Première partie-2

2013 Words
Il est facile d’expliquer la déplorable profanation exercée sur ce monument de la vie privée au XVIIe siècle par la vie privée du XIXe. Au commencement du Consulat, peut-être, un maître maçon acquéreur de ce petit hôtel eut l’idée de tirer parti du terrain en façade sur la rue, et il abattit probablement la belle porte-cochère flanquée de petits pavillons qui complétaient ce joli séjour, pour employer un mot de la vieille langue, et l’industrie d’un propriétaire parisien imprima sa flétrissure au front de cette élégance, comme le journal et ses presses, la fabrique et ses dépôts, le commerce et ses comptoirs remplacent l’aristocratie, la vieille bourgeoisie, la finance et la robe partout où elles avaient étalé leurs splendeurs. Quelle étude curieuse que celle des titres de propriété dans Paris ! Une maison de santé fonctionne, rue des Batailles, sur la demeure du chevalier Pierre Bayard du Terrail ; le tiers état a bâti une rue sur l’emplacement de l’hôtel Necker. Le vieux Paris s’en va, suivant les rois qui s’en sont allés. Pour un chef-d’œuvre d’architecture que sauve une princesse polonaise, combien de petits palais tombent, comme la demeure de Petitot, aux mains des Thuillier ! Voici les raisons qui firent mademoiselle Thuillier propriétaire de cette maison. À la chute du ministère Villèle, M. Louis-Jérôme Thuillier, qui comptait alors vingt-six ans de service aux finances, devint sous-chef ; mais à peine jouissait-il de l’autorité subalterne d’une position, jadis sa moindre espérance, que les évènements de juillet 1830 le forcèrent à prendre sa retraite. Il calcula très finement que sa pension serait honorablement et lestement réglée par des gens heureux de disposer d’une place de plus, et il eut raison, car sa pension fut liquidée à dix-sept cents francs. Lorsque le prudent sous-chef parla de se retirer de l’administration, sa sœur, beaucoup plus la compagne de sa vie que sa femme, trembla pour l’avenir de l’employé. – Que va devenir Thuillier ?… fut une question que s’adressèrent avec un effroi mutuel madame et mademoiselle Thuillier, alors logées dans un petit troisième, rue d’Argenteuil. – Sa pension à faire régler l’occupera pendant quelque temps, avait dit mademoiselle Thuillier ; mais je pense à un placement de mes économies qui lui taillera des croupières… Qui, ce sera presque de l’administration que de régir une propriété. – Oh ! ma sœur, vous lui sauverez la vie ! s’écria madame Thuillier. – Mais j’ai toujours songé à cette crise-là dans la vie de Jérôme ! répondit la vieille fille d’un air protecteur. – Mademoiselle Thuillier avait trop souvent entendu dire à son frère : « Un tel est mort ! il n’a pas survécu deux ans à sa retraite ! » elle avait trop souvent entendu Colleville, l’ami intime de Thuillier, employé comme lui, plaisantant sur cette époque climatérique des bureaucrates, et disant : « Nous y viendrons aussi, nous autres !… » pour ne pas apprécier le danger que courait son frère. Le passage de l’activité à la retraite est, en effet, le temps critique de l’employé. Ceux d’entre les retraités qui ne savent pas ou ne peuvent pas substituer des occupations à celles par lesquelles ils sont quittés changent étrangement : quelques-uns meurent ; beaucoup s’adonnent à la pêche, distraction dont le vide se rapproche de leur travail dans les bureaux ; quelques autres, hommes malicieux, se font actionnaires, perdent leurs économies et sont heureux d’obtenir une place dans l’entreprise, destinée à réussir, après une première culbute et une première liquidation, en des mains plus habiles qui la guettaient ; l’employé se frotte alors les siennes, devenues vides, en se disant : « J’avais pourtant deviné l’avenir de cette affaire… » Mais presque tous se débattent contre leurs anciennes habitudes. – Il y en a, disait Colleville, qui sont dévorés par le spleen (il prononçait spleenne) particulier aux employés ; ils meurent de leurs circulaires rentrées ; ils ont, non pas le ver, mais le carton solitaire. Le petit Poiret ne pouvait pas voir un carton blanc bordé de bleu sans que cet aspect bien-aimé le fît changer de couleur ; il passait du vert au jaune. Mademoiselle Thuillier était regardée comme le génie du ménage fraternel ; elle ne manquait ni de force ni de décision, ainsi que son histoire particulière le démontrera. Cette supériorité, relative d’ailleurs à son entourage, lui permettait de bien juger son frère, quoiqu’elle l’adorât. Après avoir vu échouer les espérances qui reposaient sur son idole, elle avait dans son sentiment trop de maternité pour s’abuser sur la valeur sociale du sous-chef. Thuillier et sa sœur étaient fils du premier concierge au ministère des finances. Jérôme avait échappé, grâce à sa myopie, à toutes les réquisitions et conscriptions possibles. Le père eut l’ambition de faire de son fils un employé. Dans le commencement de ce siècle, il y eut trop de places occupées à l’armée pour qu’il n’y en eût pas beaucoup de vides dans les bureaux, et le manque d’employés inférieurs permit au gros père Thuillier de faire franchir à son fils les premiers degrés de la hiérarchie bureaucratique. Le concierge mourut en 1814, laissant Jérôme à la veille d’être sous-chef, mais ne lui léguant pour toute fortune que cette espérance. Le gros Thuillier et sa femme, morte en 1810, s’étaient retirés, vers 1806, avec une pension de retraite pour tout bien, ayant employé leurs gains à donner à Jérôme l’éducation de ce temps et à le soutenir, ainsi que sa sœur. On connaît l’influence de la Restauration sur la bureaucratie. Il revint des quarante et un départements supprimés une masse d’employés honorables qui demandaient des places inférieures à celles qu’ils occupaient. À ces droits acquis se joignirent les prétentions des familles proscrites ruinées par la Révolution. Pressé entre ces deux affluents, Jérôme se trouva bien heureux de ne pas être destitué sous quelque prétexte frivole. Il trembla jusqu’au jour où, devenu sous-chef par hasard, il se vit certain d’une retraite honorable. Ce résumé rapide explique le peu de portée et de connaissances de M. Thuillier. Il avait appris le latin, les mathématiques, l’histoire et la géographie qu’on apprend en pension ; mais il en était resté à la classe dite de seconde, son père ayant voulu profiter d’une occasion pour le faire entrer au ministère en vantant la main superbe de son fils. Si donc le petit Thuillier écrivit les premières inscriptions au grand-livre, il ne fit ni sa rhétorique ni sa philosophie. Engrené dans la machine ministérielle, il cultiva peu les lettres, encore moins les arts ; il acquit une connaissance routinière de sa partie ; et, quand il eut l’occasion de pénétrer, sous l’Empire, dans la sphère des employés supérieurs, il y prit des formes superficielles qui cachèrent le fils du concierge, mais il ne s’y frotta même pas d’esprit. Son ignorance lui apprit à se taire, et son silence le servit. Il s’habitua, sous le régime impérial, à cette obéissance passive qui plaît aux supérieurs ; et ce fut à cette qualité qu’il dut plus tard sa promotion au grade de sous-chef. Sa routine devint une grande expérience ; ses manières et son silence couvrirent son défaut d’instruction. Cette nullité fut un titre quand on eut besoin d’un homme nul. On eut peur de mécontenter deux partis à la Chambre, qui, chacun, protégeaient un homme, et le ministère sortit d’embarras en exécutant la loi sur l’ancienneté. Voilà comme Thuillier devint sous-chef. Mademoiselle Thuillier, sachant que son frère abhorrait la lecture et ne pouvait remplacer les tracas du bureau par aucune affaire, avait donc sagement résolu de le jeter dans les soucis de la propriété, dans la culture d’un jardin, dans les infiniment petits de l’existence bourgeoise et dans les intrigues de voisinage. La transplantation du ménage Thuillier de la rue d’Argenteuil à la rue Saint-Dominique-d’Enfer, les soins nécessités par une acquisition, un portier convenable à trouver, les locataires à faire venir, occupèrent Thuillier de 1831 à 1832. Quand le phénomène de cette transplantation fut accompli, quand la sœur vit que Jérôme résistait à cette opération, elle lui trouva d’autres soins dont il sera question plus tard, mais dont la raison fut prise dans le caractère même de Thuillier, et qu’il n’est pas inutile de consigner ici. Quoique fils d’un concierge de ministère, Thuillier fut ce qu’on appelle un bel homme ; d’une taille au-dessus de la moyenne, svelte, d’une physionomie assez agréable avec ses lunettes, mais effroyable, comme celle de beaucoup de myopes, dès qu’il les ôtait ; car l’habitude de voir à travers les besicles avait jeté sur ses prunelles une espèce de brouillard. Entre dix-huit et trente ans, le jeune Thuillier eut des succès auprès des femmes, toujours dans une sphère qui commençait à la petite bourgeoisie et qui finissait aux chefs de division ; mais on sait que, sous l’Empire, la guerre laissait la société parisienne un peu dépourvue en emmenant les hommes d’énergie sur les champs de bataille, et peut-être, comme l’a dit un grand médecin, est-ce à ce fait qu’est due la mollesse de la génération qui occupe le milieu du XIXe siècle. Thuillier, forcé de se faire remarquer par des agréments autres que ceux de l’esprit, apprit à valser et à danser au point d’être cité ; on l’appelait le beau Thuillier ; il jouait au billard en perfection ; il savait faire des découpures ; son ami Colleville le serina si bien, qu’il pouvait chanter les romances à la mode. Il résulta de ces petits savoir-faire cette apparence de succès qui trompe la jeunesse et l’étourdit sur l’avenir. Mademoiselle Thuillier, de 1806 à 1814, croyait en son frère comme mademoiselle d’Orléans en Louis-Philippe ; elle était frère de Jérôme, elle le voyait arrivant à une direction générale, grâce à des succès qui, dans ce temps, lui ouvraient quelques salons où certes il n’aurait jamais pénétré sans les circonstances qui, sous l’Empire, faisaient de la société une macédoine. Mais les triomphes du beau Thuillier eurent généralement peu de durée, les femmes ne tenaient pas plus à le garder qu’il ne tenait à s’éterniser avec elles ; il aurait pu fournir le sujet d’une comédie intitulée le Don Juan malgré lui. Ce métier de beau fatigua Thuillier au point de le vieillir ; son visage, couvert de rides comme celui d’une vieille coquette, comptait douze ans de plus que son acte de naissance. Il lui resta de ses succès l’habitude de se regarder dans la glace, de se prendre la taille pour la dessiner et de se mettre dans des poses de danseur, qui prolongèrent au-delà de la jouissance de ses avantages le bail qu’il avait fait avec ce surnom : le beau Thuillier ! La vérité de 1806 devint moquerie en 1826. Il conserva quelques vestiges du costume des beaux de l’Empire, qui ne messeyait pas d’ailleurs à la dignité d’un ancien sous-chef. Il maintint la cravate blanche à plis nombreux où le menton s’ensevelit et dont les deux bouts menacent les passants à droite et à gauche, en leur montrant un nœud passablement coquet, jadis fait par la main des belles. Tout en suivant les modes de loin, il les approprie à sa tournure, il met son chapeau très en arrière, il porte des souliers et des bas fins en été ; ses redingotes allongées rappellent les lévites de l’Empire ; il n’a pas encore abandonné les jabots dormants et les gilets blancs ; il joue toujours avec sa badine de 1810, il se tient cambré. Personne, à voir Thuillier passant sur les boulevards, ne le prendrait pour le fils d’un homme qui faisait les déjeuners des employés au ministère des finances et qui portait la livrée de Louis XVI : il ressemble à un diplomate impérial, à un sous-préfet. Or, non seulement mademoiselle Thuillier exploita très innocemment le faible de son frère en le jetant dans un soin excessif de sa personne, ce qui, chez elle, était une continuation de son culte, mais encore elle lui donna toutes les joies de la famille en transplantant auprès d’eux un ménage dont l’existence avait été quasi collatérale de la leur. Il s’agit de M. Colleville, l’ami intime de Thuillier ; mais, avant de peindre Pylade, il est d’autant plus indispensable d’en finir avec Oreste, que l’on doit expliquer pourquoi Thuillier, le beau Thuillier, se trouvait sans famille, car la famille n’existe que par les enfants ; et ici doit apparaître un de ces profonds mystères qui restent ensevelis dans les arcanes de la vie privée et dont quelques traits arrivent à la surface au moment où les douleurs d’une situation cachée deviennent trop vives : il s’agit de la vie de madame et de mademoiselle Thuillier, car, jusqu’à présent, on n’a vu que la vie, en quelque sorte publique, de Jérôme Thuillier. Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, de quatre ans plus âgée que son frère, lui fut entièrement sacrifiée ; il était plus facile de donner un état à l’un qu’une dot à l’autre. Le malheur, pour certains caractères, est un phare qui leur éclaire les parties obscures et basses de la vie sociale. Supérieure à son frère, et comme énergie et comme intelligence, Brigitte était un de ces caractères qui, sous le marteau de la persécution, se serrent, deviennent compactes et d’une grande résistance, pour ne pas dire inflexibles. Jalouse de son indépendance, elle voulut se soustraire à la vie de la loge et se rendre l’unique arbitre de son sort.
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