Deuxième partie
Entre les deux parties de ce récit, un évènement immense s’était accompli dans la vie de Phellion.
Il n’est personne qui n’ait ouï parler des malheurs de l’Odéon, ce fatal théâtre qui, pendant des années, dévora tous ses directeurs. À tort ou à raison, le quartier dans lequel est située cette impossibilité dramatique reste convaincu qu’elle intéresse à un haut degré sa prospérité, et plus d’une fois le maire et les sommités de l’arrondissement ont été vus, avec un courage qui les honore, se livrant aux combinaisons les plus désespérées pour galvaniser le cadavre.
Toucher aux choses de théâtre est une des ambitions éternellement vivantes de la petite bourgeoisie. Toujours, donc, les sauveurs successifs de l’Odéon se sont trouvés magnifiquement récompensés quand on leur donnait un semblant de part dans l’administration de l’entreprise.
C’est dans une combinaison de cette espèce que Minard, en sa qualité de maire du onzième arrondissement, avait été appelé à la présidence du comité de lecture, avec la faculté de s’adjoindre pour assesseurs un certain nombre de notables du quartier Latin laissés à son choix.
On ne tardera pas à savoir au juste où en était la réalité des projets de la Peyrade sur la dot de Céleste. Disons, quant à présent, que ces projets, en approchant de leur maturité, avaient reçu un ébruitement inévitable, et, comme, en cet état, ils semblaient donner aussi bien l’exclusion à la candidature de Minard l’avocat qu’à celle de Félix le professeur, les préventions manifestées à une autre époque par Minard père contre le vieux Phellion s’étaient transformées en une disposition non équivoque à une entente cordiale ; il n’y a rien qui relie et qui apprivoise comme le sentiment d’un échec éprouvé en commun.
Jugé sans le mauvais œil de la rivalité paternelle, Phellion devenait pour Minard un Romain de l’intégrité la plus incorruptible, et un homme dont les petits traits avaient été adoptés par l’Université, c’est-à-dire une intelligence saine et éprouvée.
Lors donc que pour le maire il avait été question de composer le personnel de la douane dramatique dont il devenait le chef, immédiatement il avait pensé à Phellion ; et, quant à ce grand citoyen, le jour où une place lui était offerte dans ce tribunal auguste, il lui avait semblé qu’une couronne d’or venait de se poser sur son front.
On comprend que ce n’était pas à la légère et sans être profondément recueilli, qu’un homme de la solennité de Phellion avait accepté la sainte et haute mission qui venait s’offrir à lui. Il s’était dit qu’il allait exercer une magistrature, un sacerdoce.
– Juger des hommes, avait-il répondu à Minard, qui s’étonnait de sa longue hésitation ; c’est déjà une tâche effrayante ; mais juger des intelligences, qui peut se croire à ta hauteur d’un pareil mandat ?
Cette fois encore, la famille, cet écueil de toutes les résolutions fortes, avait essayé d’entreprendre sur le domaine de sa conscience, et la considération des loges et entrées dont le futur membre du comité disposerait en faveur des siens avait excité dans son entourage une fermentation si ardente, que la liberté de sa détermination s’en était vue un moment inquiétée. Mais, heureusement, Brutus avait pu se décider dans le sens où le poussait une véritable émeute de toute la tribu phellionienne ; sur l’observation de Barniol, son gendre, et aussi d’après son inspiration personnelle, il s’était persuadé que, par ses votes toujours acquis aux œuvres d’une moralité irréprochable, et par son dessein bien arrêté de barrer le chemin à toute pièce où la mère de famille ne pourrait pas conduire sa fille, il était appelé à rendre aux mœurs et à l’ordre public les services les plus signalés.
Phellion, pour nous servir de son expression, était donc devenu membre de l’aréopage présidé par Minard, et, toujours pour parler comme lui, il sortait d’exercer ces fonctions, aussi intéressantes que délicates, quand eut lieu la conversation que nous allons redire ; nécessaire à l’intelligence des évènements ultérieurs de cette histoire, et de plus mettant dans tout son relief l’instinct envieux, qui est l’un des traits les plus saillants du caractère bourgeois, cette conversation avait indispensablement sa place indiquée ici.
La séance du comité avait été extrêmement orageuse.
À l’occasion d’une tragédie ayant pour titre la Mort d’Hercule, la nuance classique et la nuance romantique, que M. le maire avait eu soin de balancer dans la composition du comité, s’étaient vues sur le point de se prendre aux cheveux.
Par deux fois, Phellion avait demandé la parole, et l’on s’était étonné de la quantité de métaphores que peut contenir le discours d’un chef de bataillon de la garde nationale quand ses convictions littéraires sont mises en péril.
À la suite du vote, la victoire restée aux opinions dont Phellion avait été l’éloquent organe, en descendant avec Minard l’escalier du théâtre :
– Nous avons fait, dit-il, aujourd’hui de bonne besogne ! Cette Mort d’Hercule, m’a tout à fait rappelé la Mort d’Hector, de feu Luce de Lancival ; l’ouvrage que nous venons de recevoir est émaillé de vers sublimes.
– Oui, dit Minard, c’est versifié avec goût ; il y a de fort belles sentences, et je mets, je vous l’avoue, cette littérature quelque peu au-dessus des anagrammes de messire Colleville.
– Oh ! dit Phellion, les anagrammes de Colleville sont de simples jeux d’esprit qui n’ont rien de commun avec les sévères accents de Melpomène.
– Eh bien, moi, reprit Minard, je puis vous affirmer qu’il attache une extrême importance à ces bêtises, et, à propos de ses anagrammes, comme à propos de beaucoup d’autres choses, M. le musicien s’en fait beaucoup accroire. Du reste, depuis leur émigration dans le quartier de la Madeleine, m’est avis que non seulement le sieur Colleville, mais sa femme, sa fille, les Thuillier et toute la coterie ont pris des airs d’importance assez difficiles à justifier.
– Que voulez-vous ! dit Phellion, il faut avoir une tête bien forte pour supporter les étourdissantes fumées de l’opulence ; nos amis sont devenus très riches par l’acquisition de cet immeuble qu’ils se sont décidés à aller habiter ; on doit leur passer un premier moment d’ivresse ; du reste, le dîner qu’ils nous donnèrent, hier pour la plantation de la crémaillère était vraiment aussi bien ordonné que succulent.
– Moi aussi, dit Minard, je puis me flatter d’avoir eu chez moi quelques dîners assez remarquables auxquels des hommes très haut placés dans le gouvernement ne dédaignaient pas d’assister ; mais je ne me suis pas pour cela enflé outre mesure, et tel on m’avait connu, tel je suis demeuré.
– Vous, monsieur le maire, vous êtes dès longtemps coutumier de la belle existence que vous vous êtes faite par votre haute capacité commerciale ; au contraire, nos amis, passagers d’hier sur le riant vaisseau de la fortune, n’y ont pas encore, comme on dit, le pied marin.
Et, afin de couper court à une conversation où Phellion trouvait que M. le maire devenait bien caustique, il eut l’air de vouloir prendre congé de lui. Pour regagner leur domicile respectif, ils ne suivaient pas le même chemin.
– Vous traversez le Luxembourg ? demanda Minard ne se laissant pas fausser compagnie.
– Je le traverse, mais je m’y arrête. J’ai donné rendez-vous à madame Phellion à l’extrémité de la grande allée, où elle doit m’attendre avec les petits Barniol.
– Eh bien, dit Minard, j’aurai le plaisir de saluer madame Phellion, et en même temps je prendrai un peu l’air, car on a beau entendre de belles choses, la tête se fatigue au métier que nous venons de faire.
Minard avait bien senti que Phellion ne donnait pas volontiers la réplique à ses aperçus un peu aigres touchant le nouvel établissement des Thuillier. Il n’essaya donc pas de reprendre avec lui ce sujet ; mais, quand il eut madame Phellion pour interlocutrice, bien sûr que ses mauvaisetés trouveraient plus d’écho :
– Eh bien, belle dame, dit-il, le dîner d’hier, que vous en semble ?
– Il était fort beau, répondit madame Phellion, et, dès le potage à la bisque, je m’aperçus que quelque grand faiseur, comme Chevet, avait remplacé la cuisinière du cru. Mais cela manquait de gaieté ; ce n’était pas la cordialité de nos petites réunions du quartier Latin. Et puis n’avez-vous pas trouvé, comme moi, que ni madame ni mademoiselle Thuillier ne paraissaient être les maîtresses de la maison ? Moi, j’avais fini par me croire chez madame…, comment dites-vous son nom ? Je n’ai pas pu encore me le mettre dans la mémoire.
– Torna, comtesse de Godollo, dit Phellion en intervenant. Le nom est pourtant des plus euphoniques.
– Euphonique tant que tu voudras, mon ami, mais, moi, ça ne me fait pas l’effet d’un nom.
– C’est un nom madgyar, ou, pour parler plus vulgairement, un nom hongrois. Notre nom à nous, si on voulait le chicaner, on pourrait dire qu’il a l’air d’un emprunt fait à la langue grecque.
– C’est possible, mais nous, nous avons l’avantage d’être connus, non seulement dans notre quartier, mais dans tout le monde enseignant, où nous sommes parvenus à conquérir une position honorable, tandis que cette comtesse hongroise, qui fait la pluie et le beau temps dans la maison Thuillier, d’où cela sort-il ? Comment, surtout avec ses manières de grande dame, car on ne peut lui refuser cela, elle a l’air très distingué, cette femme, a-t-elle été s’amouracher de Brigitte, qui, entre nous, a gardé le goût du terroir et sent sa fille de concierge à donner des nausées ? Moi, vois-tu, je crois que cette amie si dévouée est une intrigante, elle flaire là de la fortune, et ménage pour plus tard une petite exploitation.
– Ah çà ! dit Minard, vous êtes donc encore à connaître le point de départ de la relation de madame la comtesse de Godollo avec les Thuillier ?
– C’est une de leurs locataires, qui occupe au-dessous d’eux l’entresol.
– Très bien, mais il y a quelque chose de plus nuancé, Zélie, ma femme, tient ça de Joséphine, qui, dans le temps, aurait bien voulu entrer à notre service ; la chose ne s’est pas arrangée parce que notre Françoise, qui, pour se marier, avait eu l’idée de nous quitter, a fini par changer d’avis. Sachez donc, belle dame, que c’est exclusivement à madame de Godollo que doit être attribuée l’émigration des Thuillier, dont elle se trouve avoir été la tapissière.
– Comment, la tapissière ! s’écria Phellion, cette femme si comme il faut, dont on dirait volontiers : Incessu, patuit dea, ce qu’en français nous traduisons assez imparfaitement par l’expression : avoir un port de reine !
– Permettez, dit Minard, je ne prétends pas que directement madame la comtesse de Godollo entreprenne le commerce des meubles ; mais, à l’époque où mademoiselle Thuillier, par les conseils de la Peyrade, se décida à gérer elle-même la maison de la Madeleine, ce petit monsieur, qui n’a pas sur son esprit absolument toute l’influence qu’il voudrait faire croire, ne parvint pas de même à la décider, sans coup férir, à aller occuper dans son immeuble le somptueux appartement où nous avons été reçus hier. Mademoiselle Brigitte objecta ses habitudes qu’il lui faudrait changer, ses relations qui ne la suivraient pas dans un quartier lointain…
– Il est certain, interrompît madame Phellion, que, pour se décider à dépenser une voiture tous les dimanches, il faudrait avoir en perspective d’autres plaisirs que ceux qu’on rencontre dans ce salon… Quand on pense qu’excepté le jour de la sauterie pour l’élection au conseil général, jamais on n’a eu l’idée d’y ouvrir le piano !
– Au fait, repartit Minard, il nous eût été bien agréable de voir un talent comme le vôtre mis quelquefois en réquisition, mais ce ne sont pas là des idées qui puissent venir à l’esprit de cette bonne Brigitte. Elle eût vu là deux bougies de plus à allumer. Les pièces de cent sous, voilà sa musique, à elle. Aussi, quand la Peyrade et Thuillier insistaient pour qu’elle quittât l’appartement de la rue Saint-Dominique-d’Enfer, se montrait-elle surtout préoccupée des frais auxquels devait l’entraîner ce déménagement. Elle jugeait, avec raison, que sous des lambris dorés les vieux panats de son ancienne demeure auraient fait le plus singulier effet.
– Voilà comme tout s’enchaîne, s’écria Phellion, et comment, du sommet de la société, s’infiltrant dans les classes inférieures, le luxe, tôt ou tard, amène la ruine des empires.
– Vous tranchez là, mon cher commandant, reprit Minard, une des questions les plus ardues de l’économie politique ; beaucoup de bons esprits pensent, au contraire, que le luxe est une chose très demandée pour faire aller le commerce, qui est certainement la vie des États. Dans tous les cas, ce point de vue, qui n’est pas le vôtre, paraîtrait être celui de madame de Godollo, car on la dit chez elle très coquettement meublée, et, pour entraîner mademoiselle Thuillier dans sa même voie d’élégance, voici ce qu’elle lui proposa : « Une de mes amies, lui dit-elle, une princesse russe pour laquelle un des premiers tapissiers de Paris vient de confectionner un ameublement superbe, a été subitement rappelée par le czar, un monsieur qui ne plaisante pas. La pauvre femme se voit donc dans la nécessité de faire argent de tout ce qu’elle possède, et, pour le quart à peine du prix que lui a coûté ce mobilier, je suis sûre qu’elle en ferait profiter la personne qui voudrait s’en arranger au comptant ; tout est à peu près neuf, et il y a même nombre d’objets qui n’ont jamais servi. »