LETTRE XXVI
La Présidente de Tourvel au Vicomte de ValmontSûrement, monsieur, vous n’auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte conduite d’hier au soir ne me forçait d’entrer aujourd’hui en explication avec vous. Oui, j’ai pleuré, je l’avoue ; peut-être aussi les deux mots que vous me citez avec tant de soin me sont-ils échappés ; larmes et paroles, vous avez tout remarqué ; il faut donc vous expliquer tout.
Accoutumée à n’inspirer que des sentiments honnêtes, à n’entendre que des discours que je puis écouter sans rougir, à jouir par conséquent d’une sécurité que j’ose dire que je mérite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les impressions que j’éprouve. L’étonnement et l’embarras où m’a jeté votre procédé ; je ne sais quelle crainte, inspirée par une situation qui n’eût jamais dû être faite pour moi ; peut-être l’idée révoltante de me voir confondue avec les femmes que vous méprisez et traitée aussi légèrement qu’elles ; toutes ces causes réunies ont provoqué mes larmes et ont pu me faire dire, avec raison je crois, que j’étais malheureuse. Cette expression que vous trouvez si forte serait sûrement beaucoup trop faible encore si mes pleurs et mes discours avaient eu un autre motif ; si au lieu de désapprouver des sentiments qui doivent m’offenser, j’avais pu craindre de les partager.
Non, monsieur, je n’ai pas cette crainte ; si je l’avais, je fuirais à cent lieues de vous ; j’irais pleurer dans un désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même, malgré la certitude où je suis de ne point vous aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis : de ne pas vous laisser approcher de moi.
J’ai cru, et c’est là mon seul tort, j’ai cru que vous respecteriez une femme honnête, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel et de vous rendre justice ; qui déjà vous défendait tandis que vous l’outragiez par vos vœux criminels. Vous ne me connaissez pas ; non, monsieur, vous ne me connaissez pas. Sans cela vous n’auriez pas cru vous faire un droit de vos torts ; parce que vous m’avez tenu des discours que je ne devais pas entendre, vous ne vous seriez pas cru autorisé à m’écrire une lettre que je ne devais pas lire, et vous me demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours ! Eh bien ! monsieur, le silence et l’oubli, voilà les conseils qu’il me convient de vous donner, comme à vous de les suivre ; alors, vous aurez, en effet, des droits à mon indulgence ; il ne tiendrait qu’à vous d’en obtenir même à ma reconnaissance… Mais non, je ne ferai point une demande à celui qui ne m’a point, respectée ; je ne donnerai point une marque de confiance à celui qui a a***é de ma sécurité.
Vous me forcez à vous craindre, peut-être à vous haïr, je ne le voulais pas ; je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie ; j’opposais la voix de l’amitié à la voix publique qui vous accusait. Vous avez tout détruit et, je le prévois, vous ne voudrez rien réparer.
Je m’en tiens, monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m’offensent, que leur aveu m’outrage, et surtout que, loin d’en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais si vous ne vous imposiez sur cet objet un silence qu’il me semble avoir droit d’attendre, et même d’exiger de vous. Je joins à cette lettre celle que vous m’avez écrite, et j’espère que vous voudrez bien de même me remettre celle-ci ; je serais vraiment peinée qu’il restât aucune trace d’un évènement qui n’eut jamais dû exister. J’ai l’honneur d’être, etc.
De…, ce 21 août 17 **.