame Colleville jouait à la femme comme il faut ; elle recevait les mercredis, elle donnait un concert tous les mois et un dîner tous les quinze jours. Elle ne voyait Colleville qu’à dîner, et le soir quand il rentrait, vers minuit ; encore, souvent n’était-elle pas revenue. Elle allait au spectacle, car on lui donnait quelquefois des loges, et elle avertissait par un mot Colleville de la venir chercher dans telle maison où elle dansait, où elle soupait. On faisait une excellente chère chez madame Colleville, et la société, quoique mêlée, y était excessivement amusante ; elle recevait les actrices célèbres, les peintres, les gens de lettres, quelques hommes riches. L’élégance de madame Colleville allait de pair avec celle de Tullia, premier sujet de l’Opéra, qu’elle voyait beaucoup ; mais, si les Colleville mangèrent leurs capitaux et si souvent ils eurent de la peine à finir le mois, jamais Flavie ne s’endetta. Colleville était très heureux, il aimait toujours sa femme et il en était toujours le meilleur ami. Constamment accueilli par un sourire affectueux et avec une joie communicative, il cédait à une grâce, à des façons irrésistibles. L’activité féroce qu’il déployait dans ses trois emplois allait d’ailleurs à son caractère, à son tempérament. C’était un bon gros homme, haut en couleur, jovial, dépensier, plein de fantaisies. En dix ans, il n’y eut pas une seule querelle dans son ménage. Il passait dans les bureaux pour être un hurluberlu, comme tous les artistes, disait-on, mais les gens superficiels prenaient la hâte constante du travailleur pour le va-et-vient d’un brouillon. Colleville eut l’esprit de faire la bête ; il vantait son bonheur intérieur, se donna le travers de chercher des anagrammes, afin de se poser en homme absorbé par cette passion. Les employés de sa division au ministère, les chefs de bureau, les chefs de division même venaient à ses concerts ; il glissait, de temps en temps et à propos, des billets de spectacle, car il avait besoin d’une excessive indulgence à cause de ses perpétuelles absences. Les répétitions lui prenaient la moitié de son temps au bureau ; mais la science musicale que lui avait léguée son père était assez réelle, assez profonde pour lui permettre de n’aller qu’aux répétitions générales. Grâce aux relations de madame Colleville, le théâtre et le ministère se prêtaient aux exigences de la position de ce digne cumulard, qui, d’ailleurs, élevait à la brochette un petit jeune homme vivement recommandé par sa femme, un grand musicien futur, et qui le remplaçait à l’orchestre avec promesse de sa succession. En effet, vers 1827, le jeune homme devint première clarinette, quand Colleville donna sa démission. Toute la critique sur Flavie consistait en ce mot : « Elle est un petit brin coquette, madame Colleville ! » L’aînée des enfants Colleville, venue en 1816, était le portrait vivant du bon Colleville. En 1818, madame Colleville mettait la cavalerie au-dessus de tout, même des arts, et distinguait alors un sous-lieutenant des dragons de Saint-Chamans, le jeune et riche Charles Gondreville, qui mourut plus tard dans la campagne d’Espagne ; elle avait eu déjà son second fils, qu’elle destina dès lors à la carrière militaire. En 1820, elle regardait la banque comme la nourrice de l’industrie, le soutien des États, et le grand Keller, le fameux orateur, était son idole ; elle eut alors un fils, François, dont elle résolut de faire plus tard un commerçant, et auquel la protection de Relier ne manquerait jamais. Vers la fin de 1820, Thuillier, l’ami intime de M. et de madame Colleville, l’admirateur de Flavie, éprouva le besoin d’épancher ses douleurs au sein de cette excellente femme, et lui raconta ses misères conjugales ; il essayait depuis six ans d’avoir des enfants, et Dieu ne bénissait pas ses efforts, car la pauvre madame Thuillier faisait inutilement des neuvaines ; elle était allée à Notre-Dame de Liesse ! Il dépeignit Céleste de toutes les manières, et ces mots : « Pauvre Thuillier ! » sortirent des lèvres de madame Colleville, qui, de son côté, se trouvait assez triste ; elle était alors sans aucune opinion dominante. Elle versa dans le cœur de Thuillier ses chagrins. Le grand Keller, ce héros de la gauche, était en réalité plein de petitesses ; elle connaissait l’envers de la gloire, les sottises de la banque, la sécheresse d’un tribun. L’orateur ne parlait qu’à la Chambre, et il s’était fort mal conduit avec elle ; Thuillier fut indigné. « Il n’y a que les bêtes qui savent aimer, dit-il, prenez-moi ! » Le beau Thuillier passa pour faire un doigt de cour à madame Colleville, et il fut un de ses attentifs, un mot du temps de l’Empire. – Ah ! tu en veux à ma femme ! lui dit en riant Colleville ; prends garde, elle te plantera là comme tous les autres. Mot assez fin par lequel Colleville sauva sa dignité de mari dans les bureaux. De 1820 à 1821, Thuillier s’autorisa de son titre d’ami de la maison pour aider Colleville, qui l’avait si souvent aidé jadis, et, pendant dix-huit mois, il prêta près de dix mille francs au ménage Colleville, avec l’intention de ne jamais en parler. En 1821, au printemps, madame Colleville accoucha d’une ravissante petite fille, qui eut pour parrain et pour marraine M. et madame Thuillier ; aussi fut-elle nommée Céleste-Louise-Caroline-Brigitte. Mademoiselle Thuillier voulut donner un de ses prénoms à ce petit ange. Le nom de Caroline fut une gracieuseté faite à Colleville. La vieille maman Lemprun se chargea de mettre la petite créature en nourrice, sous ses yeux, à Auteuil, où Céleste et sa belle-sœur allèrent la voir deux fois par semaine. Aussitôt que madame Colleville fut relevée de cette couche, elle dit à Thuillier, franchement et d’un ton sérieux : – Mon cher ami, si nous voulons rester bons amis, ne soyez plus que notre ami ; Colleville vous aime : eh bien, c’est assez d’un dans le ménage. – Expliquez-moi donc, dit le beau Thuillier à Tullia la danseuse, qui se trouvait alors chez madame Colleville, pourquoi les femmes ne s’attachent pas à moi ? Je ne suis pas un Apollon du Belvédère, mais enfin je ne suis pas non plus un Vulcain ; je suis passable, j’ai de l’esprit, je suis fidèle… – Voulez-vous la vérité ? lui répondit Tullia. – Oui, dit le beau Thuillier. – Eh bien, si nous pouvons aimer quelquefois une bête, nous n’aimons jamais un s*t.
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