Journal d’un meurtrier-2

2023 Words
Non, il ne faut pas s’attarder ici. Je vais regarder dans les poches de son veston. Il a peut-être un portefeuille… Ça y est… Un portefeuille bourré de billets… Plusieurs liasses… Il devait garder cela sur lui jusqu’au moment de se coucher, avant de le placer dans une cachette. Je prends ces billets… Je les compterai chez moi. Je bute contre le marteau. Qu’est-ce que je vais en faire, de ce marteau ? Il ne peut rien révéler. Il y a si longtemps que je l’ai acheté… C’est égal, il vaut mieux qu’on ne le trouve pas tout de suite. J’ouvre la porte de la chambre et je glisse le marteau sous le lit, le plus loin possible. Maintenant, il s’agissait de s’en aller sans perdre une minute et cependant je n’ai pas pu m’empêcher de regarder combien il y avait de liasses. Cinq, six, sept liasses de dix mille. Soixante-dix mille francs. Quelle curiosité de gosse ! J’aurais pu attendre d’être chez moi. Avant de m’en aller, je fermai le bouton de l’électricité. Il était l’heure pour lui d’éteindre sa lumière. Il ne faut pas que le logement reste éclairé toute la nuit. Il vaut mieux n’attirer que le plus tard possible l’attention des voisins. J’ai tout éteint. Puis j’ai ouvert la porte doucement et je suis sorti très droit, pour n’avoir pas l’air d’un voleur, si quelqu’un s’était trouvé dans l’escalier. Encore éclairé, l’escalier. Je traverse la cour. La porte d’entrée est fermée. J’ai demandé le cordon avec une de ces voix rudes qui n’ont aucune personnalité. C’est égal, on est plus à son aise dans la rue. Passant quelconque parmi tous ces passants anonymes, je gagne la rue Saint-Martin, puis le boulevard. Il vaut mieux ne pas m’arrêter dans un de ces cafés. Changeons de quartier, changeons de quartier… Le tramway de Montrouge vient à point pour m’emmener dans les environs de Montparnasse. Mon argent est dans ma poche gauche. Il n’y a pas grand monde dans le tramway. Je me dirige vers une place de l’intérieur et, tout à coup, il me semble que mon pantalon traîne d’un côté. J’ai fait sauter un bouton de bretelles… C’est grave… À quel moment l’ai-je fait sauter ? Peut-être en assenant le coup de marteau… Le bouton porte-t-il la marque d’un tailleur ? Il faudrait examiner de près un autre de mes boutons. Mais ce n’est pas le moment. Il y a quelques personnes dans le tramway. Pas de gestes singuliers. Ah ! oui, c’est grave… En fouillant là-bas dans les papiers, les gens de police découvriront que nous avons eu des relations d’affaires. S’ils portent le bouton chez le tailleur, le tailleur retrouvera mon nom. On fera un rapprochement dangereux. J’eus un instant l’idée absurde de retourner là-bas à la recherche de ce bouton, mais quelles difficultés, quel danger ! Comment peut-on concevoir des bêtises pareilles ? Le tramway, heureusement, continue sa course comme pour m’éloigner de là et m’empêcher de faire cette idiotie. Les boutons où s’attachent mes bretelles sont à l’intérieur de la ceinture de pantalon. Seulement, le bouton qui manque peut avoir sauté en dehors et c’est même la grande probabilité. Je promenai ma main négligemment, comme pour me gratter, le long de ma jambe, et j’eus la joie de sentir, un peu plus haut que la chaussette, retenue par la jarretelle, une petite s*****e dure… ronde… Il y a du bon, c’est le bouton. Il s’est arrêté là, gentiment. Je descendis à la place Denfert et me dirigeai vers un grand café du boulevard Montparnasse. J’avais soif et j’avais faim. Je commandai une bonne soupe au fromage, un bœuf à la mode froid, et un demi pour commencer. Et tout à coup je me rappelai que je n’avais pas emporté assez d’argent de chez moi pour payer ce petit souper. J’étais parti avec un peu de monnaie et j’avais laissé trois billets dans ma commode, trois cents francs qui me restaient. Je n’allais pas tirer de ma poche, pour payer l’addition, mes soixante-dix billets de mille. Je me rendis d’abord à la toilette et je détachai un de ces billets. Je profitai de l’occasion, étant bien enfermé, pour voir si chaque liasse était complète et si les dix billets s’y trouvaient bien. Du café où j’étais pour aller chez moi, il y avait cinq minutes à pied. Mais j’avais trop d’argent pour m’aventurer dans ces rues un peu désertes. Il fallait mettre de côté, dès le lendemain, la plus grosse partie de cette fortune. Cinquante mille, même soixante mille. Je n’aimais pas avoir autant d’argent sur moi. Mais où les mettre, ces billets ? Dans une banque, en me faisant ouvrir un compte, c’était bien imprudent, et, si j’étais soupçonné un jour, quelle coïncidence de dates entre le dépôt et l’assassinat ! Le mieux était de prendre un coffre. On met les billets dans une enveloppe et les employés de banque ne savent pas ce que vous avez caché. Je me souviens qu’une fois chez moi, après avoir placé mon argent dans le tiroir de la table de nuit, tout près de moi, je me suis endormi assez vite… Je me suis réveillé deux heures après en me demandant ce qui s’était passé. Tout était un peu trouble dans ma tête et je me suis mis à pleurer silencieusement, sans savoir pourquoi. C’était un être faible que j’avais en moi et qui pleurait comme un enfant. Est-ce que je m’attendrissais sur le compte de Sarrebry ? Pas une minute, je n’ai pensé à lui. Peut-être est-ce parce que je m’étais un peu attendu à ce qu’une pitié sournoise entrât dans mon cœur. Je m’étais mis malgré moi en garde contre cette compassion. Souvent on se rend incapable d’éprouver des sentiments, quand on les a trop escomptés. Je me réveillai au grand jour. Pourquoi me lever ? Je n’avais rien à faire. Un moment, j’avais eu l’idée d’aller chercher des journaux. Mais certainement rien n’avait été découvert avant ce matin. Pour l’instant, moi seul étais au courant de la chose. Je savais avant tout le monde ce qu’il y aurait de sensationnel dans les premières éditions des journaux du soir. Comment ça s’est-il passé ? La femme de ménage est arrivée vers les huit heures à l’appartement de la rue Meslay. Elle a sonné. On n’a pas répondu. Elle a peut-être la clef… Je crois entendre son cri… Elle ameute les voisins, la concierge. … Peut-être y aura-t-il quelque chose déjà dans le journal de midi… Je ne crois pas. Il s’imprime entre neuf et dix heures. Ils ne sauront encore rien. Attendons la première édition des journaux du soir. Question importante : vais-je rester à Paris ? J’ai toujours entendu dire que Paris est l’endroit du monde où l’on se cache le mieux. Mais je ne crois pas que j’aurai la patience d’y rester. J’ai l’impression que je suis trop près de la police. Je sais où j’irai : j’irai au Havre. Pourquoi ? Une idée. Ce n’est pas du tout que j’aie l’intention de partir pour l’Amérique. Mais, au Havre, je suis à côté de la sortie, si je me sens obligé de partir tout à coup. Je sais bien que l’on s’emprisonne en partant sur un bateau et que les transatlantiques sont surveillés. Une fois là-dessus, quel énervement ! Pendant six jours interminables… Enfin, je n’ai pas dit que je m’embarquerais. Je verrai cela. En tout cas, je veux aller au Havre. Il faut tout de même se lever. J’aime mieux être habillé et prêt à sortir. Et puis, tout à l’heure, il faut aller déjeuner. Depuis mon divorce, je prenais mes repas dans un petit restaurant du quartier. Je leur devais même de l’argent. Mais je n’allais pas les payer ce même jour. Pas si bête. Je ne paierai aucune dette ces jours-ci. J’enverrai seulement deux mille francs à mon ancienne femme ; ça, j’y tiens. Décidément, j’attendrai aussi pour mettre mes billets dans un coffre. C’est embêtant de trimbaler de l’argent sur soi. Mais c’est encore ce qu’il y a de plus sûr. Les avait-il numérotés, ses billets ? Je ne pense pas. Jadis il y avait des gens qui gardaient les numéros des billets. Aujourd’hui, ça ne se fait plus guère. La matinée a été horriblement longue. Je m’étais habillé en traînant le plus possible. Puis, j’étais allé au bureau de poste pour envoyer les deux mille francs. J’avais mis soixante billets dans une enveloppe fermée, puis cinq mille francs dans une autre enveloppe, petite réserve destinée à être entamée bien avant la grande à laquelle je ne toucherai qu’à la dernière extrémité… Les rares fois de ma vie où je m’étais trouvé nanti de sommes importantes, j’avais pris les mêmes précautions, et je continuais à y croire. Pourtant elles n’avaient jamais retardé la moindre débâcle. Il y a des gens qui savent garder l’argent. Ceux-là n’ont pas besoin d’avoir recours à ces endiguements puérils. Comme je le pensais, il n’y avait rien dans le journal de midi. C’est curieux. Je sens en moi une impression de tranquillité absolue. Et, la veille au soir, je m’étais dit que je n’aurais plus une seconde de paix. D’ordinaire, je prenais mon café à mon restaurant, et très vite. Ce jour-là, je sentis le besoin de le savourer longuement à la terrasse d’un grand café. J’en commandai même une autre tasse, mais, réflexion faite, je ne la bus pas. J’avais peur de m’agiter un peu et de n’avoir plus le sang-froid qui m’était nécessaire. Faute de soucis matériels immédiats, je me sentais désœuvré. Où aller ? Quinze ans, dix ans auparavant, j’avais été un habitué des courses. Mais il y avait longtemps que, faute d’argent, j’y avais renoncé et que j’en avais perdu le goût. Les jours précédents, j’avais fait des antichambres, à la recherche d’une situation. C’est une attente fastidieuse, parce que l’on est sans foi, sans espérance. Le « patient » ne s’impatiente pas, parce qu’il sait trop ce qu’on va lui dire : on prendra note de son nom et de ses références. On lui dit encore : on vous écrira. On ne vous écrit jamais. Le postulant le sait à peu près d’avance. Il n’est pas pressé de recevoir une réponse qu’il pressent évasive. On fait tout de même des démarches, car on ne croit plus à la légende de l’homme que la fortune vient trouver dans son lit. On sait trop que c’est là un bobard monstrueux, inventé par le prochain, qui vous pousse à l’inaction pour supprimer la concurrence. J’avais pris l’autobus pour aller aux grands boulevards, non pas ceux qui avoisinent la porte Saint-Martin. Je la connaissais, cette remarque ressassée des criminalistes : l’assassin qui revient invinciblement sur le lieu de son crime. Ils ne m’auront pas comme ça. À cet égard au moins, je suis bien tranquille. Cette fameuse observation, ce n’est pas moi qui l’illustrerai d’un exemple nouveau. Je descendis au grand carrefour du boulevard Haussmann et de la rue Richelieu. Et c’est là que j’entendis crier la « première » d’un journal du soir. Je l’achetai en affectant de n’y mettre aucune précipitation. Précaution instinctive et imbécile. Le camelot était un peu trop pressé de se débarrasser de son papier pour scruter l’état d’âme des acheteurs. Je me pris à penser que si l’affaire qui m’intéressait prenait un grand retentissement, ces vendeurs de journaux devraient m’en être reconnaissants. … Pour le moment, quinze lignes seulement en dernière heure, sous un titre pas trop gros : Un assassinat rue Meslay. Il était question – l’expression était inévitable – d’une « macabre découverte ». Mais le nom de la victime était mal orthographié : on l’appelait Sarbry, au lieu de Sarrebry. Cette erreur persistait dans d’autres feuilles. Seul, le Temps donne la bonne orthographe. Dans les éditions qui suivirent, les détails étaient plus circonstanciés. Ils s’étaient aperçus tout de même que l’affaire offrait quelque intérêt. Ce n’était pas la femme de ménage qui avait découvert le corps, mais la concierge, qui, à son ordinaire, montait le lait dans l’appartement. Elle avait une clef à elle. La phrase fatale : « Un terrible spectacle s’offrit à ses yeux », se retrouvait naturellement dans tous les articles. Un journal donnait de la victime un portrait rajeuni, et pas du tout ressemblant. Qui sait ? S’il avait eu ce visage-là, le marteau ne serait pas tombé si facilement sur sa tête… Un autre journal (encore un qui l’appelait Sarbry) publiait la photo du corps. J’aurais pu me dire à l’avance que j’en aurais une vilaine impression… Eh bien, non ! En réalité, cette image, d’ailleurs un peu confuse, me laissa complètement indifférent. Le même journal donnait aussi le portrait du commissaire qui avait fait les premières constatations. À l’intention du photographe, il avait largement ouvert les yeux et incliné la tête de côté, en prenant son air le plus distingué. La journée n’avait pas été perdue pour tout le monde. On ne disait pas si on avait retrouvé mon marteau. Du reste, à l’heure où j’écris ces lignes, c’est-à-dire une semaine après l’affaire, ils n’ont pas encore mis la main dessus. Je n’avais pas du tout cherché une cachette compliquée. C’est presque au hasard que je l’avais envoyé sous le lit. Voilà qui tendrait à prouver que les perquisitions ne sont pas toujours aussi minutieuses qu’on se plaît à le croire. L’appartement est encore sous scellés. Personne ne l’habite. Il faudra attendre qu’il y vienne un locataire pour qu’on fasse un nettoyage sérieux. Alors il est probable qu’on dénichera l’instrument en question. Ce marteau, en tout cas, m’a valu, deux ou trois jours après le meurtre, une certaine douleur. C’était le jour même où je quittais Paris. Mon concierge m’aidait à faire mes valises. Il me dit à brûle-pourpoint : – Vous n’avez pas trouvé votre marteau ? Je sentis le rouge qui me montait au front. À ce moment, heureusement, j’avais le dos tourné, la tête penchée sur une des valises que j’étais en train de fermer…
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