CHAPITRE CINQ

1690 Words
CHAPITRE CINQ L’inquiétude de Riley ne fit que croître quand elle pénétra dans les locaux de l’Unité d’Analyse Comportementale. Brent Meredith l’attendait, assis derrière son bureau. C’était un afro-américain au visage anguleux et à la stature imposante. Il semblait inquiet. Bill était là également. Riley comprit à son expression qu’il ne savait pas encore de quoi il en retournait. — Prenez un siège, Agent Paige, dit Meredith. Riley s’assit. — Je suis désolé d’avoir interrompu vos vacances. Cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. Comment allez-vous ? Riley était surprise. Ce n’était pas comme ça que Meredith commençait habituellement les réunions – avec une excuse et les banalités d’usage. Il allait droit au but, d’habitude. Bien sûr, il savait qu’elle était en congé pour s’occuper d’April. Meredith était sincèrement inquiet. Tout de même, c’était étrange. — Ça va mieux, merci, dit-elle. — Et votre fille ? demanda Meredith. — Elle se remet doucement. Meredith la fixa du regard quelques instants. — J’espère que vous êtes prête à retourner au travail, dit-il. S’il y a bien une affaire sur laquelle on a besoin de vous, c’est celle-ci. L’imagination de Riley marchait à plein régime. Elle attendit en silence qu’il s’explique. Enfin, Meredith dit : — Shane Hatcher s’est échappé de Sing Sing. Ses mots heurtèrent Riley de plein fouet. Heureusement, elle était assise. — Oh mon Dieu…, souffla Bill, visiblement sonné. Riley connaissait bien Shane Hatcher – un peu trop bien. Il avait été condamné à perpétuité, sans remise de peine. Pendant ses années de prison, il était devenu un expert en criminologie. Il avait publié des articles dans des magazines scientifiques et enseignait parfois des classes dans les programmes de formation de la prison. Riley lui avait parfois rendu visite pour lui demander conseil. Ces visites l’avaient profondément déroutée. Hatcher semblait s’être découvert des affinités avec elle. Et Riley devait admettre qu’au fond, il la fascinait. C’était sans doute l’homme le plus intelligent qu’elle ait jamais rencontré – et le plus dangereux. Elle s’était juré après chaque visite de ne pas retourner le voir. Elle se rappela leur dernière conversation : « Je ne reviendrai plus vous voir. », lui avait-elle dit. « Vous n’en aurez peut-être pas besoin. », avait-il répondu. Ces mots prenaient un tout autre sens. — Comment s’est-il évadé ? demanda Riley. — Je n’ai pas de détails, dit Meredith. Vous savez peut-être qu’il passe beaucoup de temps à la bibliothèque, et qu’il y a travaillé comme assistant. Hier, il était là quand une livraison de livres est arrivée. Il a dû filer avec le camion. Dans la nuit, les gardiens ont remarqué son absence. On a retrouvé le camion abandonné à quelques kilomètres d’Ossining. Aucun signe du conducteur. Meredith se tut. Riley imaginait sans peine comment Hatcher avait monté son plan d’évasion. Quant au conducteur, que lui était-il arrivé ? Meredith se pencha vers Riley. — Agent Paige, vous connaissez Hatcher mieux que quiconque. Que pouvez-vous nous dire sur lui ? Riley prit une grande inspiration. — Dans sa jeunesse, Hatcher faisait partie d’un gang de Syracuse. Il était particulièrement vicieux, même pour un criminel. On l’appelait « Shane la Chaîne » parce qu’il aimait battre ses rivaux à mort avec des chaînes. Riley se tut, le temps de se remémorer tout ce que Shane lui avait dit : — Un policier était à ses trousses. Il en avait fait une affaire personnelle. Hatcher l’a pulvérisé avec des chaînes à neige. Il a abandonné son corps sur le perron de sa maison pour que sa famille le retrouve là. C’est comme ça qu’il a été arrêté. Il est resté trente ans en prison. Il était censé ne plus jamais sortir. Un silence passa. — Il a cinquante-cinq ans maintenant, dit Meredith. Les années qu’il a passées en prison l’ont peut-être émoussé. Riley secoua la tête. — Non, vous vous trompez, dit-elle. Dans son gang, ce n’était qu’un gamin rebelle et ignorant. Il ne devinait même pas son potentiel. Au fil des années, il a acquis de grandes connaissances. Il sait qu’il est un génie. Et il n’a jamais montré de remords. Bien sûr, il a fini par apprendre les bonnes manières. Il se comporte bien – ça lui permet d’avoir des privilèges. Mais je suis certaine qu’il est aussi vicieux et dangereux qu’avant. Riley réfléchit quelques instants. Quelque chose clochait. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. — Quelqu’un sait pourquoi ? demanda-t-elle. — Pourquoi quoi ? fit Bill. — Pourquoi il s’est évadé. Bill et Meredith échangèrent un regard d’incompréhension. — N’est-ce pas évident ? demanda Bill. Evidemment, sa question semblait étrange, mais Bill était venu une fois avec elle à Sing Sing. — Bill, tu l’as rencontré, dit-elle. Il t’a semblé agité ? Pas satisfait de sa condition ? Bill fronça les sourcils. — Non, en fait, il avait l’air… Il hésita : — Presque satisfait de son sort, non ? termina Riley. La prison lui convient bien. Je n’ai jamais eu l’impression que sa liberté lui manquait. Il a un côté zen. Il ne s’attache à rien. Il n’a envie de rien. La liberté n’a rien à lui offrir. Et maintenant, il est dehors. Il est recherché. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Les doigts de Meredith tambourinèrent sur la table. — Comment s’est déroulée votre dernière visite ? demanda-t-il. Vous vous êtes séparés en bons termes ? Riley réprima un sourire amer. — On ne se sépare jamais en bons termes, dit-elle. Au bout d’un court silence, elle ajouta : — Je comprends ce que vous me dites. Vous pensez que je pourrais être sa cible. — C’est possible ? demanda Bill. Riley ne répondit pas. Elle se rappela, une fois encore, ce que lui avait dit Hatcher. « Vous n’en aurez peut-être pas besoin. » Etait-ce une menace bien déguisée ? Riley n’en savait rien. Meredith enchaîna : — Agent Paige, je n’ai pas besoin de vous dire que c’est une affaire difficile et de la plus haute importance. Ça va sortir dans les médias. Les évasions font toujours beaucoup de bruit. Elles provoquent parfois la panique. Peu importe ce qu’il veut, on doit l’arrêter. Je regrette d’interrompre vos congés pour un tel dossier. Vous êtes prête ? Vous pouvez le faire ? Un étrange picotement parcourut le corps de Riley. Elle avait rarement ressenti ça en acceptant une affaire. Elle eut besoin d’un instant pour comprendre que c’était de la peur, pure et simple. Elle n’avait pas peur pour sa sécurité. C’était autre chose. Quelque chose d’irrationnel. Peut-être était-ce le fait que Hatcher la connaissait si bien. Bien sûr, tous les prisonniers réclamaient quelque chose en échange d’une information utile, mais Hatcher n’avait jamais voulu de cigarettes ou de bouteilles de whisky. Il avait passé un marché très simple et particulièrement troublant avec Riley. Il voulait qu’elle lui révèle des secrets. « Quelque chose sur vous que vous voudriez cacher. » Riley avait obéi, avec un empressement coupable. Maintenant, Hatcher savait toutes sortes de choses sur elle – qu’elle était une mauvaise mère, qu’elle détestait son père et n’était pas allée à sa sépulture, qu’il y avait parfois une séduction entre elle et Bill, et qu’elle prenait parfois du plaisir dans la violence, tout comme Hatcher lui-même. Que lui avait-il dit la dernière fois ? « Je vous connais. D’une certaine manière, je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. » Etait-elle assez intelligente pour l’arrêter ? Meredith attendait patiemment la réponse à sa question. — Aussi prête que possible, dit-elle en essayant de prendre l’air assuré. — Bien, dit Meredith. Par quoi devrions-nous commencer ? Riley réfléchit. — Bill et moi, nous allons voir ce que le FBI a sur lui. Meredith hocha la tête et dit : — J’ai déjà mis Sam Flores sur le coup. * Quelques minutes plus tard, Riley, Bill et Meredith se trouvaient dans une salle de conférence, devant un mur blanc sur lequel Sam Flores projetait ce qu’il avait déniché. Flores était un technicien de labo aux lunettes cerclées de noir. — Je crois qu’il y a tout ce dont vous pourriez avoir besoin, dit Flores. Acte de naissance, arrestation, minutes de procès… C’était impressionnant et rien ne laissait la moindre place à l’imagination. Il y avait plusieurs photos sanglantes des corps de ses victimes, notamment celui du policier sur le perron de sa maison. — Qu’est-ce qu’on a sur ce policier ? demanda Bill. Flores fit apparaître des photos d’un homme jovial en uniforme de la police. — Lucien Wayles, quarante-six ans quand il est mort en 1986, dit Flores. Il était marié. Il avait trois enfants. Il a reçu une médaille pour son courage. Très apprécié et respecté par ses collègues. Le FBI a fait équipe avec la police pour épingler Hatcher quelques jours après sa mort. Ça m’étonne presque qu’ils ne l’aient pas battu à mort quand ils ont retrouvé Hatcher. Les photos de Hatcher lui-même étaient frappantes. Riley le reconnaissait à peine. L’homme qu’elle connaissait était intimidant, mais il avait aussi l’image d’un rat de bibliothèque, avec ses lunettes de lecture perchées sur le nez. Le jeune afro-américain sur les photos d’identité judiciaires avait un visage dur et un regard vide et cruel. A croire qu’il ne s’agissait pas de la même personne. Le rapport de Sam Flores était très complet, mais il décourageait Riley. Elle avait cru qu’elle connaissait Shane Hatcher mieux que quiconque. Cependant, elle ne connaissait pas ce Shane Hatcher – l’impitoyable délinquant qu’on appelait « Shane la Chaîne ». Il faut que j’apprenne à le connaître, pensa-t-elle. Sinon, elle ne pourrait pas l’arrêter. Elle eut l’étrange sensation que ce rapport et toutes ces informations ne l’aidaient pas du tout – au contraire. Elle avait besoin de quelque chose de plus tangible – de vraies photographies imprimées sur du papier glacé, et dont les coins s’effritaient, de vrais documents. Elle demanda à Flores : — Je pourrais voir les originaux ? Flores étouffa un rire incrédule : — Navré, Agent Paige, ça ne risque pas. Le FBI a bazardé ses archives en 2014. Maintenant, tout est sous format digital. Ce que vous voyez, c’est tout ce que nous avons. Riley poussa un soupir de découragement. Oui, bien sûr, elle se souvenait de cette histoire. D’autres agents avaient protesté, mais Riley n’avait pas trouvé que c’était un problème. Elle commençait à le regretter. Le plus important, c’était d’anticiper le premier geste de Hatcher. Une idée lui vint. — Quel policier a fini par l’arrêter ? demanda-t-elle. S’il est encore en vie, Hatcher pourrait le prendre pour cible. — Ce n’était pas un policier, dit Flores. Et ce n’était pas un homme. Il fit apparaître sur le mur la photo d’une femme du FBI. — Elle s’appelle Kelsey Sprigge. Elle était agent du FBI au bureau du Syracuse. Trente-cinq ans au moment des faits. Elle en a soixante-dix maintenant. Elle est à la retraite et elle vit à Searcy, une ville près de Syracuse. Riley était surprise d’apprendre que Sprigge était une femme. — Elle a dû faire ses débuts en…, commença-t-elle. Flores termina sa pensée : — Elle a démarré en 1972, juste après le meurtre de J. Edgar. On venait enfin d’autoriser les femmes à faire partie des agents. Elle a fait le début de sa carrière dans la police. Riley était impressionnée. Kelsey Sprigge avait traversé l’histoire. — Qu’est-ce que vous avez sur elle ? demanda Riley à Flores. — Eh bien, elle est veuve. Elle a trois enfants et trois petits-enfants. — Appelez le bureau de Syracuse et dites-leur de protéger Sprigge, dit Riley. Elle est en danger. Flores hocha la tête. Puis Riley se tourna vers Meredith. — Monsieur, j’ai besoin d’un avion. — Pourquoi ? demanda-t-il d’un air étonné. Elle prit une grande inspiration. — Shane va peut-être essayer de tuer Sprigge, dit-elle, et j’aimerais lui parler d’abord.
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