Iris
Cela fait deux heures maintenant que je les attends. Ces jeunes vont me rendre dingue. En tant que sirène, je n’ai naturellement pas ce côté maternel. Nous avons nos petits une fois toutes les décennies, et leurs géniteurs s’en occupent. Mais il a fallu que je me retrouve gardienne de la Créatrice et de son démon, et ces deux-là sont pires qu’une colonie de tritons.
Jeune fille, il va falloir écouter cette fois, hein ? Je l’observe en espérant qu’elle acquiesce à ma demande.
Elle se tourne vers moi, et je vois dans ses yeux que toute cette situation l’AMUSE ! Ses yeux mauves, rieurs, m’observent et je vois son sourire se former.
HO ! NON, NON, pas de ça avec moi, Ariel, je la préviens.
Pas de panique, infirmière Iris, dit-elle en accentuant le terme « infirmière » pour me faire comprendre qu’elle sait certaines choses.
Ariel, je n’ai pas beaucoup de temps pour te briefer sur la situation. On pourra développer pendant le déjeuner si tu veux, mais là, je dois faire vite.
Elle me fait signe que oui de la tête et s’assoit sur son lit. Son visage redevient sérieux, ses yeux deviennent plus sombres. Elle est prête à m’écouter.
Bien, je commence en m’asseyant à côté d’elle. Comme tu le sais, sœur Hélène était absente hier. Je me suis arrangée avec quelques contacts pour rendre malade sa petite sœur.
Je la vois me regarder avec une pointe de colère.
Pardon ? me dit-elle, indignée.
Mince, c’est vrai, elle déteste que l’on s’en prenne à des innocents. Je la rassure immédiatement. Rien de bien méchant, juste quelques courbatures et un dérèglement hormonal avec de la sauge blanche. Elle n’a jamais couru le moindre danger. Nous savons : "ne jamais s’en prendre à des innocents".
Elle acquiesce de nouveau. Ouf, elle se calme.
Mais nous devions éloigner sœur Hélène pour que tu puisses avoir ta première mutation. D’ailleurs, as-tu fait le point sur tes transformations ?
Non, me dit-elle froidement.
Son air enjoué a complètement disparu. Je vois qu’elle réfléchit à des tas de choses.
Pourquoi mettre sœur Hélène hors du projet ? me dit-elle.
Ha oui. Il faut que tu te méfies de sœur Hélène, qui est le sbire du docteur Miranda. Elles font toutes deux partie d’une société secrète à la solde des Grow.
Je vois la surprise dans son regard, et une certaine tristesse.
Je suis désolée, Ariel. Nous t’expliquerons tout plus tard si tu veux bien. Là, il va falloir que tu te changes et que nous allions voir le directeur avant l’arrivée de Miranda. Et il faut que je sache : as-tu gardé le dernier médicament d’hier soir ?
Je la vois tendre sa main et la glisser sous son oreiller. Elle sort un petit papier blanc qu’elle déplie, et là, je vois le comprimé.
Je ne t’ai même pas vue le mettre de côté.
Elle me sourit comme une enfant.
C’est le but de la manœuvre, non ?
Exact. Gérald m’a dit que cela fait plus de deux mois que tu ne les prends plus. Il faut que je te fasse une prise de sang pour prouver au directeur que tu es sevrée, et que si tu peux sortir la nuit pour faire des bêtises, c’est que tu es assez remise pour reprendre des cours en dehors du sanatorium.
Ça fait quatre mois que je ne prends plus rien, répond-elle.
Je suis surprise qu’elle ait réussi à cacher ça aux deux sorcières.
Parfait. Alors faisons vite. Je me lève pour attraper le nécessaire à la prise de sang. Elle remonte sa manche droite et me tend son bras. Je désinfecte rapidement avec un coton imbibé, mets le garrot en place pour faire ressortir la veine, plante l’aiguille et défais le garrot. Il ne faut qu’une petite fiole. Le prélèvement se fait très rapidement. Je lui pose un pansement, même si je vois que la piqûre a déjà disparu de son bras. Je relève les yeux vers elle, elle sourit comme si tout était normal.
Ok, donc guérison accélérée, dis-je à voix haute, plus pour moi que pour la tenir informée.
Ariel se lève et se dirige vers sa commode pour en sortir un jean délavé et très large, un t-shirt gris à bretelles et un gros pull noir. Elle commence à se changer devant moi et me demande :
Quelle est la suite ?
Nous allons passer par le labo. Je vais demander les analyses en urgence, puis nous irons chez le directeur. Gérald a déjà dû y emmener Ji-Han pour sortie non autorisée. Je dirai que je t’ai attrapée grimpant le lierre en rentrant d’une virée en ville. Le but est de vous faire punir pour la soirée d’Halloween de ce soir et que vous soyez consignés avec Gérald, et quelques heures d’intérêt général soit avec lui, soit avec moi, pour que Miranda ne puisse pas te coincer. Il faut aussi que tu dises au directeur que tu ne veux plus de psychothérapie.
Elle se retourne vers moi et dit :
Iris ! Je me souviens de notre histoire. Je vais suivre votre plan même si je ne le connais pas. Mais tu ne me dois rien. Est-ce clair ?
Son regard est redevenu dur, et elle me dévisage en attendant ma réponse. Mes souvenirs se bousculent, une boule se forme au creux de mon ventre. Elle a donné une de ses vies pour mon peuple, souffert un martyre pour me sauver aussi. Je laisse échapper une larme, je ne peux détourner mon regard d’elle.
Elle s’approche de moi et essuie de son pouce cette larme. Ses yeux sont toujours durs.
Ton peuple a payé un lourd tribut aussi, Iris. Tu ne me dois rien. J’ai échoué à l’époque, mais je réussirai cette fois. Alors ne te mets pas en danger, s’il te plaît.
Créatrice. Je prononce ce mot doucement. Je sais tout ce qu’il représente. Voir cette enfant de quinze ans que la vie a malmenée, en sachant que des milliers d’années de souffrance me regardent à travers ses magnifiques yeux mauves...
Je suis une sirène, je n’ai pas la fibre maternelle, comme tu le sais, mais je suis une guerrière fière de mon peuple. Nous avons échoué à t’aider les dernières fois. Aujourd’hui, vois en moi une mère maladroite et une alliée.
Je la vois me sourire et ses yeux redeviennent marron glacé. Elle redevient cette enfant de quinze ans. Soit. Deviens la mère d’une ado excentrique et insupportable, me dit-elle en rigolant. Comme à chaque fois, les conversations sérieuses ne finissent jamais avec des mots.
Dépêchons-nous, me dit-elle. Le directeur va sûrement me sermonner une heure et je meurs de faim !
Nous nous sommes rendues au labo comme prévu. Les analyses devraient être prêtes d’ici une heure. Nous sommes allées chez le directeur et avons croisé Gérald, qui passait un savon à Ji-Han en sortant du bureau. La secrétaire nous a regardées, surprise : C’est à quel sujet ?
J’ai surpris cette jeune fille faisant le mur, lui dis-je.
Encore un ! s’exclame-t-elle. Elle contacte le directeur sur l’interphone et lui indique notre présence ainsi que le motif de notre visite.
On entend le directeur s’exclamer : Mais ils font un concours ou quoi ?! Faites entrer !
Elle nous fait signe vers la porte et nous dit : Il vous attend.
Ariel se tourne vers moi et murmure :
Ami ou ennemi ?
Pire que ça, un simple humain ignorant.
Elle lève les yeux et me répond :
Les pires !