À l’âge de quatorze ans, elle se retira dans une mansarde, à quelques pas de la Trésorerie, établie alors rue Vivienne, et non loin de la rue de la Vrillière, où encore aujourd’hui est située la Banque. Elle se livra courageusement à une industrie peu connue, privilégiée, grâce aux protecteurs de son père, et qui consistait à fabriquer des sacs pour la Banque, pour le Trésor et aussi pour les grandes maisons de la finance. Elle eut, dès la troisième année, deux ouvrières. En plaçant ses économies sur le grand-livre, elle se vit, en 1814, à la tête de trois mille six cents francs de rente, gagnés en quinze ans. Elle dépensait peu, elle allait dîner presque tous les jours chez son père tant qu’il vécut, et l’on sait, d’ailleurs, que les rentes, dans les dernières convulsions de l’Empire, furent à quarante et quelques francs : aussi ce résultat, en apparence exagéré, s’explique de lui-même.
À la mort de l’ancien concierge, Brigitte et Jérôme, l’une âgée de vingt-sept ans, l’autre de vingt-trois, unirent leurs destinées. Le frère et la sœur avaient l’un pour l’autre une excessive affection. Si Jérôme, alors à l’époque de ses succès, était gêné, sa sœur, vêtue de bure et les doigts pelés par le fil qui lui servait à coudre, offrait toujours quelques louis à son frère. Aux yeux de Brigitte, Jérôme était le plus bel homme et le plus charmant de l’Empire français. Tenir le ménage de son frère chéri, être initiée à ses secrets de Lindor et de don Juan, être sa servante, son caniche, fut le rêve de Brigitte ; elle s’immola presque amoureusement à une idole dont l’égoïsme allait être agrandi, sacrifié par elle. Elle vendit quinze mille francs sa clientèle à sa première ouvrière, et vint s’établir rue d’Argenteuil chez Thuillier, en se faisant la mère, la protectrice, la servante de cet enfant chéri des dames. Brigitte, par une prudence naturelle à une fille qui devait tout à sa discrétion et à son travail, cacha sa fortune à son frère ; elle craignit sans doute la dissipation d’une vie d’homme à bonnes fortunes, et mit seulement six cents francs dans le ménage, ce qui, avec les dix-huit cents francs de Jérôme, permettait de joindre les deux bouts de l’année.
Dès les premiers jours de son association, Thuillier écouta sa sœur comme un oracle, la consulta dans ses moindres affaires, ne lui cacha rien de ses secrets, et la fit ainsi goûter au fruit de la domination qui devait être le péché mignon de ce caractère. Aussi la sœur avait-elle tout sacrifié à son frère, elle avait tout mis sur son cœur, elle vivait par lui. L’ascendant de Brigitte sur Jérôme se corrobora singulièrement par le mariage qu’elle lui procura vers 1814.
En voyant le mouvement de compression violente que les nouveaux venus de la Restauration opérèrent dans les bureaux, et surtout au retour de l’ancienne société qui refoulait la bourgeoisie, Brigitte comprit, d’autant mieux que son frère la lui expliqua, la crise sociale où s’éteignaient leurs communes espérances. Plus de succès possible pour le beau Thuillier chez les nobles qui succédaient aux roturiers de l’Empire !
Thuillier n’était pas de force à se donner une opinion politique, et il sentit, aussi bien que sa sœur, la nécessité de profiter de ses restes de jeunesse pour faire une fin. Dans cette situation, une fille, jalouse comme Brigitte, voulait et devait marier son frère, autant pour elle que pour lui, car elle seule pouvait rendre son frère heureux, et madame Thuillier n’était qu’un accessoire indispensable pour avoir un ou deux enfants. Si Brigitte n’eut pas tout l’esprit nécessaire à sa volonté, du moins elle eut l’instinct de sa domination, car elle n’avait aucune instruction, elle allait seulement droit devant elle, avec l’entêtement d’une nature habituée à réussir. Elle avait le génie du ménage, le sens de l’économie, l’entente du vivre et l’amour du travail. Elle devina donc qu’elle ne réussirait jamais à marier Jérôme dans une sphère plus élevée que la leur, où les familles s’enquerraient de leur intérieur, et pourraient concevoir des inquiétudes en trouvant une maîtresse déjà installée au logis ; elle chercha, dans la couche sociale inférieure, des gens à éblouir, et elle rencontra près d’elle un parti convenable.
Le plus ancien des garçons de la Banque, nommé Lemprun, avait une fille unique appelée Céleste. Mademoiselle Céleste Lemprun devait hériter de la fortune de sa mère, fille unique d’un cultivateur. Cette fortune se composait de quelques arpents de terre aux environs de Paris, que le vieillard exploitait toujours ; puis de la fortune du bon homme Lemprun, un homme sorti de la maison Thélusson et de la maison Keller pour entrer à la Banque, lors de la fondation. Lemprun, alors chef de service, jouissait de l’estime et de la considération du gouvernement et des censeurs.
Aussi le conseil de la Banque, en entendant parler du mariage de Céleste avec un honorable employé des finances, promit-il une gratification de six mille francs. Cette gratification, ajoutée à douze mille francs donnés par le père Lemprun, et à douze mille francs donnés par le sieur Galard, maraîcher d’Auteuil, portait la dot à trente mille francs. Le vieux Galard, M. et madame Lemprun étaient enchantés de cette alliance ; le chef de service connaissait mademoiselle Thuillier pour une des plus dignes, des plus probes filles de Paris. Brigitte fit, d’ailleurs, reluire ses inscriptions au grand-livre en confiant à Lemprun qu’elle ne se marierait jamais, et ni le chef de service ni sa femme, gens de l’âge d’or, ne se seraient permis de juger Brigitte. Ils furent surtout frappés par l’éclat de la position du beau Thuillier, et le mariage eut lieu, selon une expression consacrée, à la satisfaction générale.
Le gouverneur de la Banque et le secrétaire servirent de témoins à la mariée, de même que M. de la Billardière, chef de division, et M. Rabourdin, chef de bureau, furent ceux de Thuillier. Six jours après le mariage, le vieux Lemprun fut victime d’un vol audacieux dont parlèrent les journaux du temps, mais qui fut promptement oublié dans les évènements de 1815. Les auteurs du vol ayant échappé à toutes les recherches, Lemprun voulut solder la différence, et, quoique la Banque eût porté ce déficit au compte des profits et pertes, le pauvre vieillard mourut du chagrin que lui causa cet affront. Il regardait ce coup de main comme un attentat à sa probité septuagénaire.
Madame Lemprun abandonna toute sa succession à sa fille, madame Thuillier, et alla vivre avec son père à Auteuil, où ce vieillard mourut d’accident en 1817. Effrayée d’avoir à gérer ou à louer les marais et les champs de son père, madame Lemprun pria Brigitte, dont la capacité et la probité l’émerveillaient, de liquider la fortune du bonhomme Galard et d’arranger les choses de manière que sa fille, en prenant tout, lui assurât quinze cents francs de rente et lui laissât la maison d’Auteuil. Les champs du vieux cultivateur, vendus par parties, produisirent trente mille francs. La succession de Lemprun en avait donné autant, et ces deux fortunes, réunies à la dot, faisaient, en 1818, quatre-vingt-dix mille francs.
La dot avait été placée en actions de la Banque au moment où elles valaient neuf cents francs. Brigitte acheta cinq mille francs de rente pour les soixante mille, car le cinq pour cent était à soixante, et elle fit mettre une inscription de quinze cents francs au nom de la veuve Lemprun, comme usufruitière. Ainsi, au commencement de l’année 1818, la pension de six cents francs payée par Brigitte, les trois mille quatre cents francs de la place de Thuillier, les trois mille cinq cents francs de rente de Céleste et le produit de trente-quatre actions de la Banque composaient au ménage Thuillier un revenu de onze mille francs administré sans conseil par Brigitte. Il a fallu s’occuper de la question financière avant tout, non seulement pour prévenir les objections, mais encore pour débarrasser le drame.
Tout d’abord, Brigitte donna cinq cents francs par mois à son frère et conduisit la barque de manière que cinq mille francs défrayassent la maison ; elle accordait cinquante francs par mois à sa belle-sœur en lui prouvant que, pour son compte, elle se contentait de quarante. Afin d’assurer sa domination par la puissance de l’argent, Brigitte amassait le surplus de ses propres rentes ; elle faisait, disait-on dans les bureaux, des prêts usuraires par l’entremise de son frère, qui passait pour un escompteur. Si de 1813 à 1830 Brigitte a capitalisé soixante mille francs, on pourrait expliquer l’existence de cette somme par des opérations dans la rente qui présente une variation de quarante pour cent, et ne pas recourir à des accusations plus ou moins fondées dont la réalité n’ajouterait rien à l’intérêt de cette histoire.
Dès les premiers jours, Brigitte abattit sous elle la malheureuse madame Thuillier par les premiers coups d’éperon qu’elle lui donna et par le mouvement du mors qu’elle lui fit sentir durement. Le luxe de tyrannie était inutile, la victime se résigna promptement. Céleste, bien jugée par Brigitte, dépourvue d’esprit, d’instruction, habituée à la vie sédentaire, à une atmosphère tranquille, avait une excessive douceur de caractère ; elle était pieuse dans le sens le plus étendu de ce mot ; elle aurait expié par de dures pénitences le tort involontaire d’avoir fait de la peine à son prochain. Elle ignorait tout de la vie ; accoutumée à être servie par sa mère, qui faisait elle-même le ménage, et obligée à se donner peu de mouvement à cause d’une constitution lymphatique qui se fatiguait des moindres travaux ; c’était bien une fille du peuple de Paris, où les enfants, rarement beaux, se rencontrent, produits qu’ils sont de la misère, d’un travail excessif, de ménages sans air, sans liberté d’action, sans aucune des commodités de la vie.
Lors du mariage, on vit en Céleste une petite femme d’un blond fade jusqu’à la nausée, grasse, lente, et d’une contenance fort sotte. Son front, trop vaste, trop proéminent, ressemblait à celui d’un hydrocéphale, et, sous cette coupole d’un ton de cire, sa figure évidemment trop petite et finissant en pointe comme un museau de souris, fit craindre à quelques conviés qu’elle ne devint folle tôt ou tard. Ses yeux d’un bleu clair, ses lèvres dorées d’un sourire presque fixe ne démentaient pas cette idée. Elle eut, dans le jour solennel des noces, l’attitude, l’air et les manières d’un condamné à mort qui souhaite que tout finisse au plus tôt.
– Elle est un peu boule !… dit Colleville à Thuillier.
Brigitte était bien le couteau qui devait entrer dans cette nature, avec laquelle elle présentait le contraste le plus v*****t. En elle on remarquait une beauté régulière, correcte, massacrée par les travaux qui, dès l’enfance, la courbèrent sur des tâches pénibles, ingrates, et par les secrètes privations qu’elle s’imposa pour amasser son pécule. Son teint, miroité de bonne heure, avait un ton d’acier. Ses yeux bruns étaient bordés de noir ou plutôt meurtris ; sa lèvre supérieure était ornée d’un duvet brun qui dessinait une espèce de fumée ; elle avait les lèvres menues, et son front impérieux était rehaussé par une chevelure jadis noire, mais qui tournait au chinchilla. Elle se tenait droit comme une belle blonde, et tout en elle accusait la rudesse de ses travaux, ses feux amortis et, comme disent les huissiers, le coût de ses exploits.
Pour Brigitte, Céleste ne fut qu’une fortune à prendre, une mère à mater, un sujet de plus dans son empire. Elle lui reprocha bientôt d’être veule, un mot de son langage, et cette jalouse fille, qui eût été au désespoir de trouver une belle-sœur active, éprouva un sauvage plaisir à stimuler l’inactivité de cette faible créature. Céleste, honteuse de voir sa belle-sœur déployant son ardeur de chambrière et faisant le ménage, essaya de l’aider ; elle tomba malade ; aussitôt, Brigitte fut aux petits soins pour madame Thuillier, elle la soigna comme une sœur aimée et lui disait devant Thuillier : « Vous n’avez pas la force, eh bien, ne faites rien, ma petite !… » Elle étala l’incapacité de Céleste avec ce faste de consolation par lequel la force, en ayant pour la faiblesse un air de douce pitié, trouve le moyen de faire son propre éloge.
Puis, comme ces natures despotiques et qui aiment à exercer leurs forces sont pleines de tendresse pour les souffrances physiques, elle soigna sa belle-sœur de manière à satisfaire la mère de Céleste quand elle vint voir sa fille. Lorsque madame Thuillier fut rétablie, elle l’appela, de manière à être entendue d’elle : « Emplâtre, propre à rien, etc. » Céleste allait pleurer dans sa chambre, et, quand Thuillier l’y surprenait essuyant ses larmes, il excusait sa sœur, en disant :
– Elle est excellente, mais elle est vive ; elle vous aime à sa manière ; elle agit ainsi avec moi.