V
Iris voulut se retirer, mais son parrain la retint avec courtoisie.
« Attendez ici que j’aie expédié le sergent que l’on vient de m’annoncer. Pour tout ce qui est dépense à l’hôtel, mon clerc se chargera de régler le compte. Il me semble, ma chère enfant, que vous n’avez pas l’air satisfait. Ma proposition vous aurait-elle déplu ?
– Comment ça,… je vous en ai, au contraire, une grande reconnaissance, mais vos rapports avec la police me font craindre que quelque danger ne vous menace. Après tout, il ne s’agit peut-être que d’une bagatelle ? »
Une bagatelle ! se dit à part lui sir Giles. Il était doué de trop de pénétration, pour ne s’être pas aperçu que l’une des lacunes de l’étrange nature de sa filleule, consistait à ne pas tenir en assez haute estime la situation sociale de son parrain. À preuve, la désinvolture avec laquelle elle venait de parler du complot en question. Or, exciter chez son insensible filleule des sentiments d’inquiétude, voire d’admiration, en jouant le rôle d’un homme de grande importance était une tentation à laquelle la vanité du banquier ne pouvait résister.
Il s’avisa donc, avant de s’éloigner, d’enjoindre à son maître clerc de mettre Iris au fait de la situation, afin qu’elle pût juger par elle-même s’il avait tort ou non d’être en éveil au sujet d’un péril qu’elle traitait si cavalièrement de bagatelle.
Denis Howmore entama son récit ; il aurait fallu être dépouillé de toute faiblesse humaine, pour livrer les faits dont il avait eu connaissance, sans leur imprimer le reflet de ses propres impressions. Il constata, non sans surprise, que le visage de son interlocutrice changeait d’expression lorsqu’elle lui entendait prononcer le nom de Arthur Montjoie.
« Vous connaissez donc M. Arthur ? interrogea-t-il.
– Ah ! si je le connais ! nous étions camarades de jeux aux jours de notre enfance et je lui ai conservé une affection fraternelle ; dites-moi sans circonlocutions si sa vie court réellement des dangers ? » Sur ce, Denis répéta textuellement à la jeune fille ce qu’il avait dit à sir Giles.
Miss Iris, qui partageait les alarmes du maître clerc, se promit d’avertir Arthur du complot ourdi contre lui. Or, le village voisin de sa ferme était dénué de tout réseau télégraphique. Il ne restait donc à la jeune fille d’autre parti à prendre que d’écrire, c’est ce qu’elle fit immédiatement ; ajoutons que ses craintes provenaient de certains sentiments qui l’empêchaient de communiquer sa lettre à Denis. Connaissant de longue date l’étroite amitié qui unissait lord Harry et Arthur Montjoie, et aussi la nouvelle donnée par la feuille irlandaise relativement à l’affiliation de lord Harry à la société des Invincibles, elle en inféra que le noble vagabond devait être l’auteur de la lettre anonyme qui avait si sérieusement éveillé les inquiétudes de son parrain.
Lorsque sir Giles revint chercher sa filleule, ce qu’il lui raconta de sa conversation avec le sergent, ne fit que raviver les appréhensions de son interlocutrice. Le lendemain pas de lettre ! À quatre jours de là, il arriva à sir Giles de faire grasse matinée. Son courrier lui fut donc apporté de la banque chez lui, à l’heure du déjeuner. Après avoir pris connaissance de l’une des lettres, il envoya en toute hâte requérir la police.
« Tenez, Iris, lisez ces lignes », dit-il à sa filleule, en lui passant la lettre dont voici la teneur :
« Des événements imprévus me décident, au risque même de courir un véritable péril, à vous demander un rendez-vous nocturne à la première borne milliaire sur la route de Garvan. Veuillez vous y trouver au lever de la lune, sur le coup de dix heures du soir. L’obscurité est mon seul espoir de salut en cette dangereuse occurrence. Inutile de prononcer votre nom. Le mot de passe est Fidélité. »
– Comptez-vous y aller, mon parrain ?
– Autant me demander si je veux offrir ma gorge au couteau des assassins ? s’écria sir Giles sur le ton d’un homme dont la bile commence à s’échauffer ; ma chère enfant, il faudrait parler avec plus de circonspection. Pardieu ! le sergent ira à ma place !
– Et fera arrêter l’individu qui vous a écrit ? demanda Iris d’une voix perplexe.
– Certainement. »
Cette réponse stupéfiante une fois lancée, le banquier s’esquiva rapidement, afin d’aller conférer avec l’agent de police dans la pièce voisine. Iris se laissa tomber sur le siège le plus proche. Le tour que cette affaire venait de prendre la révoltait au plus haut degré.
Peu après, sir Giles reparaissait calme et souriant. On était convenu qu’aux lieu et place du banquier, le sergent, revêtu d’un costume civil, se rendrait à la borne milliaire à l’heure indiquée et donnerait le mot de passe. Deux agents de police, prêts à lui prêter main-forte, auraient l’oreille aux écoutes, l’œil au guet.
« Je tiens à considérer le misérable lorsqu’il aura les menottes, fit le banquier en se frottant les mains ; il est entendu que le policeman passera à ma banque avec son gibier de potence. »
Iris ne voyait qu’un moyen de sauver le malheureux qui, après avoir évoqué les sentiments d’honneur du banquier, était déjà bel et bien trahi par lui ! Jamais encore elle n’avait aimé lord Harry – le transfuge qu’on lui avait justement interdit d’épouser – comme elle l’aimait en ce moment ! Au risque d’encourir un châtiment exemplaire, cette femme d’énergie décida que le sergent ne serait pas seul à se rendre au rendez-vous et à donner le mot de passe. Lord Harry avait un ami dévoué en qui il pouvait avoir pleine et entière confiance, et cet ami, c’était Iris !
Dès que sir Giles eût installé sa filleule chez lui, il retourna à sa maison de banque. De son côté, Iris attendait patiemment que la cloche ait sonné le souper des domestiques, pour se diriger vers le cabinet de toilette de son parrain. Elle ouvrit la garde-robe, y trouva un vieux manteau espagnol aux amples plis et un chapeau de feutre aux larges bords qu’il portait à la campagne. L’obscurité aidant, ces deux objets suffiraient à la rendre méconnaissable. Toutefois, avant de s’esquiver, elle s’avisa d’une mesure de prudence que lui dicta son esprit fécond en ressources. Sans perdre un instant, elle avertit sa femme de chambre qu’elle avait des emplettes à faire et sortit. Dès qu’elle fut dans la rue, elle demanda la route de Garvan à la première personne respectable qu’elle rencontra. Son but était de pousser une reconnaissance jusqu’à la première borne milliaire ; il lui suffisait d’y aller une fois, pour être en état de la retrouver facilement. En effet, en reprenant la direction de la maison de son parrain, elle observa différents points de repère qu’elle eut soin de garder présents à sa mémoire. À mesure que le moment de l’arrestation approchait, sir Giles en proie à une agitation trop grande pour rester patiemment chez lui, se rendit au bureau de police, se demandant si les autorités n’auraient point déjà eu vent de quelque nouveau complot.
À cette époque de l’année, le jour tombait dès huit heures du soir. Les gens de service se rendaient à l’office, à neuf heures, en attendant le moment du souper.
Une chose s’imposait à Iris : précéder l’agent de police au lieu du rendez-vous. En conséquence, elle s’équipa de son accoutrement de fantaisie et, à neuf heures précises, elle réussit à sortir de chez son parrain sans éveiller l’attention de personne. La lune, à son déclin, ne faisait que de rares trouées au milieu des nuages, lorsque la jeune Iris gagna le chemin de Garvan. Bientôt la brise s’élève et les échancrures des nuages s’élargissent très grandes !
Pendant un moment, les lueurs de la lune mourante blanchissent la terre du chemin. Iris estime qu’elle a franchi plus de la moitié de la distance qui sépare la petite ville de la borne milliaire. Peu après, les arbres, les bâtisses, prennent des teintes confuses et quelques gouttes d’eau rafraîchissent la température. À la faveur des observations faites par Iris pendant la journée, elle sait que la borne milliaire se trouve à droite de la route, mais la couleur grise de la pierre fait qu’il est difficile de rien distinguer. Elle craint un instant d’avoir dépassé le but ; elle constate en regardant le ciel que toute menace de pluie a disparu ; pour l’instant, la lune blême jette ses dernières clartés sur la terre engourdie. Devant Iris, la route se déroule à perte de vue et c’est tout ; enfin, la jeune fille n’est plus qu’à quelques pas de la borne milliaire. Un mur de pierres brutes borde les deux côtés du chemin. Une brèche, fermée partiellement par une claie, est visible précisément derrière la fameuse borne. Un petit aqueduc à moitié en ruine, jeté sur le fossé, à sec pour l’instant, conduit à un champ. Les agents de police n’avaient-ils pas déjà choisi cet endroit comme refuge ? Un sentier et au delà la masse sombre d’un bouquet de bois, étaient tout ce que l’œil pouvait percevoir.
Au moment que Iris faisait ces découvertes, la pluie recommença à tomber ; les nuages se rapprochèrent en bloc et la lune se cacha ; c’est alors qu’une difficulté, que la jeune imprévoyante n’avait pas prévue, se présenta à son esprit.
Lord Harry pouvait arriver à la borne milliaire par trois voies différentes, l’une venant de la ville, l’autre de la campagne et enfin la troisième aboutissait au petit aqueduc et au champ dont nous avons parlé ; surveiller à la fois ces trois débouchés par une nuit noire était chose impossible. En pareil cas, un homme guidé simplement par la raison, avant d’arriver à une décision satisfaisante, eût pu perdre un temps précieux en tergiversations ; au contraire, une femme, obéissant au sentiment de l’amour, résolut en un instant le problème. Elle prit le parti de se poster bravement près de la borne milliaire et d’attendre là, de pied ferme, que les agents la vissent et l’arrêtassent. Eh bien ! en supposant que lord Harry fût exact au rendez-vous, il se ferait alors un tel tumulte, qu’il en profiterait pour s’éloigner. Iris allait prendre position, quand elle avisa sur le champ voisin une tache noire ; puis elle observa que cette ombre marchait. Elle courut dans cette direction et put se convaincre que c’était un homme. En effet, une voix masculine lui demanda d’un ton mystérieux le mot de passe. « Fidélité », répondit-elle.
L’obscurité ne permettait pas de distinguer les traits du survenant, mais Iris l’avait reconnu à sa haute stature et aussi à son accent. Se figurant à tort avoir affaire à un homme, il recula d’un pas. Sir Giles Montjoie avait une taille au-dessus de la moyenne et l’individu enveloppé d’un manteau était grand plutôt que petit :
« Sûrement, dit-il, vous n’êtes pas celui que je croyais rencontrer ici. Qui donc êtes-vous ? »
La tentation de se faire reconnaître de lord Harry et de lui révéler l’acte de dévouement qu’elle venait d’accomplir afin de lui sauver la vie, débordait du cœur d’Iris, mais un bruit de pas l’empêcha de trahir son secret. Elle n’eut que le temps de lui dire à mi-voix :
« Sauvez-vous…
– Merci, qui que vous soyez ! » répondit-il.
Sur ce, il disparaît en courant à toutes jambes.
L’idée vint alors à Iris de se réfugier sous l’arche de l’aqueduc, là où le sol était à sec ; se dirigeant prestement de ce côté, elle allait arriver au but, lorsqu’une lourde main lui prend le bras :
« Je vous fais prisonnier », cria l’individu.
Sur quoi, on l’obligea à faire volte-face. Le sergent qui venait de faire cette capture donna un coup de sifflet d’avertissement et aussitôt arrivèrent ses deux acolytes cachés dans le champ.
« De la lumière, camarades, fit-il, et voyons quel genre d’oiseau nous avons capturé. »
Le jet d’une lanterne sourde fut alors projeté sur le visage du prisonnier ; les agents frappés de stupeur ne soufflaient mot.
En véritable Irlandais qu’il était, l’édifiant sergent s’écria : « Jésus-Maria ! c’est une femme ! »
Les sociétés secrètes d’Irlande enrôlent-elles donc les femmes maintenant ? Serait-elle une nouvelle Judith, écrivant des lettres anonymes et préméditant d’assommer un Holopherne banquier ? Quelle explication allait-elle pouvoir fournir ? Comment se trouvait-elle seule en cet endroit solitaire par une nuit pluvieuse ? Elle se borna à répondre : « Conduisez-moi chez sir Giles ! »
Le sergent muni des menottes se disposait à les fixer aux poignets de sa prisonnière, mais ayant constaté la finesse de ses attaches, il remit l’instrument de t*****e au fond de sa poche. S’adressant d’un air d’importance à ses subalternes, il leur dit : « À coup sûr, c’est une vraie dame ».
Les deux satellites suivaient d’un œil narquois les faits et gestes de leur chef. Il faut dire que la liste des vertus pieuses du sergent, comprenait un faible pour le beau s**e et une propension à mitiger les rigueurs de la justice lorsqu’il s’agissait d’une criminelle en jupons. « Nous allons vous reconduire chez sir Giles », dit-il, en présentant son bras et non les menottes à la jeune captive.
Iris comprit et accepta. Les agents de police étaient positivement ébaubis du silence profond dans lequel la jeune fille s’opiniâtrait en regagnant la ville. Bien qu’ils l’entendissent pousser des soupirs bruyants, ils étaient à cent lieues de soupçonner ce qui se passait en son esprit. Dame ! ses réflexions n’étaient pas couleur de rose. Une fois qu’elle fut assurée que lord Harry avait la vie sauve, sa pensée, libre de toute anxiété, se tourna vers Arthur Montjoie. Il était évident que le rendez-vous donné à sir Giles à la borne milliaire, n’avait pour but que de détourner le péril qui menaçait les jours du malheureux jeune homme. Un poltron est toujours plus ou moins méchant. De fait, l’embûche, combinée par l’égoïsme perfide et cruel de sir Giles, avait empêché la réalisation du plan de lord Harry. À la vérité, il était possible, horriblement possible, que Arthur Montjoie n’eût pu être préservé du sort fatal qui l’attendait, qu’à la seule condition de mettre le temps à profit. Surexcitée par ses perplexités, Iris se mit à marcher avec une telle rapidité que son escorte avait peine à la suivre au pas de course.
Sir Giles et son clerc, Denis Howmore, attendaient de pied ferme les nouvelles à la banque. Le sergent entra seul dans le cabinet du banquier, afin de lui faire le récit de ce qui s’était passé. Or, la porte étant restée entr’ouverte, Iris put entendre la conversation. Sir Giles, se tournant vers le sergent, demanda vivement :
« Vous êtes-vous emparé de votre prisonnier ?
– Oui, monsieur.
– Et vous n’avez pas négligé de lui mettre les menottes, hein ?
– Faites excuse, monsieur, reprit l’agent d’un ton mal assuré, mais ce n’est pas un homme.
– Vous plaisantez ! fit le banquier avec un mouvement de surprise. Que diable ! ce ne peut être un enfant.
– En effet, monsieur, car c’est une femme !
– Comment ?
– Oui, une femme, reprit l’agent de police, et une femme jeune, s’il vous plaît ! Elle a demandé à vous parler.
– Faites-la entrer », dit le banquier.
Iris n’était pas de ces personnes qui attendent qu’on les introduise ; donc, elle entra de propos délibéré.