Roger à Léon Moreau, médecin à Paris

818 Words
Roger à Léon Moreau, médecin à ParisHonfleur, 30 octobre 18… « Te voilà de retour à Paris, et j’en rends grâce au ciel, mon cher Léon ; quoique cinquante lieues nous séparent, tu es ma seule société dans la retraite que je me suis choisie. Non que l’ennui m’y viennent assaillir, non que j’y éprouve jamais le moindre regret de ce que j’ai volontairement quitté ; mais quand j’ai passé une journée à cultiver mon jardin, à flâner sur le bord de la mer, à voir partir ou arriver le passager du Hâvre, à causer de choses et d’autres avec les marins et les pêcheurs, j’aime à me renfermer le soir avec toi, c’est-à-dire avec tes lettres ; et avec mes souvenirs que toi seul partages avec moi, puisque toi seul aujourd’hui connais la première moitié de ma vie, et ce nom dont je voulais faire un nom glorieux et que j’ai quitté en quittant mes rêves de gloire et ces premières couronnes de fleurs dont les épines ont si cruellement blessé mon front. Je me rappelle encore cette soirée de rage et d’humiliation où mon nom, jeté par un histrion à un public auquel j’avais consacré tant de veilles, fut reçu avec des huées et des sifflets, d’autant plus cruels que ce même public m’avait en d’autres circonstances traité bien différemment. Quinze cents hommes m’insultant parce que mon drame qu’ils n’écoutaient pas ne les amusait pas ce jour-là, m’insultant à la fois comme aucun d’eux n’eût osé m’insulter, si j’eusse été un voleur, un faussaire, un lâche. Oh oui ! j’ai bien fait, cher Léon, j’ai bien fait de me mettre à jamais à l’abri d’une semblable émotion ; vingt fois j’ai voulu entrer dans la salle, les provoquer, les insulter à mon tour, pour tâcher d’en trouver un seul qui voulût prendre la responsabilité de l’insulte de tous. Que dis-je, un seul !… Je me serais précipité sur eux tous, un couteau à la main ; et toutes ces femmes qui riaient, et les acteurs eux-mêmes si humbles la veille, et ce soir-là si insolents ! Oh ! maintenant, je ne suis plus leur esclave ; je ne leur donne plus le droit, en mendiant leurs applaudissements, de huer mon nom. Il y a assez d’autres fous qui usent leur vie pour ce public, pour cette réunion de quinze cents imbéciles qui, rassemblés, s’érigent en juges infaillibles de l’esprit, du talent, du génie, dont aucun n’a pas la moindre parcelle, et sont acceptés, comme tels par des aveugles qui se vantent de l’indépendance et de la dignité de l’homme de lettres. J’ai repris mon nom, celui de mon père, un nom qu’on n’a jamais applaudi, mais qu’on n’a jamais sifflé ; un nom qui n’a pas été prostitué aux caprices de la foule, un nom sous lequel j’ai joui des vrais plaisirs, des seuls bonheurs qui n’ont pas laissé après eux une longue amertume. Il n’y a rien de changé dans mes rapports avec ma femme ; jamais elle ne me donne le moindre sujet de me plaindre, elle est douce, calme, s’occupe de sa maison avec la sollicitude d’une excellente ménagère. Je suis également pour elle le plus attentionné qu’il est possible, et je ne lui refuse rien de ce qui peut lui plaire. Notre union est paisible, et quand je vois d’autres ménages discords, haineux, tracassiers, je me réjouis de tous les maux que nous n’avons pas. Mais quand je regarde au-dedans de moi, quand je me laisse aller à écouter la douce et harmonieuse voix de cette poésie toujours vivante en moi, et plus puissante peut-être depuis qu’elle ne s’évapore plus sous ma plume, je comprends alors combien il y a de bonheurs qui me manquent. Je n’aime pas Marthe et elle ne m’aime pas. Sa présence me plaît, mais je ne redoute pas son absence ; je puis rester plusieurs heures à la chasse au-delà du temps que j’ai fixé pour mon retour, sans qu’elle n’en soit ni inquiète ni troublée. Nos existences ne sont pas liées intimement, elles semblent deux fleuves renfermés entre les mêmes rives sans mêler ni confondre leurs eaux ; il y a dans ma vie une partie rêveuse dans laquelle Marthe n’est pour rien, et sans aucun doute, il en est de même pour elle. Une espèce d’instinct m’avertit qu’il y a entre nous sur certains rapports un tel espace que je ne songe jamais à le franchir. Souvent nous nous ennuyons tous les deux, nous tombons dans une langueur morne et silencieuse, et aucun ne cherche auprès de l’autre le remède à son mal. Tous deux nous avons dans l’âme un amour sans objet, un besoin plutôt qu’un sentiment. Chez Marthe, ces accès sont plus rares et surtout de plus courte durée ; elle ignore la cause, et secoue par tous les moyens possibles ces songes qui l’inquiètent et la fatiguent. Moi, je m’y laisse entraîner sans opposer de résistance ; souvent même je me complais dans cette mélancolie qui m’enveloppe d’une atmosphère qui me sépare du reste de la vie. Rien de ce qui m’entoure ne peut me distraire ; je ne vois de femmes que des paysannes ou des pêcheresses qui me font penser que la nature, pour l’homme comme pour les autres animaux, n’a créé que des femelles, et que c’est l’homme qui a créé la femme. Je chasse, je marche, je me fatigue ; car c’est le seul moyen de distraire de la rêverie et d’échapper à ce grand délabrement de cœur. Adieu. ROGER. »
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