Chapitre 2-1

2116 Words
Chapitre 2 M algré les exhortations prudentes et les réprimandes réitérées de son compagnon, au bruit que faisaient les pieds des chevaux continuant de se rapprocher, Wamba ne put s’empêcher de s’amuser sur la route à chaque occasion qui s’en présentait, tantôt arrachant aux noisetiers une poignée de noisettes à moitié mûres, et tantôt détournant la tête pour regarder quelque jeune paysanne qui traversait le sentier ; il en résulta qu’au bout d’un instant les cavaliers furent sur eux. Ces cavaliers formaient une troupe de dix hommes, dont les deux qui marchaient en tête semblaient être des personnes de haute importance à qui les autres servaient de suite. Il était facile de se rendre compte de la condition et du caractère de l’un de ces personnages. C’était évidemment un ecclésiastique du premier rang ; son costume était celui d’un moine de l’Ordre de Cîteaux, composé d’étoffes beaucoup plus belles que celles que son ordre n’en admettait ordinairement. Son manteau et son capuchon étaient du plus beau drap de Flandre, tombant en plis amples et pleins de grâce autour d’une personne belle de formes, quoiqu’un peu corpulente. Sur son visage, on voyait aussi peu les signes de l’abstinence que dans ses vêtements le mépris des splendeurs mondaines ; on aurait pu dire de ses traits qu’ils étaient beaux, s’il ne s’était niché sous l’arcade de son œil le sentiment rare et épicurien qui indique l’homme des brûlantes voluptés. Sous d’autres rapports, sa profession et sa position lui avaient appris à commander à sa physionomie, qu’il pouvait réprimer à sa volonté et rendre solennelle selon l’occasion, bien que son expression fût celle de l’indulgence courtoise et de bonne humeur. Par dérogation aux règles de l’ordre et aux édits des papes et des conciles, les manches de ce dignitaire étaient doublées et parementées de riches fourrures. Son manteau était fermé au col avec une agrafe dorée et tout le reste de son costume semblait aussi embelli que l’est de nos jours celui d’une beauté quakeresse qui, pendant qu’elle conserve la robe et le costume de sa secte, continue de donner à sa simplicité un certain air de coquetterie qui penche un peu trop vers la vanité du monde par le choix des étoffes et surtout par la manière de les tailler. Ce digne prélat était monté sur une mule bien nourrie, dont les harnais étaient richement décorés et dont la bride, selon la mode du jour, était ornée de sonnettes d’argent ; dans sa manière de se tenir en selle, il n’y avait rien de la gaucherie d’un moine ; au contraire, il étalait la grâce aisée et savante d’un habile cavalier ; à la vérité, il semblait que la monture si humble de la mule, quel que fût son bon état et quelque bien dressée qu’elle fût à un amble agréable et doux, n’était employée par le galant prélat que lorsqu’il voyageait sur la route. Un frère, un de ceux qui se trouvaient à sa suite, menait, pour son usage en d’autres occasions, un des plus beaux genets de race andalouse, que les marchands avaient à cette époque l’habitude d’importer à grands frais et risques pour l’usage des personnes riches et de condition. La selle et la housse du superbe palefroi étaient abritées d’une longue couverture qui tombait presque jusqu’à terre, et sur laquelle étaient brodés des mitres splendides, de riches croix et d’autres emblèmes ecclésiastiques ; un second frère lai conduisait une mule de rechange, chargée, selon toute probabilité, du bagage de son supérieur, et deux moines de son ordre, d’une position inférieure, chevauchaient ensemble à l’arrière en riant et conversant, sans paraître se soucier aucunement des autres membres de la cavalcade. Le compagnon du prélat était un homme de quarante ans passés, maigre, fort haut de taille et musculeux ; personnage athlétique à qui une longue fatigue et un constant exercice semblaient n’avoir laissé aucune des parties charnues du corps humain ; car tout était réduit chez lui aux os, aux muscles et aux tendons, qui avaient déjà enduré mille fatigues et qui étaient prêts à en endurer mille autres encore. Sa tête était coiffée d’un bonnet écarlate garni de fourrures, de la forme de ceux que les Français appellent mortier, par sa ressemblance avec un mortier renversé. Son visage était donc complètement découvert, et son expression avait de quoi inspirer le respect, sinon la crainte, aux étrangers : des traits saillants naturellement forts et puissamment accentués, étaient, sous le hâle d’un soleil tropical, devenus d’un noir d’ébène, et, dans leur état ordinaire, semblaient sommeiller après le passage des passions. Mais la proéminence des veines du front, la promptitude avec laquelle s’agitaient, à la moindre émotion, sa lèvre et ses épaisses moustaches, annonçaient évidemment que la tempête n’était qu’assoupie et se réveillerait facilement. Ses yeux noirs, vifs et perçants, racontaient, à chaque regard, toute une histoire de difficultés vaincues, de dangers affrontés, et semblaient porter un défi à toute opposition à ses désirs, et cela pour la seule jouissance de balayer cette opposition de son chemin en exerçant son courage et sa volonté. Une profonde cicatrice, creusée sur son front, donnait une nouvelle férocité à son aspect et une expression sinistre à l’un de ses yeux, qui, légèrement atteint par la même blessure, avait, tout en conservant une vue parfaite, légèrement dévié de la ligne de son voisin. Le costume de la partie supérieure de ce personnage ressemblait, par la forme, à celui de son compagnon, puisque, comme celui de son compagnon, c’était un manteau monastique ; mais sa couleur écarlate indiquait qu’il n’appartenait à aucun des quatre ordres réguliers ; sur l’épaule droite du manteau était découpée une croix en drap blanc d’une forme particulière. Ce vêtement cachait une chose qui, de prime abord, paraissait jurer avec sa forme, à savoir une cotte de mailles de fer avec des manches et des gantelets du même métal, curieusement plissés et entrelacés, et aussi flexibles aux membres que ceux que l’on fait aujourd’hui avec de moins rudes matériaux sur un métier à bas ; le haut des cuisses, que les plis de son manteau laissaient visible, était couvert aussi de cotte de mailles ; les genoux et les pieds étaient défendus avec des plaques d’acier ingénieusement superposées les unes aux autres, et des guêtres de mailles, montant depuis la cheville jusqu’aux genoux, protégeaient les jambes et complétaient l’arme défensive du cavalier. À sa ceinture il portait une dague longue et à deux tranchants, seule arme offensive qu’il eût sur lui. Il montait, non pas une mule comme son compagnon, mais un vigoureux cheval de fatigue, pour épargner son vaillant cheval de bataille, qu’un écuyer menait derrière lui tout harnaché pour le combat, avec un chanfrein et une armure de tête ayant une pointe sur le front ; à l’un des côtés de la selle pendait une courte hache richement ciselée et damasquinée ; à l’autre, le casque empanaché du cavalier avec un capuchon de mailles, et une de ces épées à deux mains dont se servaient les chevaliers à cette époque. Un second écuyer tenait droite la lance de son maître, à l’extrémité de laquelle flottait une petite banderole ou drapeau portant une croix de la même forme que celle qui était brodée sur le manteau. Le même portait, en outre, le petit bouclier triangulaire, assez large à son sommet pour protéger la poitrine, et, à partir de là, s’amincissant en pointe ; ce bouclier était recouvert d’un drap écarlate qui en voilait la devise. Ces deux écuyers étaient suivis de deux autres serviteurs dont les visages bronzés, les turbans blancs et la forme des vêtements dénonçaient l’origine orientale 1 . Tout l’aspect de ce guerrier, comme celui de sa suite, était sauvage et étrange ; l’habit de ses écuyers était resplendissant, et les serviteurs sarrasins portaient autour de leur cou des colliers d’argent, et sur leurs bras et sur leurs jambes brillaient des bracelets et des anneaux du même métal ; les bracelets montaient du poignet jusqu’au coude ; les anneaux descendaient du genou jusqu’à la cheville ; leurs vêtements, enrichis de soie et de broderies, indiquaient la richesse et l’importance de leur maître, et offraient, en même temps, un frappant contraste avec la martiale simplicité de sa propre mise. Ils étaient armés de sabres recourbés ayant la poignée et le baudrier incrustés d’or, que surpassait encore le luxe de poignards turcs d’un merveilleux travail. Chacun d’eux portait à l’arçon de la selle un paquet de javelots d’environ quatre pieds de long, ayant des pointes d’acier aiguës, arme dont les Sarrasins faisaient un usage habituel, et dont la mémoire se conserve dans l’exercice martial appelé le djerid, exercice qui se pratique encore aujourd’hui dans les pays orientaux. Les coursiers de ces deux serviteurs étaient aussi étranges que leurs cavaliers : ils étaient de race sarrasine, arabes par conséquent, et leurs membres délicats, leurs petits paturons, leur queue flottante, leurs mouvements faciles et élastiques, contrastaient d’une manière visible avec ceux des chevaux puissants et aux membres trapus dont la race se cultivait en Flandre et en Normandie, pour monter les hommes de guerre de cette époque dans toute la pesanteur de leurs cuirasses et de leurs cottes de mailles ; ces derniers chevaux, placés à côté des coursiers d’Orient, auraient pu passer pour la personnification de la matière, et les autres pour celle de l’ombre. La mine singulière de cette cavalcade attira non seulement la curiosité de Wamba, mais elle excita même celle de son compagnon moins frivole. Quant au moine, Gurth le reconnut à l’instant même pour le prieur de l’abbaye de Jorvaulx, connu à plusieurs milles à la ronde comme un amant enragé de la chasse, de la table ; et, si la renommée ne le calomniait point, d’autres plaisirs mondains, qui se conciliaient plus difficilement encore avec les vœux monastiques. Cependant les idées de l’époque étaient si relâchées, à l’endroit du clergé, soit monastique, soit séculier, que le prieur Aymer jouissait d’une réputation assez honnête dans le voisinage de son abbaye. Son caractère libre et jovial, ainsi que la facilité avec laquelle il donnait l’absolution aux pécheurs ordinaires, en faisait le favori de la noblesse et des principaux bourgeois, à plusieurs d’entre lesquels il était allié par la naissance, étant d’une famille normande distinguée ; les dames surtout n’étaient point portées à critiquer trop sévèrement les mœurs d’un homme qui était un admirateur avoué de leur s**e, et possédait tant de moyens de chasser l’ennui qui s’acharnait à pénétrer dans les salles où festinaient les maîtres, et dans les boudoirs des vieux châteaux féodaux. Le prieur prenait sa place dans les exercices avec plus d’ardeur qu’il n’appartenait à un homme d’Église, et l’on convenait généralement qu’il possédait les faucons les mieux dressés et les lévriers les plus agiles de North-Riding, circonstance qui le recommandait fortement à la jeune noblesse ; avec la vieille, il avait un autre rôle à jouer, et ce rôle, quand la chose était nécessaire, il le soutenait avec beaucoup de décorum. Sa connaissance des livres, quoique superficielle, suffisait à imposer à l’ignorance un certain respect pour le savoir qu’on lui supposait ; en outre, la gravité de son maintien et de son langage, et aussi bien le ton sonore qu’il affectait en parlant de l’autorité de l’Église et du clergé, engageait chacun à le tenir presque en odeur de sainteté ; la multitude elle-même, qui est la critique la plus sévère de la conduite des classes supérieures, compatissait aux folies du prieur Aymer. Il était généreux, et la charité, comme on sait, couvre de son manteau un grand nombre de péchés, et cela dans un bien autre sens que ne l’entend l’Évangile. Les revenus du monastère, dont une grande partie était à la disposition du digne prieur, tout en lui donnant les moyens de pourvoir à sa propre dépense, qui était très considérable, subvenait aussi aux largesses qu’il répandait parmi les paysans, et par l’application de laquelle il soulageait souvent la détresse du peuple opprimé. Si le prieur Aymer était un rude coureur de chasses, un convive obstiné ; si on l’apercevait, à la première heure du jour, rentrer secrètement par la poterne de l’abbaye, au retour de quelque rendez-vous qui avait occupé les heures de la nuit, les hommes se contentaient de hausser les épaules et se réconciliaient avec ses irrégularités, en se rappelant que les mêmes licences étaient pratiquées par beaucoup d’autres de ses frères, lesquels étaient loin de posséder aucune qualité qui les expiât ou les rachetât. Le prieur Aymer – par conséquent, et aussi bien que lui, son caractère – était donc bien connu de nos serfs saxons, qui lui firent leur rustique révérence, et qui reçurent en échange son Soyez b énis, mes fils !
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