I
LE DÉJEUNER DU PLANTEUR
Par une superbe matinée de mai, les tintements d’une cloche annoncèrent le déjeuner aux propriétaires de la plantation à sucre de Mount-Welcome, l’une des plus belles de la Jamaïque.
Cette plantation, située à deux milles de Montego-Bay, la ville la plus importante et le port le plus fréquenté de la partie occidentale de l’île, élève dans une vallée spacieuse, entre deux lignes de montagnes boisées, les deux étages de sa large habitation, égayés par la ligne de persiennes vertes qui amortissent l’éclat de la lumière extérieure.
Il était neuf heures environ. Une demi-douzaine d’esclaves, chargés de plateaux, servaient le repas dans la grande pièce qui, selon l’habitude coloniale, tenait lieu à la fois de salon de réception et de salle à manger. Les candélabres, les canapés, les meubles d’acajou massif y étaient disposés côte à côte avec les buffets garnis de cristaux et d’argenterie.
Dès que les dernières vibrations de la cloche eurent expiré dans l’air, l’une des deux personnes qu’elle appelait fit son entrée dans la salle : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, au teint hâlé, aux épaules larges, à la physionomie impérieuse. Il portait un costume complet de nankin, large de coupe ; de son gousset sortait une épaisse chaîne d’or à laquelle étaient suspendus plusieurs cachets et un trousseau de clés. Il s’avança en regardant de tous côtés de cet œil scrutateur qui cherche les défauts du service et que la Fontaine a si bien nommé « l’œil du maître » ; ce gentleman était Loftus. Vaughan, propriétaire de Mount-Welcome et custos rotulorum du district.
Au moment où il prenait place à table, une jeune fille, aussi fraîche qu’une rose de mai, parut à l’autre extrémité de la salle. Ses pantoufles de satin, que laissait voir le bas de sa robe en cachemire blanc, se montraient alternativement, semblables à deux souris blanches, tandis qu’elle marchait ou glissait plutôt sur le parquet brillant.
Un collier d’ambre entourait le cou délicat de la charmante créature ; une fleur rouge — la magnifique cloche de la quamoclet — s’épanouissait dans les tresses de ses beaux cheveux châtains.
Il aurait fallu des yeux expérimentés, familiarisés avec les caractères physiologiques des diverses races humaines, pour remarquer que cette belle enfant n’était pas du plus pursang caucasien. La légère ondulation des cheveux, la rondeur du visage, la singulière coloration des joués attestaient cependant en elle la présence du sang mêlé.
LA JEUNE FILLE S’ARRÊTA DERRIÈRE LE FAUTEUIL DE SON PÈRE. (P. 3.)
C’était la fille unique de Loftus Vaughan et elle composait à elle seule toute sa famille, car le custos était veuf.
La jeune fille s’arrêta derrière le siège de son père et lui donna, en l’embrassant, le salut matinal. Après cette caresse, elle s’assit et fit les honneurs de la table pendant qu’une esclave, attachée spécialement à son service, restait debout derrière sa chaise.
Le contraste que formait la maîtresse et l’esclave était frappant. La suivante avait les formes élancées des statues antiques, ou bien des femmes indoues que les Anglais nomment « ayahs », qui diffèrent tant du type n***e. Elle ne se rapprochait pas davantage, par sa carnation, des variétés mulâtres ou quarteronnes. Sa peau, mélangée de noir et de rouge, avait plutôt la nuance brune du palissandre, ce qui, joint à sa fraîcheur naturelle, produisait un effet agréable, bien que bizarre. Elle avait les lèvres minces, le galbe ovale et le nez aquilin, et réunissait dans sa personne le type égyptien au type arabe.
Ses cheveux, d’un noir mat, n’étaient point crépus comme ceux des nègres, mais lisses et pendants. Bien que les ciseaux ne les eussent jamais écourtés, ils descendaient à peine jusqu’à ses épaules, et la jeune fille les laissait flotter sur son cou, ce qui ajoutait à son air d’extrême jeunesse.
Sa taille élégante se drapait dans une robe sans manches ; un madras, chiffonné en toque, couvrait le haut de sa tête, et soit qu’elle servît sa jeune maîtresse, soit qu’elle attendît paisiblement un ordre, les vifs regards de ses yeux fiers, la blancheur nacrée de ses dents, ses justes proportions, faisaient une esclave peu ordinaire de cette jeune fille qui s’appelait Yola.
La table était placée près de la fenêtre, et l’on avait soulevé les jalousies pour laisser pénétrer l’air frais du matin ; les convives jouissaient ainsi du paysage charmant déroulé à leurs pieds : la longue avenue de tamarins, la ligne argentée de la rivière de Montego, puis au loin les toits et les flèches de la ville, les mâts des navires dans la baie, l’anse maritime même dominée par le bleu Carribeau.
Mais lorsque M. Vaughan, tout absorbé par la dégustation des mets, songea enfin à lever les yeux, ce fut pour les tenir fixés sur la troupe de ses nègres occupés dans ses champs de canne, afin de s’assurer que ses commandeurs surveillaient bien leur travail.
C’était l’heure où l’un des serviteurs devait revenir de Montego-Bay avec le courrier journalier. Les yeux de miss Vaughan se portèrent souvent sur le chemin, animés par, ce vague intérêt qu’éprouvent les jeunes filles de tous les pays à attendre le courrier qui peut leur rapporter une petite enveloppe, contenant douze feuilles aux lignes croisées, souvenir d’une amie, et en tout cas, nouvelles du dehors.
Enfin un petit négrillon, monté sur un poney au poil hérissé, courant au galop le long de l’avenue, s’arrêta devant l’habitation. C’était Quashie, le garçon de poste de Mount-Welcome.
L’attente de miss Vaughan fut déçue.
Le sac de poste ne contenait que deux lettres et un journal, tous les trois portant le timbre d’Angleterre, et à l’adresse du custos. L’une des suscriptions fut immédiatement reconnue par M. Vaughan, car un sourire de satisfaction se peignit sur son visage pendant qu’il brisait le cachet de l’enveloppe.
Dès qu’il eut parcouru la lettre, il se mit à arpenter la salle de long en large d’un air radieux, et tout en faisant claquer ses doigts, il laissa échapper des exclamations qui surprirent sa fille, car l’humeur de son père, toujours grave, devenait parfois très-rude, et un tel déploiement de gaieté était un fait inouï chez lui.
« De bonnes nouvelles, mon père ? osa-t-elle lui dire enfin.
— Oui, de très-bonnes, petite curieuse.
— Et pouvez-vous m’en faire part ?
— Oui,... non,... pas encore. Bonté du ciel, dit de nouveau le custos, je savais bien qu’il viendrait !
— Vous attendez quelqu’un, mon père ?
— Oui, Kate ; imaginez qui ce peut être.
— Comment voulez-vous que je le devine, père ? Je ne connais pas vos amis anglais. Est-ce que ce serait ce M. Smythje dont vous parlez souvent ? Smythje ! quel nom burlesque ! je ne voudrais m’appeler Smythje pour rien au monde.
— Ta, ta, ta, Catherine. Smythje sonne bien à l’oreille, surtout précédé de « Montagu. » M. Smythje devient propriétaire du château de ce nom.
— Et c’est ce monsieur que vous attendez, père ?
— Oui, mon enfant ; il m’apprend qu’il arrivera par le navire la Nymphe de l’Océan, qui devait mettre à la voile une semaine après le départ de cette lettre ; il fera donc son apparition d’un moment à l’autre. Il s’agit de tout préparer. Montagu-Castle est en réparation ; Smythje sera donc notre hôte. Catherine, vous ferez de votre mieux pour bien accueillir cet étranger qui est un gentleman accompli, et de plus, fort riche. Mon intérêt exige que nous soyons amis, je vous expliquerai cela, ajouta Loftus Vaughan en baissant la voix.
— Cher père, je vous obéirai du mieux possible ; mais vous oubliez qu’il y a là une seconde lettre.
— De qui diable peut-elle venir ? dit le custos. Je ne connais pas cette écriture-là. »
Si le contenu de la première missive avait égayé le planteur, la lecture de la seconde eut un effet tout différent ; le front de Loftus Vaughan se plissa et s’assombrit.
« Le diable soit de lui ! dit-il en froissant l’enveloppe ; mort ou vivant, mon frère a donc été créé pour mon malheur ! Vivant, il me persécutait de demandes de secours ; mort, il me lègue son fils, quelque propre à rien comme lui, j’imagine.
— Cher père, dit Kate qui n’avait pas compris les dernières paroles du planteur, plutôt grommelées que prononcées, cette lettre vous apporterait-elle quelque chagrin ?
— Voyez vous-même. »
Kate ramassa l’épître à moitié déchirée et la parcourut des yeux ; elle était courte.
« London, 6 septembre 18...
« Cher oncle,
« J’ai à vous annoncer une triste nouvelle ; votre frère, mon bien-aimé père, n’est plus. J’obéis à son dernier désir en me rendant près de vous. J’ai pris passage pour la Jamaïque sur le navire la Nymphe de l’Océan. J’ai dû me résigner à “faire partie des voyageurs du faux-pont, car je manque d’argent, mon pauvre père ne m’a rien laissé. Je m’embarque néanmoins avec confiance dans vos sentiments de bienveillance à mon égard, et tout mon bon vouloir sera employé à reconnaître votre accueil sympathique dont je ne doute pas.
« Votre respectueux et affectionné neveu.
« HERBERT VAUGHAN. »
« Pauvre garçon ! dit Kate, il est donc sans ressources, et nous sommes si riches ! Comme il fait bien de venir ! Nous pourrons l’aider, père, le consoler.
— Vous ne savez ce que vous dites ! s’écria M. Vaughan d’un ton courroucé. Comment pouvez-vous vous apitoyer sur le sort d’un individu qui ne rougit pas de prendre sa place dans le steerage ? Que pensera Smythje qui vient précisément par le même navire ? car il saura que ce garçon est mon neveu. Le diable emporte ces gens sans gêne qui tombent chez vous pour s’y faire nourrir, sous prétexte de parenté. Oh ! il ne faut pas que Smythje voie ici ce « pauvre garçon » comme vous l’appelez. Pauvre, oui, mais non pas comme vous l’entendez, Kate : pauvre, parce qu’il est paresseux, incapable comme son père, barbouillant de mauvaises toiles pour être appelé artiste. Artiste ! à quoi cela est-il bon ? »
Kate, émue et décontenancée par cette violente sortie, s’abstint d’y répondre ; mais il était facile de voir que le blâme paternel n’avait pas altéré sa soudaine sympathie pour ce cousin, pour cet orphelin qu’elle ne connaissait pas.