LETTRE XXI
Le Vicomte de Valmont à la Marquise de MerteuilEnfin, ma belle amie, j’ai fait un pas en avant, mais un grand pas, et qui, s’il ne m’a pas conduit jusqu’au but, m’a fait connaître au moins que je suis dans la route et a dissipé la crainte où j’étais de m’être égaré. J’ai enfin déclaré mon amour, et quoiqu’on ait gardé le silence le plus obstiné, j’ai obtenu la réponse peut-être la moins équivoque et la plus flatteuse ; mais n’anticipons pas sur les évènements et reprenons plus haut.
Vous vous souvenez qu’on faisait épier mes démarches. Eh bien ! j’ai voulu que ce moyen scandaleux tournât à l’édification publique, et voici ce que j’ai fait. J’ai chargé mon confident de me trouver, dans les environs, quelque malheureux qui eût besoin de secours. Cette commission n’était pas difficile à remplir. Hier après-midi, il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. Je m’assurai qu’il n’y eût dans cette maison aucune fille ou femme dont l’âge ou la figure pussent rendre mon action suspecte, et quand je fus bien informé, je déclarai à souper mon projet d’aller à la chasse le lendemain. Ici je dois rendre justice à ma présidente ; sans doute elle eut quelques remords des ordres qu’elle avait donnés, et n’ayant pas la force de vaincre sa curiosité, elle eut au moins celle de contrarier mon désir : il devait faire une chaleur excessive, je risquais de me rendre malade, je ne tuerais rien et me fatiguerais en vain ; et pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient peut-être mieux qu’elle ne voulait, me faisaient assez connaître qu’elle désirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n’avais garde de m’y rendre, comme vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite diatribe contre la chasse et les chasseurs et à un petit nuage d’humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne fussent révoqués et que sa délicatesse ne me nuisît. Je ne calculais pas la curiosité d’une femme ; aussi me trompais-je. Mon chasseur me rassura dès le soir même, et je me couchai satisfait.
Au point du jour, je me lève et je pars. À peine à cinquante pas du château, j’aperçois mon espion qui me suit. J’entre en chasse et marche à travers champs vers le village où je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma route, que de faire courir le drôle qui me suivait et qui, n’osant pas quitter les chemins, parcourait souvent, à toute course, un espace triple du mien. À force de l’exercer, j’ai eu moi-même une extrême chaleur et je me suis assis au pied d’un arbre. N’a-t-il pas eu l’insolence de couler derrière un buisson qui n’était pas à vingt pas de moi et de s’y asseoir aussi ? J’ai été tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une leçon suffisante sur les dangers de la curiosité ; heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu’il était utile et même nécessaire à mes projets : cette réflexion l’a sauvé.
Cependant j’arrive au village ; je vois de la rumeur, je m’avance, j’interroge : on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur, et, cédant à ma généreuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres pour lesquelles on réduisait cinq personnes à la paille et au désespoir. Après cette action si simple, vous n’imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ? Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille et embellissaient cette figure de patriarche, qu’un moment auparavant l’empreinte farouche du désespoir rendait vraiment hideuse. J’examinais ce spectacle lorsqu’un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants et s’avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu », et, dans le même instant, j’ai été entouré de cette famille prosternée à mes genoux. J’avouerai ma faiblesse, mes yeux se sont mouillés de larmes, et j’ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien, et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu’ils venaient de me faire. J’avais pris dix louis sur moi, je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n’avaient plus ce même degré de pathétique : le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet, le reste n’était qu’une simple expression de reconnaissance et d’étonnement pour des dons superflus.
Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d’un drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez que dans cette foule était surtout le fidèle espion. Mon but était rempli, je me dégageai d’eux tous et regagnai le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant de soins ; ils seront un jour mes titres auprès d’elle et l’ayant, en quelque sorte, ainsi payée d’avance, j’aurai le droit d’en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche à me faire.
J’oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j’ai demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières n’ont pas été en partie exaucées… Mais on m’avertit que le souper est servi, et il serait trop tard pour que cette lettre partît si je ne la fermais qu’en me retirant. Ainsi le reste à l’ordinaire prochain. J’en suis fâché, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un moment du plaisir de la voir.
De…, ce 20 août 17 **.