II - Huit ôtés de neuf, reste un-2

1634 Words
Sans plus tarder, il décacheta la lettre que Daubrecq lui avait remise pour le secrétaire général de la Préfecture. Elle contenait ces quelques lignes : À portée de ta main, mon bon Prasville… Tu l’as touché. Un peu plus, et ça y était… mais tu es trop bête. Et dire qu’on n’a pas trouvé mieux que toi pour me faire mordre la poussière. Pauvre France ! Au revoir, Prasville. Mais si je te pince sur le fait, tant pis pour toi, je tire. Signé : DAUBRECQ. « À portée de la main… se répéta Lupin, après avoir lu. Ce drôle écrit peut-être la vérité. Les cachettes les plus élémentaires sont les plus sûres. Tout de même, tout de même, il faudra que nous voyions cela… Et il faudra voir aussi pourquoi ce Daubrecq est l’objet d’une surveillance si étroite, et de se documenter quelque peu sur l’individu. » Les renseignements que Lupin avait fait prendre, dans une agence spéciale, se résumaient ainsi : Alexis Daubrecq, député des Bouches-du-Rhône depuis deux ans, siège parmi les indépendants ; opinions assez mal définies, mais situation électorale très solide grâce aux énormes sommes qu’il dépense pour sa candidature. Aucune fortune. Cependant hôtel à Paris, villa à Enghien et à Nice, grosses pertes au jeu, sans qu’on sache d’où vient l’argent. Très influent, obtient ce qu’il veut, quoiqu’il ne fréquente pas les ministères, et ne paraisse avoir ni amitiés, ni relations dans les milieux politiques. « Fiche commerciale, se dit Lupin en relisant cette note. Ce qu’il me faudrait, c’est une fiche intime, une fiche policière, qui me renseigne sur la vie privée du monsieur, et qui me permette de manœuvrer plus à l’aise dans ces ténèbres et de savoir si je ne patauge pas en m’occupant du Daubrecq. Bigre ! c’est que le temps marche ! » Un des logis que Lupin habitait à cette époque, et où il revenait le plus souvent, était situé rue Chateaubriand, près de l’Arc de Triomphe. On l’y connaissait sous le nom de Michel Beaumont. Il y avait une installation assez confortable, et un domestique, Achille, qui lui était très dévoué, et dont la besogne consistait à centraliser les communications téléphoniques adressées à Lupin par ses affidés. Rentré chez lui, Lupin apprit avec un grand étonnement qu’une ouvrière l’attendait depuis une heure au moins. – Comment ? Mais personne ne vient jamais me voir ici ? Elle est jeune ? – Non… Je ne crois pas. – Tu ne crois pas ! – Elle porte une mantille sur la tête, à la place du chapeau, et on ne voit pas sa figure… C’est plutôt une employée… une personne de magasin pas élégante… – Qui a-t-elle demandé ? – M. Michel Beaumont, répondit le domestique. – Bizarre. Et quel motif ? – Elle m’a dit simplement que cela concernait l’affaire d’Enghien !… Alors, j’ai cru… – Hein ! l’affaire d’Enghien ! elle sait donc que je suis mêlé à cette affaire !… Elle sait donc qu’en s’adressant ici… – Je n’ai rien pu obtenir d’elle, mais j’ai cru tout de même qu’il fallait la recevoir. – Tu as bien fait. Où est-elle ? – Au salon. J’ai allumé. Lupin traversa vivement l’antichambre et ouvrit la porte du salon. – Qu’est-ce que tu chantes ? dit-il à son domestique. Il n’y a personne. – Personne ? fit Achille qui s’élança. En effet, le salon était vide. – Oh ! par exemple, celle-là est raide ! s’écria le domestique. Il n’y a pas plus de vingt minutes que je suis revenu voir par précaution. Elle était là. Je n’ai pourtant pas la berlue. – Voyons, voyons, dit Lupin avec irritation. Où étais-tu pendant que cette femme attendait ? – Dans le vestibule, patron ! Je n’ai pas quitté le vestibule une seconde ! Je l’aurais bien vue sortir, nom d’un chien ! – Cependant elle n’est plus là… – Évidemment… évidemment… gémit le domestique, ahuri… Elle aura perdu patience, et elle s’en est allée. Mais je voudrais bien savoir par où, crebleu ! – Par où ? dit Lupin… pas besoin d’être sorcier pour le savoir. – Comment ? – Par la fenêtre. Tiens, elle est encore entrebâillée… nous sommes au rez-de-chaussée… la rue est presque toujours déserte, le soir… Il n’y a pas de doute. Il regardait autour de lui et s’assurait que rien n’avait été enlevé ni dérangé. D’ailleurs, la pièce ne contenait aucun bibelot précieux, aucun papier important, qui eût pu expliquer la visite, puis la disparition soudaine de la femme. Et cependant, pourquoi cette fuite inexplicable ?… – Il n’y a pas eu de téléphone aujourd’hui ? demanda-t-il. – Non. – Pas de lettre ce soir ? – Si, une lettre par le dernier courrier. – Donne. – Je l’ai mise, comme d’habitude, sur la cheminée de monsieur. La chambre de Lupin était contiguë au salon, mais Lupin avait condamné la porte qui faisait communiquer les deux pièces. Il fallut donc repasser par le vestibule. Lupin alluma l’électricité et, au bout d’un instant, déclara : – Je ne vois pas… – Si… je l’ai posée près de la coupe. – Il n’y a rien du tout. – Monsieur cherche mal. Mais Achille eut beau déplacer la coupe, soulever la pendule, se baisser… la lettre n’était pas là. – Ah ! crénom… crénom…, murmura-t-il. C’est elle… c’est elle qui l’a volée… et puis quand elle a eu la lettre, elle a fichu le camp… Ah ! la g***e… Lupin objecta : – Tu es fou. Il n’y a pas de communication entre les deux pièces. – Alors qui voulez-vous que ce soit, patron ? Ils se turent tous les deux. Lupin s’efforçait de contenir sa colère et de rassembler ses idées. Il interrogea : – Tu as examiné cette lettre ? – Oui ! – Elle n’avait rien de particulier ? – Rien. Une enveloppe quelconque, avec une adresse au crayon. – Ah !… au crayon ? – Oui, et comme écrite en hâte, griffonnée plutôt. – La formule de l’adresse… Tu l’as retenue ? demanda Lupin avec une certaine angoisse. – Je l’ai retenue parce qu’elle m’a paru drôle… – Parle ! mais parle donc ! – « Monsieur de Beaumont Michel. » Lupin secoua vivement son domestique. – Il y avait « de » Beaumont ? Tu en es sûr ? et « Michel » après Beaumont ? – Absolument certain. – Ah ! murmura Lupin d’une voix étranglée… c’était une lettre de Gilbert ! Il demeurait immobile, un peu pâle, et la figure contractée. À n’en point douter, c’était une lettre de Gilbert ! C’était la formule que, sur son ordre, depuis des années, Gilbert employait toujours pour correspondre avec lui. Ayant enfin trouvé, du fond de sa prison – et après quelle attente ! au prix de quelles ruses ! – ayant enfin trouvé le moyen de faire jeter une lettre à la poste, Gilbert avait écrit précipitamment cette lettre. Et voilà qu’on l’interceptait : Que contenait-elle ? Quelles instructions donnait le malheureux prisonnier ? Quel secours implorait-il ? Quel stratagème proposait-il ? Lupin examina la chambre, laquelle, contrairement au salon, contenait des papiers importants. Mais, aucune des serrures n’ayant été fracturée, il fallait bien admettre que la femme n’avait pas eu d’autre but que de prendre la lettre de Gilbert. Se contraignant à demeurer calme, il reprit : – La lettre est arrivée pendant que la femme était là ? – En même temps. La concierge sonnait au même moment. – Elle a pu voir l’enveloppe ? – Oui. La conclusion se tirait donc d’elle-même. Restait à savoir comment la visiteuse avait pu effectuer ce vol. En se glissant, par l’extérieur, d’une fenêtre à l’autre ? Impossible : Lupin retrouva la fenêtre de sa chambre fermée. En ouvrant la porte de communication ? Impossible : Lupin la retrouva close, barricadée de ses deux verrous extérieurs. Pourtant on ne passe pas au travers d’un mur par une simple opération de la volonté. Pour entrer quelque part, et en sortir, il faut une issue et, comme l’acte avait été accompli en l’espace de quelques minutes, il fallait, en l’occurrence, que l’issue fût antérieure, qu’elle fût déjà pratiquée dans le mur et connue évidemment de la femme. Cette hypothèse simplifiait les recherches en les concentrant sur la porte, car le mur, tout nu, sans placard, sans cheminée, sans tenture ne pouvait dissimuler aucun passage. Lupin regagna le salon et se mit en mesure d’étudier la porte. Mais tout de suite il tressaillit. Au premier coup d’œil, il constatait que, à gauche, en bas, un des six petits panneaux placés entre les barres transversales du battant, n’occupait pas sa position normale, et que la lumière ne le frappait pas d’aplomb. S’étant penché, il aperçut deux menues pointes de fer qui soutenaient le panneau à la manière d’une plaque de bois derrière un cadre. Il n’eut qu’à les écarter. Le panneau se détacha. Achille poussa un cri de stupéfaction. Mais Lupin objecta : – Et après ? En sommes-nous plus avancés ? Voilà un rectangle vide d’environ quinze à dix-huit centimètres de longueur sur quarante de hauteur. Tu ne vas pas prétendre que cette femme ait pu se glisser par un orifice qui serait déjà trop étroit pour un enfant de dix ans, si maigre qu’il fût ! – Non, mais elle a pu passer le bras, et tirer les verrous. – Le verrou du bas, oui, dit Lupin. Mais le verrou du haut, non, la distance est beaucoup trop grande. Essaye et tu verras. Achille dut, en effet, y renoncer. – Alors ? dit-il. Lupin ne répondit pas. Il resta longtemps à réfléchir. Puis, soudain, il ordonna : – Mon chapeau… mon pardessus… Il se hâtait, pressé par une idée impérieuse. Dehors, il se jeta dans un taxi. – Rue Matignon, et vite… À peine arrivé devant l’entrée du logement où le bouchon de cristal lui avait été repris, il sauta de voiture, ouvrit son entrée particulière, monta l’étage, courut au salon, alluma et s’accroupit devant la porte qui communiquait avec sa chambre. Il avait deviné. Un des petits panneaux se détachait également. Et de même qu’en son autre demeure de la rue Chateaubriand, l’orifice, suffisant pour qu’on y passât le bras et l’épaule, ne permettait pas qu’on tirât le verrou supérieur. – Tonnerre de malheur ! s’exclama-t-il, incapable de maîtriser plus longtemps la rage qui bouillonnait en lui depuis deux heures, tonnerre de nom d’un chien, je n’en finirai donc pas avec cette histoire-là ! De fait, une malchance incroyable s’acharnait après lui et le réduisait à tâtonner au hasard, sans que jamais il lui fût possible d’utiliser les éléments de réussite que son obstination ou que la force même des choses mettaient entre ses mains. Gilbert lui confiait le bouchon de cristal. Gilbert lui envoyait une lettre. Tout cela disparaissait à l’instant même. Et ce n’était plus, comme il avait pu le croire jusqu’ici, une série de circonstances fortuites, indépendantes les unes des autres. Non. C’était manifestement l’effet d’une volonté adverse poursuivant un but défini avec une habileté prodigieuse et une adresse inconcevable, l’attaquant lui, Lupin, au fond même de ses retraites les plus sûres, et le déconcertant par des coups si rudes et si imprévus qu’il ne savait même pas contre qui il lui fallait se défendre. Jamais encore, au cours de ses aventures, il ne s’était heurté à de pareils obstacles. Et, au fond de lui, grandissait peu à peu une peur obsédante de l’avenir. Une date luisait devant ses yeux, la date effroyable qu’il assignait inconsciemment à la justice pour faire son œuvre de vengeance, la date à laquelle, par un matin d’avril, monteraient sur l’échafaud deux hommes qui avaient marché à ses côtés, deux camarades qui subiraient l’épouvantable châtiment.
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