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Les Nuits chaudes du Cap français

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Extrait : "Comme je visitais Bordeaux, par un matin d'été, et, que je suivais, avec un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard s'attacha sur une maison du XVIIIe siècle, aux balcons de fer renflés, soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons grimaçants."

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LIVRE PREMIER - La vengeance d’un inconnu-1
LIVRE PREMIER La vengeance d’un inconnuComme je visitais Bordeaux, par un matin d’été, et, que je suivais, avec un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard s’attacha sur une maison du XVIIIe siècle, aux balcons de fer renflés, soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres, elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues, sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l’on voyait du linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et avare qui ne l’éclairait qu’à demi, des figures sculptées assez rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure avait grand air ; j’y lisais comme une expression de richesse fastueuse et insolente ; des souvenirs de ce négoce hardi qui s’en allait à travers le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s’il avait réussi, étalait au retour son triomphe et criait ses plaisirs. Voyant que les vieux murs m’avaient rendu songeur, mon compagnon, qui était de la ville, me dit : « Cette maison a une histoire singulière. » Je la lui demandai. Et voici à peu près ce qu’il me conta, tandis que nous nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits voiturant leurs éventaires et des servantes allant aux provisions, les cheveux enroulés sous un foulard écarlate. ***Pour écraser l’émeute qu’avaient soulevée à Bordeaux l’arrestation des députés girondins, l’arrêt des affaires et enfin la famine, la Convention venait d’envoyer avec pleins pouvoirs le représentant Tallien. C’était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui, par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la République, devint tout d’un coup sanguinaire. Trouvant que l’insurrection s’était calmée trop promptement pour sa gloire, il affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la guillotine ne chôma plus. Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d’humanité et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte, s’autorisa d’une courte entrevue qu’elle avait eue naguère avec le représentant pour lui demander justice ; elle parvint à le voir, le toucha de sa vive et agaçante beauté d’Espagnole. Tallien lui rendit la liberté, et n’eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse ; sans être beau ni agréable, c’était alors une puissance, que Thérésia, peu farouche, et surtout intéressée, devait se plaire à conquérir. On les vit passer sur le Cours de Tourny, enlacés comme d’humbles et obscurs amoureux ; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même réprobation. Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur féminin à être bonne et s’appliquait à la miséricorde comme à une élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées d’écrou ; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations, c’était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite récompense et qu’on ne peut guère attendre celles de l’autre monde, Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt c’était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c’était presque une fortune, vite gaspillée d’ailleurs, en joyaux, en toilette et en fêtes. Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de légères querelles, soit que Tallien jugeât périlleuse la vente d’une nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour les camarades du représentant. Avec des façons d’ours mal apprivoisé, il criait à son amie : « Si tu continues, je vais te faire guillotiner. » Mais la jeune femme lui répliquait en riant : « C’est bien ! je ne t’embrasse plus. » Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle, c’était encore la plus puissante. Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères qu’elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le lui rendaient plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui n’ont point à compter avec l’amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa fortune. Un matin qu’elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d’une gaieté enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès qu’elle se mêlait d’écrire, les manières prétentieuses de son correspondant ne l’en amusèrent pas moins à l’excès. La tête renversée sur l’oreiller, ayant peine à contenir son rire : – Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de son lit, et elle lui tendit l’épître d’un geste nonchalant, au bout de son bras nu. « Jamais l’innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n’a décoré un front plus pur que le vôtre ; il rendrait l’Amour muet, et glacerait jusqu’au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en inspirant l’admiration, ne laissait croire aussi que les paroles sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles… » – Hein ! s’écria Thérésia, tu ne m’en as jamais écrit de pareilles ! – L’insolent, murmurait Tallien. – Bah ! fit-elle, c’est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à conséquence. – Bel esprit, bel esprit ! cela te plaît à dire, mais ce jargon ridicule cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais bien savoir quel est le malotru qui s’est permis de t’adresser ces indécences. Je lui ferais passer le goût de t’en écrire de nouvelles. – Laisse-donc ! Laisse-donc ! disait Thérésia. Je suis de force à me défendre d’un galantin. – Tu les encourages par tes coquetteries, s’écriait Tallien furieux, et il se promenait à grands pas, froissant la lettre, heurtant les meubles à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette chambre féminine. Mais Thérésia, toute joyeuse d’avoir ainsi chauffé au point voulu la colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre : – Frénelle ! Frénelle ! C’était le secrétaire, l’agent secret, l’auxiliaire de Thérésia ; d’ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie. Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure. – Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre que je viens de lui montrer ! Voilà comment il encourage ma confiance ! – Oh ! citoyen, s’écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé, pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée ! Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la maîtresse à la servante : – Allons ! embrassez-vous, et que ça finisse ! Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et d’une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un b****r. – Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop de mal ! – Mes caresses ? – Non, ces lettres… – Mais ce n’est pourtant pas ma faute si on m’écrit, répliquait Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme un roulement de tambour. ***Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux suspects qu’il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment. Sa cour d’admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se succédaient sur ses lèvres. L’aventure de la lettre fut bientôt la fable de la ville. Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C’était un des plus riches négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un homme habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie ; et, bien que ce ne fût pas son métier d’écrire des billets doux, on s’étonnait qu’il eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que Thérésia lui eût tourné la tête. D’ordinaire il observait une réserve extrême ; et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son existence s’écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue Sainte-Catherine. Il est vrai qu’il n’avait pas toujours ainsi vécu. On l’avait connu gai, d’une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il entretenait alors une comédienne à la mode, et c’est pour elle qu’il avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne l’installa point, car les amants se brouillèrent avant qu’il ne fût achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue, d’où arriva un beau jour cette nouvelle : « Dubousquens se marie ! Dubousquens se marie ! » Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à Thérésia de Fontenay. On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s’éveillait, essayant d’imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens ; déjà on préparait vœux et compliments, bals et festins, quand on vit le négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de visage et d’humeur. Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée, disait-on, par une femme. Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu’il l’avait laissé soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire, trop belle pour n’être qu’une servante. Elle semblait réunir en sa personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins, les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle grâce légère, tout européenne ; et aussi de ces grands yeux vagues qui s’endorment ou s’illuminent sans qu’on devine pourquoi ; une vie tour à tour somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l’ardeur des gestes, le mouvement d’un sein qui s’offre, d’une croupe qui ondule, des bonds d’animal lubrique. C’est du moins ce qu’avaient rapporté les rares personnes qui l’avaient entrevue sur le navire, ou, en passant, par une fenêtre entrouverte. On ne pouvait l’approcher davantage. Dès son arrivée à Bordeaux, Dubousquens l’avait pour ainsi dire cloîtrée dans son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient défendus de toute curiosité par d’épais ombrages. Deux vieux domestiques anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée que fût la rue où donnait l’hôtel, il n’était point permis à la jeune noire de s’y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un instant au balcon. On ne l’avait jamais surprise à causer, ni même à dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui semblent, plutôt qu’un chant développé, un soupir d’exil, un appel aux grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas. Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier commis Jumilhac, feignait de s’absenter de Bordeaux quelques jours. Il allait simplement s’enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il n’y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fut, de venir l’y chercher. Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de larges aumônes ; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne manquait pas de commenter cette retraite et d’essayer d’en soulever le voile. « Pauvre homme ! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler. – Il se vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n’est peut-être point l’homme paisible qu’il veut paraître. » Et l’on racontait qu’il s’élevait souvent, de la maison mystérieuse, les lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu’un disait avoir assisté, à la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène. Dubousquens frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au milieu des sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques retentissantes sur la chair nue, la voix furieuse du maître : « Ah ! parle donc de tes caresses ! toutes tes caresses abominables ne valent pas un seul de ses sourires. Tiens, donne-moi tes mains, tes mains criminelles, que je les frappe encore ! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l’as tuée, exécrable fille !… Est-ce que tu pouvais te comparer, brute obscène, à celle qui était l’Amour ! » Le témoin s’était enfui, épouvanté de ces imprécations insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait vu Dubousquens subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui disant d’une voix entrecoupée : « Laisse-moi b****r ton épaule, elle s’y appuyait comme cela, t’en souviens-tu ? Te rappelles-tu aussi, le jour où elle s’est endormie contre toi ? » Puis il haussait la voix comme si la colère le dominait encore : « Ingrate ! Ingrate ! Elle qui t’aimait tant ! As-tu connu maîtresse si clémente ! » On prétendait qu’entre le négociant et la jeune noire, il existait quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure. Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l’un à l’autre. Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s’amusa fort d’avoir pour adorateur « L’homme à la négresse ». Elle ne comprenait rien à cette double adoration : « S’il m’aime tant, disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah ! cœur d’artichaut : une feuille pour tout le monde ! » ***Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia. Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit bonheur du jour où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu’assez lasse d’une poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin et tirer profit ; sans rien faire pour l’encourager, elle voulait attendre. Mais ce qu’elle supportait d’abord sans trop d’ennui, lui devint bientôt odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n’étaient plus d’humbles supplications, d’idolâtres prières, mais des ordres et des menaces, puis des insultes. Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa maîtresse blême, tremblante d’émotion, les yeux en larmes, sauter à bas de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre un papier bouchonné, déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu’on se fût, après coup, décidé à le conserver. – Lis, lis ! disait-elle. C’est inouï ! Tallien commença à haute voix, mais il s’arrêta à la première ligne : « Immonde prostituée, toi qui t’es vendue à tout Bordeaux, toi que le dernier des portefaix a pu trousser sur le pont… » Le reste était encore plus insultant. Comme s’il n’y avait point dans le vocabulaire commun d’assez basse injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent les mariniers ivres, ceux qui n’évoquent les charmes de la femme que pour les mépriser et les salir. Le représentant devint pâle ; la lettre tremblait entre ses doigts. – Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d’une ville et la proie d’un misérable ? Vais-je tous les jours être traitée de la sorte ! – Comment, tous les jours ? – Oui, reprit Thérésia, ce n’est pas la première lettre de ce genre que je reçois. J’en ai reçu vingt, trente peut-être ! Je ne te les montrais pas, pour ne pas t’attrister. Cette fois vraiment c’est trop d’outrages ! Je ne peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe le lâche. – Quel est le misérable, s’écriait le représentant, quel est le misérable qui a pu écrire ces abominations ! – Tu ne vois pas ! La lettre est signée ! – Comment ! il a osé !… Du-bous-quens ! Dubousquens ! répétait Tallien, mais je connais ce nom-là. Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de calepin, une petite note ainsi conçue : « Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect par ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme Martignac. Rôle douteux pendant l’insurrection contre-révolutionnaire. Depuis, a affecté des sentiments constitutionnels. A des amis puissants dans tous les partis. Très lié avec Robespierre jeune. Très populaire dans la ville. À ménager. » – Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire et à ménager ! – Et qu’importe qu’il soit populaire ! s’écria Thérésia. Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l’étreignant avec force : – Voyons, m’aimes-tu, Tallien ? Vas-tu souffrir qu’on insulte ta Thérésia ? Vas-tu hésiter à châtier un monstre ! De quoi as-tu peur ? N’es-tu pas le maître ici ? D’ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah ! si tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds, ils m’égorgeront peut-être, les infâmes ! – Sois donc tranquille ! sois donc tranquille ! – Non ! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m’auras pas vengée ! ***Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens, fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse du théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la Porte du Palais, dont l’accès était interdit à tout le monde. Mais Jumilhac, sous le coup d’une si pressante menace, ne crut point devoir respecter la défense, et, sans retard, il s’en fut le trouver. À l’heure qu’il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair, l’hôtel et les jardins formaient une nuit impénétrable. Mais comme il levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l’émotion qu’il éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi le désir d’être utile à Dubousquens, dominaient son inquiétude. On ne parut pas l’avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants, retentirent encore ; enfin, comme il s’obstinait à frapper, une fenêtre s’ouvrit, un homme parut, demanda : – Qui est là ? – C’est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle ! Un instant après un verrou glissait, la porte s’entrebâilla, et Jumilhac pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à travers des corridors obscurs, jusqu’à un vaste salon entouré de glaces et meublé de sofas, qu’éclairait d’une lumière pâle un lustre à demi allumé. À son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la pièce voisine. – Que venez-vous faire ? demanda Dubousquens, et qui vous a permis ? Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi déchirée, laissant voir son cou sillonné d’éraflures rouges et comme de griffes profondes, Dubousquens l’effraya, avec ses yeux hagards, ses mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui soulevait sa poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible. Jumilhac lui dit d’une voix sourde : – Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril. – Comment cela ? fit Dubousquens sans se troubler. Absorbé comme il l’était, il prêtait à peine attention aux paroles les plus alarmantes. – Vous avez été bien imprudent ! répliqua le commis. Courtiser la maîtresse d’un homme aussi puissant, c’était déjà dangereux ; mais lui écrire des injures !… Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement votre tête ? – Que me contez-vous là ? s’écria Dubousquens qui avait écouté son commis avec la plus grande surprise. – Mais la vérité simplement ! – Moi, j’ai courtisé une femme ? Je lui ai écrit des injures ? Voyons, vous êtes fou ! – Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture. – Et comment s’appelait cette amoureuse que j’ignore ? Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la raison d’un langage qui lui paraissait extravagant.

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