CHAPITRE TROIS
Mackenzie était assez surprise que le bureau local ait fourni une Suburban à Thorsson et à Heideman. Après son propre tacot et le modèle de voitures de location avec lesquelles elle s’était retrouvée ces derniers mois, elle avait l’impression de voyager en première classe, assise à l’arrière aux côtés d’Ellington. Quand ils arrivèrent à la première scène de crime une heure et dix minutes plus tard, elle fut néanmoins contente d’en sortir. Elle n’était pas habituée à ce genre de traitement et ça la mettait mal à l’aise.
Thorsson se gara sur le bord de la Route 14, une route de campagne à deux b****s qui serpentait à travers les forêts de l’Iowa. Des arbres l’entouraient des deux côtés. Durant les quelques kilomètres qu’ils avaient parcouru sur cette route, Mackenzie avait vu quelques chemins de terre secondaires qui semblaient avoir été oubliés depuis longtemps, fermés par deux poteaux reliés par une chaîne. À part ces quelques exceptions, il n’y avait rien d’autre que des arbres.
Thorsson et Heideman passèrent à côté de quelques policiers locaux qui leur firent un signe superficiel de la main au moment où ils les dépassèrent. Devant eux, il y avait une petite Subaru rouge devant deux voitures de police. Les deux pneus du côté conducteur étaient complètement à plat.
« En quoi consistent les forces de police dans le coin ? » demanda Mackenzie.
« En pas grand-chose, » dit Thorsson. « La ville la plus proche d’ici est une petite localité du nom de Bent Creek, comptant environ neuf cents habitants. Les forces de police sont constituées d’un shérif – qui se trouve avec les autres types qu’on vient de passer – deux adjoints et sept policiers. Quelques plus hauts gradés sont venus de Des Moines mais quand nous sommes arrivés, ils se sont retirés. C’est l’affaire du FBI maintenant. Ce genre de chose. »
« En d’autres mots, ils sont contents qu’on soit là ? » demanda Ellington.
« Oh oui, tout à fait. » dit Thorsson.
Ils s’approchèrent de la voiture et l’encerclèrent pendant un moment. Mackenzie regarda en arrière, en direction des policiers. Seulement l’un d’entre eux semblait intéressé par ce que les agents du FBI étaient occupés à faire. Et c’était bien mieux ainsi. Elle avait eu sa dose d’officiers de police locaux cherchant à interférer et rendant les choses plus difficiles qu’elles n’auraient dû l’être. Ce serait bien plus facile de pouvoir faire son boulot sans devoir marcher sur des œufs et essayer de ne pas froisser les sensibilités et les égos de la police locale.
« Est-ce qu’on a déjà relevé les empreintes sur la voiture ? » demanda Mackenzie.
« Oui, ce matin, » dit Heideman. « Allez-y, jetez un coup d’œil. »
Mackenzie ouvrit la portière du côté passager. En un coup d’œil, elle constata que les empreintes avaient peut-être été relevées mais que rien n’avait encore été retiré du véhicule et classé en tant que preuve. Il y avait encore un téléphone sur le siège passager. Un paquet de chewing-gum était posé sur quelques feuilles de papier pliées, éparpillées sur la console centrale.
« C’est la voiture de l’auteur, c’est bien ça ? » demanda Mackenzie.
« Oui, c’est ça, » dit Thorsson. « Delores Manning. »
Mackenzie continua à fouiller la voiture. Elle trouva les lunettes de soleil de Manning, un carnet d’adresses en grande partie vide, quelques exemplaires du livre The Tin House éparpillés sur le siège arrière et quelques pièces de monnaie. Dans le coffre, il n’y avait qu’une caisse de livres, dix-huit exemplaires d’un ouvrage intitulé L’amour entravé par Delores Manning.
« Est-ce qu’ils ont aussi relevé les empreintes ici ? » demanda Mackenzie.
« Non, je ne pense pas, » dit Heideman. « C’est juste une caisse de livres, non ? »
« Oui, mais il en manque quelques-uns. »
« Elle venait d’une séance de dédicaces, » dit Thorsson. « Il y a de grandes chances qu’elle en ait vendu ou offert quelques-uns. »
Ce ne valait pas la peine de continuer à argumenter alors elle laissa couler. Mais Mackenzie feuilleta tout de même deux des livres. Ils avaient tous les deux été signés par Manning sur la page de titre.
Elle remit les livres en place dans la caisse et se mit à observer la route. Elle marcha le long du bord, à la recherche de toute trace qui signalerait une mise en scène ayant permis de crever les pneus. Elle regarda en direction d’Ellington et fut contente de voir qu’il était déjà occupé à examiner les pneus de près. De là où elle se trouvait, elle pouvait voir l’éclat des morceaux de verre sortant des roues.
Il y avait d’autres éclats de verre sur la route. Le peu de lumière qui parvenait à traverser les branches au-dessus d’elle s’y reflétait d’une manière qui était étrangement belle. Elle s’en approcha et s’agenouilla pour y regarder de plus près.
Il était clair que le verre avait été placé là de manière intentionnelle. Il se trouvait principalement le long de la ligne jaune discontinue au centre de la route. Les morceaux de verre avaient été éparpillés comme du sable mais la quantité la plus importante avait été placée de manière à s’assurer que toute voiture empruntant cette route ne manquerait pas de rouler dessus. Quelques éclats de plus grande taille se trouvaient toujours sur la route ; la voiture était apparemment passée à côté car ils n’étaient pas réduits en miettes. Elle prit un de ces grands morceaux de verre en main et l’examina.
Au premier coup d’œil, le verre était de couleur foncée mais lorsque Mackenzie l’examina de plus près, elle vit qu’il avait été peint en noir. Afin d’éviter qu’il reflète la lueur des phares, pensa-t-elle. Quelqu’un roulant de nuit remarquerait des morceaux de verre dans le faisceau de ses phares… mais pas s’ils étaient peints en noir.
Elle prit quelques morceaux parmi les débris et gratta quelques éclats de plus grande taille avec son ongle. Le verre en-dessous était de deux couleurs différentes ; il était principalement transparent mais certains morceaux montraient une légère teinte verte. Le verre était bien trop épais pour provenir d’une bouteille contenant une boisson ou d’une simple cruche. Il avait l’épaisseur de quelque chose qui aurait plutôt été fabriqué par un potier. Certains avaient l’air de mesurer facilement quatre centimètres de large, même après avoir été brisés et écrasés par la voiture de Delores Manning.
« Est-ce que quelqu’un a remarqué que ce verre avait été recouvert d’une couche de peinture ? » demanda-t-elle.
Sur le côté de la route, les policiers se regardèrent les uns les autres d’un air troublé. Même Thorsson et Heideman se regardaient d’un air perplexe.
« La réponse est non, » dit Thorsson.
« Est-ce qu’on a prélevé des morceaux pour les analyser ? » demanda Mackenzie.
« Prélevé, oui, » dit Thorsson. « Analysé, non. Mais une équipe y travaille pour l’instant. Nous devrions recevoir les résultats dans quelques heures. J’imagine qu’on aurait alors été informés concernant la couche de peinture. »
« Et ce verre n’a été retrouvé sur aucune autre des scènes de crime, c’est bien ça ? »
« C’est bien ça. »
Mackenzie se remit debout en continuant à observer les morceaux de verre, commençant à se faire une idée du genre de suspect qu’ils recherchaient.
Pas de morceaux de verre sur les scènes de crime précédentes, pensa-t-elle. Ce qui veut dire que le suspect cherchait à enlever cette femme en particulier. Pourquoi ? Peut-être que les deux premiers enlèvements n’étaient que des coïncidences. Peut-être que le suspect s’était juste retrouvé au bon endroit au bon moment. Et si c’était le cas, c’était définitivement un type du coin – un criminel des campagnes, pas un citadin. Mais il est intelligent et calculateur. Il n’agit pas à l’aveuglette.
Ellington s’approcha d’elle et examina les morceaux de verre. Sans la regarder, il demanda : « Des premières impressions ? »
« Quelques-unes. »
« Tel que ? »
« C’est un type de la campagne. Probablement quelqu’un du coin, comme nous le pensions. Je pense aussi que cet enlèvement-ci était planifié. Les pneus crevés… il l’a fait intentionnellement. S’il n’y avait pas de verre sur les autres scènes de crime, il l’a uniquement utilisé cette fois-ci. Ce qui me fait penser qu’il n’avait pas le contrôle des deux autres enlèvements. C’était juste un coup de bol de sa part. Mais celui-ci… à celui-ci, il y a travaillé. »
« Tu penses que ça vaut la peine de parler avec la famille ? » demanda Ellington.
Elle n’arrivait pas à savoir si c’était une sorte de mise à l’épreuve, comme Bryers l’avait fait dans le passé, ou s’il était vraiment intéressé par sa méthodologie et son approche.
« Ça pourrait être le moyen le plus rapide d’obtenir des réponses pour l’instant, » dit-elle. « Même si ça finit par ne rien nous apprendre, ce sera une chose de faite. »
« On dirait le discours d’un robot, » dit Ellington, en souriant.
Ignorant sa remarque, Mackenzie retourna en direction de la voiture d’où Thorsson et Heideman continuaient à les observer.
« Est-ce qu’on sait où vit Delores Manning ? » demanda-t-elle.
« Et bien, elle vit à Buffalo, dans l’état de New York, » dit Thorsson. « Mais elle a de la famille près de Sigourney. »
« C’est aussi dans l’Iowa, non ? »
« Oui, » dit Thorsson. « Sa mère vit à environ dix minutes de là. Son père est décédé. Personne ne les a encore informés de sa disparition. D’après ce qu’on sait, elle n’a disparu que depuis environ vingt-six heures. Et bien qu’on ne puisse pas le confirmer, on ne peut pas s’empêcher de se demander si elle a rendu visite à sa famille alors qu’elle était si près pour sa séance de dédicaces à Cedar Rapids. »
« Je pense qu’ils devraient probablement être informés, » dit Mackenzie.
« Je pense de même, » dit Ellington, en les rejoignant.
« Alors, allez-y, » gloussa Thorsson. « Sigourney est à environ une heure et quart de route. Nous adorerions vous accompagner, » ajouta-t-il sur un ton sarcastique, « mais ça ne fait pas partie des ordres reçus. »
Au moment où il finit sa phrase, un des policiers les rejoignit. Le badge qu’il portait indiquait qu’il s’agissait du shérif de la région.
« Vous avez besoin de nous pour quoi que ce soit ? » demanda-t-il.
« Non, » dit Ellington. « Peut-être juste le nom d’un hôtel décent dans le coin. »
« Il n’y a qu’un seul hôtel et il est à Bent Creek, » dit le shérif. « Alors c’est le seul que je puisse vraiment vous recommander. »
« OK alors, on va suivre votre recommandation. Nous aurions aussi besoin d’une voiture de location à Bent Creek. »
« Je peux arranger ça pour vous, » répondit le shérif, sans en dire davantage.
Se sentant légèrement décalée, Mackenzie se dirigea vers la Suburban et prit place sur le siège arrière. Alors que les trois autres agents entraient dans le véhicule, Mackenzie se mit à penser à ces chemins de terre battue qui donnaient sur la Route 14. À qui appartenait cette propriété ? Où menaient ces routes en terre ?
Alors qu’ils roulaient en direction de Bent Creek, l’esprit de Mackenzie se mit à s’interroger de plus en plus sur ces routes de campagne… certaines questions étaient plutôt secondaires mais d’autres étaient assez urgentes. Elle les rassembla tout en songeant au verre brisé qui se trouvait sur la route. Elle essaya d’imaginer quelqu’un peignant ce verre en cherchant intentionnellement à ce qu’une voiture tombe en panne.
Ça traduisait plus qu’une simple intention. Ça indiquait une planification méticuleuse et une connaissance du trafic le long de la Route 14 à cette heure-là de la nuit.
Notre type est intelligent d’une manière plutôt dangereuse, pensa-t-elle. Il est également organisé et semble ne s’attaquer qu’à des femmes.
Elle commençait à dresser mentalement un profil correspondant à un tel suspect et elle ressentit instantanément une sensation de pression… la nécessité d’agir rapidement. Elle sentait qu’il était là, quelque part dans ce coin paumé au milieu des arbres et des routes sinueuses, à briser des morceaux de verre et à les peindre en noir.
Et à planifier l’enlèvement d’une autre victime.