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LES HÔTES
À qui incombait la responsabilité de la réforme accomplie dans la serre ?
Au nouveau locataire sans doute.
Et qui était ce nouveau locataire ?
Cette serre, qui avait été, au printemps de 1868, la triste habitation d’un couple de hiboux, était, à l’automne de la même année, le lieu de réunion vivant et animé d’une foule de dames et de gentlemen assemblés pour une partie de plaisir dans le parc.
C’étaient les hôtes du locataire de Windygates.
La scène, au début de cette partie de plaisir, était charmante.
À l’intérieur de la serre, les femmes se montraient brillantes comme des papillons, sous leurs vêtements d’été, qui tranchaient avec éclat sur le sombre costume adopté par les hommes de la société moderne.
Au-dehors de la serre, on pouvait voir, par trois grandes baies en forme d’arcades, une vaste pelouse, conduisant à des parterres en fleurs et à des massifs d’arbustes.
Plus loin encore, à travers une percée faite au milieu des grands arbres, on apercevait la maison devant laquelle jaillissait une fontaine avec un beau jet d’eau qui chatoyait au soleil.
On riait, on jasait, mais au milieu de ce bourdonnement joyeux une voix domina toutes les autres et réclama impérieusement le silence.
Une jeune femme s’avança sur le gazon devant la serre et inspecta la foule des hôtes, comme un général passant en revue ses régiments.
Elle était jeune, elle était jolie ; elle n’était en rien embarrassée par les regards de tout ce monde. Elle était habillée dans le plus pur style de la fashion.
Un chapeau qui rappelait une assiette à dessert était placé sur son front ; un ballon de cheveux d’un brun très clair bien bouffants partait du sommet de sa tête ; une cataracte de perles se répandait sur sa poitrine ; une paire de hannetons en émail, offrant une effrayante ressemblance avec les originaux vivants, pendait à ses oreilles ; sa robe fort courte était d’un bleu céleste ; ses fines chevilles se dessinaient à travers ses bas à raies ; ses souliers étaient de ceux qu’on nomme à la Watteau et dont les hauts talons font frémir les hommes, qui se demandent : « Comment cette charmante personne peut-elle se tenir sur ces petits morceaux de bois ? »
Cette jeune femme était miss Blanche Lundie, la petite Blanche si fraîche et si rosée qui a été présentée au lecteur dans le Prologue.
Elle avait alors 18 ans, position excellente, fortune certaine, caractère vif, dispositions variables. En un mot, une enfant du siècle actuel, avec les mérites et les défauts de son temps, et sous tout cela un grand fonds de sincérité, de loyauté, et de chaleur de sentiment.
– Maintenant, mes bons amis ! cria miss Blanche, silence, s’il vous plaît ! Nous allons choisir nos camps pour la partie de croquet. Aux affaires… aux affaires… aux affaires !…
Sur cette interpellation, une autre dame, parmi la compagnie, prit un maintien grave et répondit, en dirigeant sur Blanche un regard de doux reproche et sur le ton d’une bienveillante protestation.
Cette autre dame était grande, forte, âgée de 35 ans. Elle présentait à l’observateur un nez cruellement aquilin, un menton droit qui indiquait un caractère obstiné, des cheveux et des yeux noirs magnifiques, une riche toilette, mais sobre de couleur, et une gracieuse nonchalance de mouvement qui séduisait au premier abord, mais devenait promptement monotone et fatigante.
Cette dame était la seconde lady Lundie, actuellement veuve, après quatre mois seulement de mariage, de feu sir Thomas Lundie. En d’autres termes, c’était la belle-mère de Blanche et l’enviable locataire du château et des terres de Windygates.
– Ma chère, dit lady Lundie, les mots ont leur signification, même quand ils sortent des lèvres d’une très jeune personne. Pourquoi rangez-vous le croquet parmi les affaires ?
– Assurément, vous ne le rangez pas parmi les plaisirs ? lança une voix ironique du fond de la serre.
Les rangs des visiteurs s’ouvrirent devant celui qui venait de parler, et l’on vit paraître, au milieu de cette réunion toute moderne un gentleman du siècle précédent.
Les manières de ce gentleman se distinguaient par une grâce sans raideur et une politesse inconnues à la nouvelle génération. Son costume était composé d’une cravate blanche plusieurs fois enroulée autour de son cou, d’un habit bleu boutonné jusqu’au menton, d’un pantalon nankin et de guêtres assorties, costume fort ridicule pour l’époque.
Sa parole était facile et révélait une indépendance d’esprit contenue dans les bornes d’une grande politesse. Ses ripostes, toujours satiriques, étaient fort redoutées, car l’esprit est peu du goût de la génération présente.
De sa personne, il était mince, élancé, avait une belle tête blanche, des yeux noirs pleins de feu, et une sorte de contraction imprimée aux coins de ses lèvres par son humeur sardonique. Il était affligé d’une infirmité connue sous le nom de pied-bot, il la supportait comme ses années, c’est-à-dire gaiement.
Il était célèbre dans la société pour sa canne d’ivoire dans la pomme de laquelle une tabatière était artistement enchâssée, mais on le craignait à cause de son antipathie pour les institutions modernes, qu’il exprimait à propos et hors de propos, avec une sagacité qui le faisait toujours frapper sur le point le plus faible.
Tel était sir Patrick Lundie, frère du feu baronnet, sir Thomas Lundie, et héritier à sa mort du titre et des biens patrimoniaux.
Miss Blanche, sans se préoccuper de l’observation de sa belle-mère et du commentaire de son oncle, montra une table sur laquelle les maillets et les boules du jeu de croquet étaient déposés.
– Je me mets à la tête de l’un des camps, mesdames et messieurs, et lady Lundie se met à la tête de l’autre, s’écria-t-elle. Nous choisirons nos joueurs à tour de rôle. Maman a sur moi l’avantage des années, aussi est-ce elle qui choisira la première.
Après un regard jeté à sa belle-fille, qui, bien interprété, voulait dire : « Je vous renverrais en nourrice, mademoiselle, si je le pouvais ! », lady Lundie se retourna et promena ses regards sur ses hôtes. Elle avait évidemment arrêté d’avance dans son esprit quel joueur elle choisirait le premier.
– Je choisis miss Sylvestre, dit-elle, en appuyant avec une certaine emphase sur le nom de la personne désignée par elle.
À ces mots, les groupes s’ouvrirent de nouveau. Nous connaissons celle qui parut alors : c’était Anne. Les étrangers, qui la rencontraient pour la première fois, virent une jeune femme dans la première fleur de la vie, simplement vêtue d’une robe blanche sans ornements qui s’avançait lentement devant la maîtresse de la maison.
Un certain nombre des personnes réunies pour cette partie de plaisir avaient été amenées par des amis qui avaient le privilège de pouvoir les présenter.
Dès qu’Anne parut, chacun des hommes présents se sentit soudain intéressé en faveur de cette charmante personne.
– C’est une délicieuse femme, dit un des étrangers à l’un des amis de la maison. Qui est-elle ?
L’ami répondit :
– L’institutrice de miss Lundie… voilà tout.
Lady Lundie et miss Sylvestre étaient arrivées en face l’une de l’autre.
L’étranger regarda les deux femmes et murmura :
– Il y a quelque chose qui ne va pas bien entre lady Lundie et l’institutrice.
L’ami de la maison les regarda et dit :
– Évidemment !
Il y a certaines femmes dont l’influence sur les hommes est un mystère insondable pour les personnes de leur sexe. L’institutrice était l’une de ces femmes.
Elle avait hérité du charme, mais non de la beauté de sa malheureuse mère. Jugée sur un simple portrait illustrant un livre d’étrennes exposé à la vitrine d’un libraire, l’arrêt prononcé sur elle aurait été inévitablement celui-ci : elle n’a pas un seul beau trait dans le visage. Il n’y avait, en effet, rien de particulièrement remarquable dans la personne de miss Sylvestre, vue à l’état ordinaire.
Elle était de taille moyenne, et aussi bien faite que beaucoup de femmes ; de cheveux et de teint elle n’était ni brune ni blonde, mais plutôt dans des conditions de neutralité agaçante entre les deux couleurs. Ce qui était pis, c’est que son visage avait réellement des défauts marqués qu’il était impossible de nier.
Ainsi, une contraction nerveuse du coin de la bouche rompait la ligne de ses lèvres quand elle parlait ; on pouvait observer dans l’un de ses yeux une certaine incertitude nerveuse, si bien que c’était à peine si elle échappait au reproche de loucher.
Et pourtant, en dépit de ces indiscutables défectuosités, elle était l’une de ces femmes, du formidable petit nombre de ces femmes qui tiennent les cœurs des hommes et la tranquillité des familles à leur merci.
Si elle se levait, on apercevait dans tous ses mouvements un charme subtil, qui vous forçait à vous retourner, à suspendre votre conversation, à l’observer en silence tandis qu’elle marchait.
Elle s’asseyait auprès de vous ; elle vous parlait, et voilà qu’il se passait un je-ne-sais-quoi dans cette petite contraction du coin de ses lèvres, dans l’incertitude nerveuse de ses yeux gris et doux, qui changeait ces défauts en beautés, qui exerçait son empire sur vos sens, qui vous faisait tressaillir si, par hasard, sa robe vous effleurait, qui faisait battre votre cœur si vous regardiez avec elle dans le même livre et si vous sentiez son souffle sur votre visage.
Tout cela, bien entendu, n’arrivait que si vous étiez un homme.
Si vous la voyiez avec les yeux d’une femme, les effets étaient tout autres.
Les belles ladies se retournaient simplement vers leur voisine et disaient avec un accent de profonde pitié pour l’autre sexe :
– Qu’est-ce que les hommes peuvent voir de bien chez cette fille ?
Les yeux de la maîtresse de maison et ceux de l’institutrice se rencontrèrent avec une défiance marquée de part et d’autre. Tout le monde put voir ce que l’étranger et l’ami de la maison avaient observé : il y avait quelque chose entre les deux dames.
Miss Sylvestre parla la première.
– Je vous remercie, lady Lundie, dit-elle. J’aurais préféré ne pas jouer.
Lady Lundie manifesta une surprise extrême, dépassant les bornes qu’impose le savoir-vivre.
– Oh, en vérité ? répliqua-t-elle aigrement. Quand nous sommes tous réunis ici pour jouer, cela semble assez extraordinaire. Vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux, miss Sylvestre ?
Le pâle visage de l’institutrice se couvrit d’une rougeur passagère ; mais elle fit son devoir comme femme et comme institutrice : elle se soumit, et ainsi les apparences furent sauvées encore cette fois.
– Il ne m’est rien arrivé, répondit-elle ; seulement je ne suis pas très bien ce matin ; néanmoins, je jouerai si vous le désirez.
– Je le désire, répondit lady Lundie.
Miss Sylvestre se dirigea vers l’une des entrées de la serre. Elle attendait les événements, regardant devant elle, au-delà de la pelouse, avec un trouble intérieur fort visible, et que trahissaient les mouvements de son corsage.
C’était au tour de Blanche de choisir un autre joueur.
Elle paraissait bien incertaine sur le choix qu’elle avait à faire ; elle porta ses regards sur ses hôtes et aperçut un gentleman qui se trouvait placé sur les premiers rangs, en face d’elle. Il était à côté de sir Patrick, et c’était un aussi remarquable représentant de l’école moderne que sir Patrick de celle du temps passé.
Le gentleman moderne était jeune, brillant de santé, grand, et fort. La raie qui séparait sa chevelure frisant naturellement, signe caractéristique de la race saxonne, partait du milieu de son front, montait jusqu’au sommet de sa tête et venait se terminer au milieu de sa large nuque. Ses traits étaient aussi parfaitement réguliers et aussi parfaitement intelligents que peuvent l’être ceux d’une créature humaine.
Sa physionomie gardait une immobilité merveilleuse à voir. Les muscles de ses bras vigoureux se dessinaient en saillie sur les manches de son léger vêtement d’été. Il avait la poitrine large, la taille mince, et à le voir si solidement campé sur ses jambes, on reconnaissait un magnifique animal humain, arrivé au plus haut point du développement physique.
C’était sir Geoffrey Delamayn, communément appelé l’Honorable, et méritant cette distinction à plus d’un titre.
Il était Honorable, en premier lieu, comme étant le fils (le second fils) du solicitor, autrefois en voie de s’élever, qui était devenu lord Holchester. Il était honorable, en second lieu, comme s’étant acquis la plus haute distinction populaire que l’éducation anglaise moderne peut accorder, par le maniement des avirons, dans les courses de canots à l’Université.
Ajoutez que personne ne l’avait jamais vu lire autre chose qu’un journal, que personne ne l’avait vu en retard pour faire un pari ; et le portrait de ce jeune Anglais sera complet pour le moment présent.
Les yeux de Blanche s’arrêtèrent sur lui, et elle le désigna comme le premier joueur à mettre dans son camp.
– Je choisis Mr Delamayn, dit-elle.
Lorsque ce nom sortit des lèvres de Blanche, la rougeur qui avait coloré le visage de miss Sylvestre disparut et fit place à une mortelle pâleur. Elle fit même un mouvement pour quitter la serre, mais elle s’arrêta brusquement et sa main s’appuya sur le dossier du siège rustique qui se trouvait à sa portée.
Un gentleman qui était derrière elle la vit saisir le dossier de ce siège par un geste si soudain et si énergique, que le gant se déchira. Il consigna aussitôt dans son mémorandum mental cette note sur miss Sylvestre : « Un caractère du diable ! »
Pendant ce temps, Mr Delamayn, par une étrange coïncidence, prit exactement le même parti que miss Sylvestre.
Lui aussi essaya de se faire dispenser de prendre part au jeu.
– Je vous remercie beaucoup, dit-il. Pourriez-vous me faire un nouvel honneur en choisissant quelque autre que moi ? Ce n’est pas dans ma ligne.
Cinquante années auparavant, une pareille réponse adressée à une dame eût été considérée comme une impertinence inexcusable.
Le code social du temps présent n’est pas le même, et cette réponse parut à tout le monde franchement amusante.
La société se mit à rire.
Blanche perdit son empire sur elle-même.
– Ne pouvez-vous vous intéresser à autre chose qu’au sérieux emploi de la force musculaire, Mr Delamayn ? dit-elle aigrement. Faut-il toujours que vous teniez l’aviron dans une course de canots, ou que vous franchissiez une barrière ? Si vous aviez un esprit, vous éprouveriez le besoin de le détendre. Mais vous avez au moins des muscles ; n’auraient-ils pas aussi besoin d’être détendus ?
Ces traits cruels échappés à l’esprit caustique de miss Lundie glissèrent sur Mr Geoffrey Delamayn, comme l’eau sur le dos d’un canard.
– Qu’il en soit comme il vous plaira, dit-il, avec une stupide bonne humeur. Ne soyez pas offensée. Je suis venu ici avec des dames, et elles n’ont pas voulu me laisser fumer. Mon cigare me manque, je pensais pouvoir m’échapper un instant… C’est très bien !… Je jouerai.
L’honorable jeune gentleman ne paraissait nullement mécontent. La pétulante jeune fille lui tourna le dos et regarda de nouveau vers l’autre extrémité de la serre.
– Qui vais-je choisir ? se disait-elle.
Un jeune homme brun, au visage brûlé par le soleil, dont l’air et les manières semblaient indiquer une vie d’aventures et peut-être une connaissance familière de l’océan, s’avança timidement et dit :
– Choisissez-moi !
Un charmant sourire éclaira tout à coup le joli visage de Blanche.
À en juger par les apparences, le jeune homme brun tenait une place toute particulière dans son estime.
– Vous ! dit-elle avec coquetterie, vous allez nous quitter dans une heure.
Il osa se rapprocher d’un pas.
– Je reviendrai, dit-il, je reviendrai après-demain.
– Vous jouez très mal !
– Je pourrais faire des progrès, si vous me donniez des leçons.
– Le pourriez-vous ? Alors, je vous donnerai des leçons.
Elle tourna son visage frais et rose du côté de sa belle-mère.
– Je choisis Mr Arnold Brinkworth, dit-elle.
Sûrement, il y avait quelque chose dans ce nom inconnu qui produisit quelque effet, non, cette fois, sur miss Sylvestre, mais sur sir Patrick.
Il regarda Mr Brinkworth avec un soudain intérêt de curiosité. Si la maîtresse de maison n’avait pas réclamé son attention à cet instant, il aurait évidemment parlé à ce jeune homme.
Mais c’était au tour de lady Lundie de choisir un second joueur.
Son beau-frère était un personnage d’une certaine importance et elle avait ses motifs pour tenir aux bonnes grâces du chef de la famille. Elle surprit toute la compagnie en choisissant sir Patrick.
– Maman ! s’écria Blanche, à quoi pensez-vous ? Sir Patrick ne peut pas jouer. Le croquet n’était pas inventé de son temps.
Sir Patrick ne souffrait jamais que « son temps » fût l’objet d’une remarque désobligeante de la jeune génération sans répondre à la jeune génération par une réplique marquée à son coin d’ironie ordinaire.
– Dans mon temps, ma chère, dit-il à sa nièce, on attendait des gens invités aux réunions de société du genre de celle-ci qu’ils y apportassent quelques qualités agréables. Dans votretemps, on en est dispensé.
Cela dit, le vieux gentleman prit un des maillets sur la table qui était près de lui.
– Voilà, dit-il, un élément de succès dans la société moderne. Et ceci, ajouta-t-il en prenant une boule, en est un autre. Très bien. Je jouerai !… je jouerai !…
Lady Lundie, étrangère par nature à tout sentiment d’ironie, sourit gracieusement et répondit :
– Je savais bien que sir Patrick jouerait, pour me plaire.
Sir Patrick s’inclina avec une politesse sardonique.
– Lady Lundie, répondit-il, vous lisez dans ma pensée comme dans un livre.
Au grand étonnement des personnes de moins de quarante ans, il accentua ces mots en plaçant la main sur son cœur et il cita les vers de Dryden, en nommant le poète :
Étranger à l’amour et quoique je sois vieux,
Je me souviens encore du charme de leurs yeux.
Lady Lundie, qui pensa que son beau-frère se moquait d’elle, laissa voir qu’elle était choquée. Mr Delamayn fit un pas en avant. Il intervint avec l’air d’un homme qui se sent impérieusement appelé à remplir un devoir public.
– Dryden n’a jamais dit cela, déclara-t-il. J’en réponds.
Sir Patrick tourna sur lui-même, avec l’aide de sa canne d’ivoire, et regarda Mr Delamayn bien en face.
– Vous connaissez Dryden mieux que moi, monsieur ? demanda-t-il.
L’Honorable Geoffrey répondit modestement :
– Je puis le dire. J’ai ramé dans trois courses avec lui, et nous nous sommes entraînés ensemble.
Sir Patrick jeta sur toute la compagnie un aigre sourire de triomphe.
– Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur, répliqua-t-il, que vous vous êtes entraîné avec un homme qui est mort depuis deux cents ans.
Mr Delamayn ouvrit des yeux effarés.
– Que veut dire ce gentleman ? demanda-t-il. Je parle de Tom Dryden, du Christchurch College. Tout le monde, à l’université, le connaît.
– Je parle, riposta sir Patrick, de John Dryden, le poète ; apparemment tout le monde à l’université ne le connaît pas.
Mr Delamayn répondit avec un sérieux véritablement plaisant :
– Je vous donne ma parole d’honneur que jamais je n’avais entendu parler de ma vie de cet autre Dryden. Ne soyez pas irrité contre moi, monsieur, je ne me tiens nullement comme offensé par vous.
Il sourit et tira de sa poche une pipe en bruyère.
– Donnez-moi du feu, demanda-t-il de la façon la plus amicale à sir Patrick.
– Je ne fume pas, monsieur.
Mr Delamayn regarda le vieux gentleman.
– Vous ne fumez pas, répéta-t-il, je voudrais bien savoir alors comment vous pouvez passer le temps.
– Monsieur, dit sir Patrick, en lui faisant un grand salut, vous pouvez vous le demander.
Pendant cette petite escarmouche, lady Lundie et sa belle-fille avaient organisé le jeu, et la compagnie, joueurs et spectateurs, se dirigeait vers la pelouse. Sir Patrick arrêta sa nièce qui se préparait à sortir, suivie de près par le jeune homme brun.
– Laissez Mr Brinkworth avec moi, dit-il, j’ai à lui parler.
Blanche donna ses ordres.
Mr Brinkworth fut condamné à rester auprès de sir Patrick, jusqu’à ce qu’on eût besoin de lui pour le jeu.
Mr Brinkworth parut surpris et obéit.
Pendant ce temps, il se passait quelque chose de singulier à l’autre bout de la serre.
Profitant de la confusion produite par le mouvement général effectué vers la pelouse, miss Sylvestre s’était rapprochée de Mr Delamayn.
– Dans dix minutes, murmura-t-elle, la serre sera déserte, venez m’y trouver.
L’Honorable Geoffrey tressaillit et lança un regard furtif autour de lui.
– Croyez-vous que cela soit prudent ? balbutia-t-il à son tour.
Les lèvres de l’institutrice tremblèrent, de peur ou de colère, c’était difficile à dire.
– J’insiste pour que vous veniez ! répondit-elle.
Mr Delamayn fronça ses beaux sourcils en la regardant s’éloigner, et il quitta la serre à son tour.
Le jardin des roses était solitaire pour le moment. Il prit sa pipe et se cacha parmi les rosiers.
La fumée sortait de ses lèvres par bouffées chaudes et précipitées. Il était habituellement le plus doux des maîtres pour sa pipe. Quand il malmenait cette servante de confiance, c’était chez lui un signe certain de trouble intérieur.