XIII
La situation du cimetière, de tous côtés exposé aux regards, m’avait obligé de choisir avec soin la place où je devais m’embusquer.
La principale entrée de l’église était du côté qui longeait le champ du repos, et cette porte était abritée par un porche muré sur ses deux faces latérales. Après un peu d’hésitation, naturelle chez un homme qui n’aime pas à se cacher alors même que la nécessité lui en est démontrée, j’avais pris le parti d’entrer sous ce porche. Dans chacun de ces murs latéraux était percée une espèce de meurtrière. Par l’une de ces issues ouvertes au regard, je pouvais voir le tombeau de mistress Fairlie. L’autre avait jour du côté de la carrière où était bâti le cottage du sacristain-fossoyeur. Devant moi, faisant face à l’entrée du porche, était un espace de sol dénudé, une ligne de murailles basses, et par-delà, la cime brune d’un coteau désert, au-dessus duquel roulaient, en masses mobiles, les nuages du couchant, poussés par une brise forte et continue. On ne voyait, on n’entendait aucune créature vivante ; pas un oiseau ne traversait l’air auprès de moi, aucun chien n’aboyait au seuil du cottage voisin. Les intermittences du bruit monotone que les brisants m’envoyaient étaient comblés par le frémissement triste des arbres nains plantés près de la tombe, et par le faible et froid murmure du ruisseau sur son lit de pierres. Heure lugubre, scène lugubre. Je me sentais de plus en plus abattu, sous mon ténébreux abri, comptant chaque minute de cette triste soirée.
Le crépuscule ne s’était pas encore fait, – les lueurs du soleil couchant s’attardaient encore dans le ciel, et la première demi-heure de mon immobile faction s’était à peine écoulée, – lorsque j’entendis un bruit de pas et une voix. Les pas venaient dans ma direction, du côté opposé de l’église ; la voix était celle d’une femme.
– Ne vous tourmentez pas de la lettre, mon enfant ! disait la voix. Je l’ai remise moi-même à ce jeune garçon qui s’en est chargé sans un mot d’observation. Il a pris d’un côté, moi de l’autre, et je n’ai été suivie ensuite par âme qui vive ; c’est moi qui vous en réponds…
Ces paroles forcèrent mon attention, et montèrent ma curiosité au point d’en faire une espèce de souffrance. Il y eut ensuite une pause où les voix se turent, mais les pas approchaient toujours. L’instant d’après, deux personnes, deux femmes, passèrent dans l’espace que l’une des fenêtres du porche livrait à mon regard. Elles allaient droit vers le tombeau, et me tournaient le dos, par conséquent.
L’une d’elles avait un chapeau et un châle : l’autre portait un long manteau de voyage en étoffe bleu foncé, dont le capuchon était ramené sur sa tête. Au bas du manteau, légèrement relevé, se voyaient quelques pouces de sa robe. Dès que j’en constatai la couleur, le cœur me battit ; – elle était blanche…
Presque à mi-chemin de l’église et du tombeau, elles s’arrêtèrent ; la femme au manteau tourna la tête du côté de sa compagne. Mais son profil, qu’un chapeau en ce moment m’eût permis de voir, était caché par l’étoffe épaisse du capuchon qui se projetait en avant.
– Prenez bien garde à ne quitter jamais ce manteau si commode et si chaud, dit la même voix que j’avais entendue déjà, – la voix de la femme au châle. Mistress Todd a raison ; vous aviez, hier, toute en blanc, une tournure trop remarquable. Je vais me promener dans les environs, pendant que vous resterez ici ; les cimetières ne me vont pas tant qu’à vous. D’ici à ce que je revienne, ayez fini votre affaire ; et tâchons d’être, avant la nuit, de retour chez nous…
Disant ces mots, elle se retourna et revint sur ses pas, le visage de mon côté. Ce visage était celui d’une femme assez âgée, brun, sillonné de rides, annonçant la santé, avec une physionomie qui n’avait rien de malhonnête ou de suspect. Elle s’arrêta près de l’église pour serrer son châle autour d’elle.
– Bizarre, se disait-elle, je me la rappelle toujours bizarre, avec ses inventions et ses caprices !… Mais sans malice, pourtant, – sans plus de malice, la pauvre âme, que l’enfant qui vient de naître…
Elle soupira, regarda les fosses, autour d’elle, avec une espèce de frisson, branla de la tête, comme si ce lugubre spectacle ne lui plaisait guère, et disparut en tournant le coin de l’église.
Je me demandai, un moment, s’il fallait ou non la suivre et lui adresser la parole. Mon vif désir de me trouver face à face avec sa compagne me fit opter pour la négative. J’étais certain de revoir la femme au châle, si bon me semblait, en attendant près du cimetière qu’elle revînt comme elle l’avait promis ; – il me semblait, d’ailleurs, plus que douteux qu’elle pût me donner le renseignement à la recherche duquel j’étais. Peu m’importait la personne qui avait transmis la lettre. La personne qui l’avait écrite concentrait sur elle tout l’intérêt et pouvait seule nous fournir les informations requises ; or, cette personne, j’en demeurais maintenant bien convaincu, était là devant moi, dans le cimetière.
Pendant que ces idées me traversaient l’esprit, je vis la femme au manteau se rapprocher de la tombe et la contempler, debout, pendant quelque temps. Ensuite elle jeta un regard autour d’elle, et, tirant de dessous son manteau un linge blanc, serviette ou mouchoir, elle s’achemina obliquement vers le ruisseau. Il pénétrait dans le cimetière par une petite baie en arceaux, pratiquée au bas du mur, et en sortait après un cours sinueux de quelques douzaines de mètres, par une issue toute pareille. Elle trempa le linge dans l’eau, et revint du côté de la tombe. Je la vis b****r la croix blanche, puis s’agenouiller devant l’inscription et passer, à plusieurs remises l’étoffe humide sur le marbre souillé.
Après avoir réfléchi au meilleur moyen de l’aborder sans lui faire peur, je résolus de franchir la muraille que j’avais devant moi, de faire ensuite le tour par l’extérieur, et de pénétrer à nouveau dans le cimetière par la barrière la plus proche du tombeau, afin qu’elle me vît approcher. Elle était si absorbée dans son pieux travail qu’elle ne m’entendit pas venir jusqu’au moment où je franchis la barrière. Alors elle leva les yeux, se dressa sur ses pieds avec un faible cri, et demeura devant moi immobile et muette de terreur.
– Ne vous effrayez pas, lui dis-je. Bien certainement vous vous souvenez de moi ?
Je m’étais arrêté en prenant la parole, – je fis ensuite mais sans me presser, quelques pas en avant – puis je m’arrêtai encore, – et m’approchai d’elle ainsi, petit à petit. Si quelques doutes m’étaient encore restés ils se fussent dissipés à ce moment. Là, – se révélant par l’effroi même qu’elle exprimait, – là, devant moi me regardant par-dessus le tombeau de mistress Fairlie, j’avais bien la même figure qui m’était apparue pour la première fois sur la grande route, au clair de lune.
– Vous vous souvenez de moi ? repris-je. Nous nous sommes rencontrés, la nuit, et je vous aidai à retrouver le chemin de Londres ; sûrement, vous n’avez pas oublié cette circonstance ?
Ses traits se détendirent, et de sa poitrine oppressée sortit un soupir de soulagement. Sous l’immobilité de mort que la peur avait imposée à ses traits, je vis, à mesure qu’elle me reconnaissait mieux, reparaître comme une vie nouvelle.
– Ne vous forcez pas, continuai-je, à me parler dès à présent. Prenez le temps de vous assurer que vous avez affaire à un ami.
– Vous êtes bien bon pour moi, murmura-t-elle ; aussi bon maintenant que vous le fûtes naguère.
Elle se tut, et, de mon côté, je gardai le silence. Ce n’était pas seulement pour lui laisser le temps de se calmer, mais aussi pour me donner à moi-même celui de réfléchir. Sous les pâles clartés du soir, nous nous rencontrions encore, cette femme et moi, un tombeau entre nous, les morts autour de nous, dans cette enceinte close de toutes parts, au sein du vallon solitaire. L’heure, l’endroit, les circonstances qui nous mettaient ainsi face à face, parmi ces collines désertes, dans ce silence universel ; les graves intérêts encore en suspens, et sur lesquels allaient peut-être exercer une influence décisive les quelques paroles qui s’échangeraient entre nous ; le pressentiment que, selon toute apparence, l’avenir tout entier de Laura Fairlie dépendait, en bien ou en mal, de la confiance que je saurais ou non inspirer à cette infortunée créature, immobile et tremblante, auprès du tombeau de sa mère ; – tout cela devait contribuer à ébranler la fermeté, la pleine possession de moi-même, sans lesquelles je ne pouvais faire un pas dans la voie difficile et périlleuse où je m’étais engagé. Pénétré de cette idée, je fis d’énergiques efforts pour ne perdre aucune de mes ressources, et tirer parti des quelques instants accordés à mes rapides calculs.
– Êtes-vous plus calme, maintenant ? lui dis-je aussitôt que j’estimai venu le temps de reprendre la parole…
Pouvez-vous me parler sans vous sentir effrayée, sans oublier que je suis un ami ?
– Comment vous trouvez-vous ici ? me demanda-t-elle, sans prendre garde à ce que je venais de lui dire.
– Ne vous rappelez-vous pas ce que je vous disais, à notre dernière rencontre, de mon prochain départ pour le Cumberland ? Depuis lors, j’ai toujours résidé dans ce pays ; je suis toujours resté à Limmeridge-House.
– À Limmeridge-House !… Tandis qu’elle répétait ces paroles, son pâle visage s’illumina ; son regard, errant et vague, s’arrêta sur moi, exprimant un intérêt soudain.
– Ah ! dit-elle, que vous avez dû être heureux !… – Et, dans sa physionomie, je ne retrouvai plus la moindre ombre de son ancienne méfiance.
Je profitai de ce premier moment d’abandon pour observer sa figure, avec une attention et une curiosité que la prudence m’avait interdites jusque-là. Je la contemplai, l’esprit encore plein du souvenir de cet autre charmant visage qui, sur la terrasse du château, éclairé par la lune, me l’avait si vivement rappelée. En miss Fairlie, j’avais retrouvé Anne Catherick. Dans celle-ci, maintenant, je retrouvais miss Fairlie ; – et leur ressemblance m’apparaissait d’autant plus nette, que je voyais, du même coup d’œil, en quoi différaient ces deux femmes, en quoi elles étaient pareilles. Leur galbe, pris en général, la proportion relative de leurs traits, la couleur des cheveux, la petite indécision nerveuse dans le mouvement des lèvres, les dimensions de la taille, le port de la tête, l’allure du corps, m’offraient des analogies encore plus frappantes que je ne les avais crues jusque-là. Mais ici finissait la ressemblance, et se présentaient, dans le détail, les points par lesquels elles différaient. La fraîche finesse du teint de miss Fairlie, la limpidité de ses yeux, le satiné de sa peau, la nuance tendre de ses lèvres, qui faisait songer aux fleurs à peine épanouies, manquaient à cette figure usée, fatiguée, qui maintenant se tournait vers moi. Tout en me reprochant cette pensée, je ne pouvais m’empêcher de songer, en la regardant, que le triste changement gardé à toute beauté par le rigoureux avenir, manquait seul pour compléter la ressemblance, si imparfaite qu’elle fût à l’heure présente. Que jamais la souffrance et le chagrin vinssent imprimer sur le jeune et beau visage de miss Fairlie leurs stigmates profanateurs, alors, et seulement alors, Anne Catherick et elle seraient vraiment sœurs jumelles, de par cette ressemblance fortuite : alors seulement, elles seraient le portrait vivant l’une de l’autre.
Cette pensée me fit frissonner. Dans cette méfiance déraisonnable de l’avenir que, même passagère, elle impliquait, n’y avait-il pas quelque chose d’horrible ? Aussi fut-il heureux pour moi que la main d’Anne Catherick, en se posant sur mon épaule, vint m’arracher à ce sombre rêve. Ce contact fut aussi furtif, aussi soudain que celui qui m’avait pétrifié de la tête aux pieds, la nuit de notre première rencontre.
– Vous me regardez et vous pensez à quelque chose, me dit-elle, avec ce débit rapide et haletant qui lui était familier. – À quoi pensez-vous ?
– À rien que de fort simple, lui répondis-je. Je me demandais seulement par quel hasard vous étiez ici.
– Je suis venue avec une amie qui me veut beaucoup de bien. Je suis arrivée il y a seulement deux jours.
– Et, dès hier, vous vous êtes fait conduire en cet endroit ?
– Comment le savez-vous ?
– Je l’ai simplement deviné…
Se détournant de moi, elle s’agenouilla, comme avant, devant l’inscription funéraire.
– Où irais-je donc, si ce n’est ici ? dit-elle. L’amie qui pour moi fut mieux qu’une mère est la seule que je dusse visiter à Limmeridge. Voir une tache sur sa tombe, oh ! cela me saigne le cœur !… On devrait, en souvenir d’elle, maintenir ce marbre plus blanc que neige. Je n’ai pu m’empêcher, hier, de commencer à le nettoyer, et il m’a bien fallu revenir aujourd’hui pour continuer mon ouvrage… Est-ce qu’il y a là, par hasard, quelque chose de mal ?… J’espère que non… Rien ne saurait être mal, bien certainement, de ce que je fais pour mistress Fairlie…
Cette reconnaissance de vieille date pour les bontés dont jadis elle avait été l’objet, était évidemment encore le principal mobile de cette intelligence étroite, où nulle impression durable n’avait effacé les souvenirs de sa première enfance, des jours les plus heureux qu’elle eût jamais connus. Je vis bien que le meilleur moyen de gagner sa confiance était de l’engager à continuer, sans se gêner pour moi, la simple et facile besogne qu’elle était venue parachever dans le cimetière. Elle la reprit aussitôt que je l’y eus invitée, passant sur le marbre dur des mains aussi caressantes que s’il eût été doué d’une sensibilité quelconque, et se répétant à voix basse les phrases de l’épitaphe, sur lesquelles elle revenait sans cesse, comme si, enfant de nouveau, elle apprenait patiemment sa leçon sur les genoux de mistress Fairlie.