CHAPITRE SIX
Gareth faisait les cent pas dans sa chambre, l’esprit en ébullition, encore sous le choc de son échec. Il n'avait pas réussi à lever l’épée et essayait d’envisager quelles pourraient en être les conséquences. Il se sentait engourdi. Il n’en revenait pas d’avoir été aussi bête, d’avoir essayé de lever l’épée, l’Épée de la Dynastie, qu’aucun MacGil n’avait été capable de lever depuis sept générations. Pourquoi en était-il venu à penser qu’il serait meilleur que ses ancêtres ? Pourquoi avait-il pensé être différent ?
Il aurait dû le savoir. Il aurait dû être plus prudent et n’aurait jamais dû se surestimer. Il aurait simplement dû se satisfaire du trône de son père. Pourquoi avait-il voulu en avoir plus ?
A présent, tous ses sujets savaient qu’il n’était pas l’Élu. Son règne serait désormais entaché par cela; maintenant, ils auraient peut-être même encore plus de raisons de le suspecter de la mort de son père. Il se rendait bien compte que les gens le regardaient déjà d’une façon différente, comme s’il n’était qu’un spectre, comme s’ils se préparaient déjà à la venue du prochain roi.
Pire que ça, pour la première fois de sa vie, Gareth n’était pas sûr de lui. Toute sa vie, il avait toujours vu son destin de façon claire. Il était persuadé que son rôle était de prendre la place de son père, de régner et de lever l’épée. Sa confiance venait d’être ébranlée jusqu’à la moelle. A présent, il n’était plus sûr de rien.
Et le pire de tout ça, c’était qu’il ne pouvait oublier la vision du visage de son père qu'il avait eue juste avant d'essayer de lever l’épée. S’agissait-il de sa vengeance ?
“Bravo !” dit lentement une voix sarcastique.
Gareth se retourna, surpris de ne pas être seul dans sa chambre. Il reconnut instantanément la voix, une voix qui était devenue trop familière au fil des ans et qu’il avait fini par mépriser. Il s’agissait de la voix de sa femme.
Héléna.
La voilà qui se tenait dans un coin de la pièce, qui l’observait tout en fumant sa pipe d’opium. Elle inspira profondément, retint son souffle et laissa lentement s’échapper la fumée. Ses yeux étaient injectés de sang et il se rendit compte qu’elle fumait depuis trop longtemps.
“Que fais-tu là ?” demanda-t-il.
“C’est ma chambre nuptiale, après tout !” répondit-elle. “Je peux faire tout ce que je veux, ici. Je suis à la fois ta femme et ta reine. Ne l’oublie pas. Je règne sur ce royaume autant que toi. Et après ta débâcle d’aujourd’hui, je pense qu'il faut utiliser le terme régner de façon très large.”
Le visage de Gareth s’empourpra. Héléna avait le don de l’attaquer de la façon la plus basse possible et aux moments les plus inopportuns. Il la méprisait plus que n’importe quelle autre femme qu’il ait jamais rencontrée. Il avait peine à concevoir qu’il avait un jour accepté de l’épouser.
“Vraiment ?” cracha Gareth en se retournant et en marchant droit vers elle, furieux. “Tu sembles oublier que je suis ton Roi, espèce de gueuse, et que je pourrais te faire jeter en prison tout comme n’importe qui d’autre dans mon royaume. Que tu sois ma femme n'y change rien.”
Elle lui rit au nez, en reniflant de façon cynique.
“Et alors ?” lâcha-t-elle. “Tes nouveaux sujets se posent-ils des questions sur ta sexualité ? Non, j’en doute très fortement. Pas dans le monde machiavélique de Gareth. Pas dans l’esprit de l’homme qui se soucie plus que quiconque de la façon dont les gens le perçoivent.”
Gareth s’arrêta devant elle, comprenant qu’elle voyait en lui d’une façon qu’il n’aimait pas. Il prit conscience de la menace qu'elle représentait et comprit que se battre avec elle n’arrangerait rien. Il resta donc ainsi, sans rien dire, les poings serrés.
“Que veux-tu ?” demanda-t-il lentement en essayant de se contrôler pour ne rien faire d’irréfléchi. “Tu ne viens jamais me voir que quand tu as besoin de quelque chose.”
Elle eut un rire moqueur et sec.
“Je prendrai ce dont j’ai envie. Je ne suis pas venue te demander quoi que ce soit, mais plutôt pour te dire quelque chose : ton royaume entier vient d’être témoin de ton échec à lever l’épée. Où cela nous mène-t-il ?”
“Qu’entends-tu par nous ?” questionna-t-il en se demandant où elle voulait en venir.
“Ton peuple sait désormais ce que j’ai toujours su : que tu es un raté. Que tu n’es pas l’Élu. Félicitations. Au moins, c’est officiel, maintenant.”
Il la fusilla du regard.
“Mon père n’a pas non plus réussi à lever l’épée. Cela ne l’a pas empêché de régner efficacement en tant que Roi.”
“Cependant, son règne en a été affecté”, cracha-t-elle. “Tout du long.”
“Si tu n’es pas contente de mes incapacités”, fulmina Gareth, “pourquoi ne pars-tu pas de cet endroit ? Laisse-moi ! Arrête de te moquer de notre mariage. Je suis le Roi, désormais. Je n’ai plus besoin de toi.”
“Je suis contente que tu abordes ce point”, dit-elle, “car il s’agit précisément de la raison de ma venue. Je veux officiellement mettre fin à notre mariage. Je veux divorcer. J’aime un autre homme. Un vrai homme. Un de tes chevaliers, pour tout dire. C’est un guerrier, lui. Nous nous aimons d'un amour vrai. A l’inverse de tout ce que j’ai pu connaître jusqu’à présent. Divorçons pour que je puisse arrêter de me cacher. Je veux que notre amour soit rendu public et je veux l’épouser.”
Gareth la regarda, choqué, vidé, comme si l’on venait de lui enfoncer un poignard dans la poitrine. Pourquoi fallait-il que Héléna fasse ces révélations ? Pourquoi maintenant plutôt qu’à un autre moment ? C’en était trop pour lui. Il avait l'impression que le monde lui donnait des coups de pied pendant qu'il était à terre.
Malgré lui, Gareth fut surpris de réaliser qu’il éprouvait des sentiments profonds envers Héléna car entendre ces mots, l’entendre demander le divorce lui porta un coup. Il en fut bouleversé. A contrecœur, il comprit qu’il ne voulait pas divorcer. Si encore cela venait de lui, mais cela venait d’elle ! Il ne voulait pas qu’elle obtienne ce qu'elle voulait aussi facilement.
Et par-dessus tout, il se demandait quelles conséquences un divorce pourrait avoir sur son règne. Un Roi divorcé, cela soulèverait trop de questions. Et malgré lui, il se sentait jaloux de ce chevalier. Qu'elle lui agite son manque de masculinité sous le nez le rendait amer. Il voulait se venger. D'elle et de lui.
“Tu ne l’obtiendras pas”, cracha-t-il. “Tu es liée à moi. Tu seras ma femme pour toujours. Tu ne seras jamais libre. Et si jamais je croise ce chevalier avec qui tu me trompes, je le ferai torturer et exécuter.”
Héléna lui adressa un grognement.
“Je ne suis pas ta femme ! Tu n’es pas mon mari. Tu n’es même pas un homme. Notre union est un péché. Et cela l’a toujours été depuis le jour où il en a été décidé ainsi. Il ne s’agissait que d’un arrangement pour le pouvoir. Cette chose me dégoûte, m'a toujours dégoûtée et a ruiné ma seule chance d’être un jour mariée pour de vrai.”
Elle inspira. Elle était de plus en plus furieuse.
“Tu m’accorderas le divorce ou je révélerai au royaume entier le genre d’homme que tu es. A toi de voir.”
Sur ce, Héléna lui tourna le dos, traversa la pièce et sortit par la porte ouverte sans prendre la peine de la refermer derrière elle.
Gareth de retrouva seul dans la chambre. Il écouta l’écho de ses pas et sentit un frisson qu’il ne pouvait maîtriser envahir son corps. Y avait-il dans sa vie une seule chose de stable à laquelle il puisse se raccrocher ?
Gareth se tenait debout, en train de regarder la porte ouverte en tremblant, et il fut surpris de voir une autre personne pénétrer dans la chambre. A peine avait-il eu le temps de prendre la mesure de sa conversation avec Héléna, d’analyser toutes ses menaces, qu’un visage on ne peut plus familier se présentait dans l’encadrement de la porte. Firth. Le bruit régulier de ses pas cessa lorsqu’il entra dans la pièce, un air coupable sur le visage.
“Gareth ?” demanda-t-il d’une voix incertaine.
Firth le regardait les yeux écarquillés et Gareth put voir à quel point il se sentait mal à l’aise. Il avait bien raison de se sentir mal à l’aise, pensa Gareth. Après tout, c’était Firth qui l’avait encouragé à brandir l’épée, qui l’avait convaincu, qui l’avait amené à penser qu’il était plus que ce qu’il était vraiment. Sans les suggestions de Firth, qui sait ? Peut-être que Gareth n’aurait jamais tenté de lever l’épée.
Gareth se tourna vers lui, bouillonnant. Il venait de trouver en la personne de Firth un exutoire à toute sa colère. Après tout, c’était bien Firth qui avait tué son père. Pour commencer, c’était Firth, ce stupide garçon d’écurie, qui l’avait entraîné dans ce pétrin. Désormais, il n’était qu’un successeur raté de plus dans la lignée des MacGil.
“Je te hais”, bouillonna Gareth. “Où en sont tes promesses, à présent ? Es-tu encore persuadé que je vais réussir à lever l’épée ?”
Firth déglutit. Il avait l’air particulièrement nerveux. Il était sans voix. A l’évidence, il n’avait rien à dire.
“Je suis désolé, Monseigneur !” dit-il. “J’avais tort.”
“Tu t’es trompé sur beaucoup de choses !” cracha Gareth.
En effet, plus Gareth y pensait, plus il venait à réaliser à quel point Firth avait pu se tromper. En fait, sans Firth, son père serait toujours en vie aujourd’hui et Gareth ne se serait pas retrouvé dans un tel pétrin. Le poids de la royauté ne lui pèserait pas sur la tête, toutes les choses ne partiraient pas ainsi de travers. Gareth souhaitait retrouver les jours plus simples de l'époque où il n’était pas encore Roi, lorsque son père était encore en vie. Il eut brusquement envie de les faire tous revenir, de retrouver les choses telles qu’elles étaient, mais il ne pouvait pas, et c'était la faute de Firth.
“Que fais-tu ici ?” l’interrogea Gareth.
Firth s’éclaircit la gorge, visiblement très nerveux.
“J’ai entendu … des rumeurs … des serviteurs murmurer. Il est remonté jusqu’à moi que vos frères et sœurs se posent des questions. Ils ont été vus dans les quartiers des serviteurs. Ils s’intéressaient de près au vide-ordures et recherchaient l’arme du meurtre. Le poignard que j’ai utilisé pour tuer votre père.”
A ces mots Gareth se glaça. Il était figé par la peur et sous le choc. Est-ce que ce jour pouvait encore empirer ?
Il se racla la gorge.
“Et qu’ont-ils trouvé ?” demanda-t-il la gorge sèche, les mots peinant à sortir.
Firth secoua la tête.
“Je ne sais pas, Monseigneur. Tout ce que je sais, c’est qu’ils suspectent quelque chose.”
Gareth sentit sa haine envers Firth s’accroître, une haine dont il ne se pensait pas capable. Si Firth n’avait pas été aussi bête, s’il s’était proprement débarrassé de l’arme, Gareth ne se serait pas retrouvé dans cette position. Firth le mettait dans une position vulnérable.
“Je ne le dirai qu’une fois”, dit Gareth en se rapprochant de Firth, se plantant devant lui avec le regard le plus mauvais dont il était capable. “Je ne veux plus jamais revoir ta tête. Tu m’entends ? Disparais et ne reviens jamais. Je vais t’envoyer loin d’ici. Et si jamais tu remets un jour les pieds entre les murs de ce château, sois sûr que je te ferai arrêter.
“A PRÉSENT, VA-T’EN !” s’époumona Gareth.
Fondant en larmes, Firth tourna les talons et partit en courant, le bruit de ses pas résonnant longtemps après qu’il eut disparu dans le couloir.
Les pensées de Gareth revinrent vers l’épée et son échec. Il ne pouvait se débarrasser de l'impression qu'il avait déclenché une terrible catastrophe à son encontre. Il avait la sensation de s’être jeté depuis le haut d’une falaise et qu’à partir de cette journée le reste de sa vie ne serait qu’une longue descente.
Il resta ainsi, ancré au sol en pierre dans l’implacable silence de la chambre de son père, à trembler et se demander ce qu’il avait bien pu déclencher. Il ne s’était jamais senti aussi seul, il n’avait jamais autant douté de lui-même.
Était-ce donc cela être roi ?
*
Gareth se hâta dans l’escalier en colimaçon en pierre, enchaînant les étages, se dépêchant de rejoindre le parapet le plus élevé du château. Il avait besoin d’air. Il avait besoin de temps et d’espace pour réfléchir. Il avait besoin d’un point de vue sur son royaume, d'une chance d’apercevoir sa cour, son peuple et de se rappeler que tout cela lui appartenait. Malgré les événements cauchemardesques de la journée, il était encore roi.
Gareth avait congédié tous ses domestiques et gravissait seul les escaliers en respirant fort. Il s’arrêta à un étage, se courba et chercha à reprendre son souffle. Des larmes roulaient sur ses joues. A chaque étage, il avait l’impression de voir le visage de son père le fusiller du regard.
“Je te déteste !” cria-t-il dans le vide.
Il aurait juré entendre un rire moqueur en retour. Le rire de son père.
Gareth avait besoin de s’échapper de cet endroit. Il tourna les talons et continua sa course jusqu’à ce qu'il finisse par atteindre le sommet. Il jaillit par la porte et la brise fraîche estivale lui frappa le visage.
Il inspira profondément tout en reprenant son souffle au soleil, savourant les chaudes brises. Il ôta sa cape, celle de son père, et la jeta au sol. Il faisait trop chaud et il ne voulait plus avoir à la porter.
Il se précipita au bord du parapet et s’agrippa au mur de pierre en respirant bruyamment tout en observant sa cour en contrebas. Il voyait la foule immense sortir du château. Tous quittaient la cérémonie. Sa cérémonie. Il pouvait presque lire leur déception, même d’ici. Ils étaient tous si petits. Il ne cessait de s’émerveiller de tous les savoir sous son contrôle.
Cependant, pour combien de temps encore ?
“Les règnes sont de drôles de choses”, déclara une voix âgée.
Gareth se retourna et, à sa grande surprise, découvrit qu’Argon se tenait à quelques pas de lui, vêtu d’une cape blanche à capuche et appuyé sur son bâton. Il le regardait un sourire au coin des lèvres, mais ses yeux n’étaient point rieurs. Ils brillaient, le transperçaient et cela agaçait Gareth. Ses yeux en voyaient trop.
Il y avait tant de choses que Gareth aurait souhaité dire et demander à Argon. Cependant, à présent qu’il avait échoué avec l’épée, il n’arrivait plus à se souvenir d’une seule de ses questions.
“Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?” implora Gareth d’une voix désespérée. “Tu aurais pu me dire que je n’étais pas destiné à la soulever. Tu aurais pu m’épargner toute cette honte.”
“Et pourquoi l'aurais-je fait ?” demanda Argon.
Gareth le fusilla du regard.
“Tu n’es pas un bon conseiller pour le Roi”, dit-il. “Tu aurais fidèlement conseillé mon père. Cependant, pas moi.”
“Peut-être méritait-il d’être justement conseillé”, répliqua Argon.
La colère de Gareth s’intensifia. Il détestait cet homme et il lui en voulait.
“Je ne veux plus de toi dans mon entourage”, dit Gareth. “Je ne sais pas pourquoi mon père t’a pris à son service mais je ne veux plus de toi à la Cour du Roi.”
Argon se mit à rire. Un son creux et effrayant sortit de sa gorge.
“Ton père ne m’a pas pris à son service, mon pauvre garçon !” déclara-t-il. “Pas plus que son père avant lui. Je suis censé être ici. Il en est ainsi. Ce serait même plutôt moi qui les aurais pris à mon service.”
Argon s’avança brusquement et le regarda comme s’il arrivait à lire l’âme de Gareth.
“Peux-tu en dire autant ?” demanda Argon. “Toi, es-tu censé être ici ?”
Ses mots touchèrent une corde sensible chez Gareth et le firent frissonner. C’était exactement le sujet sur lequel Gareth en était venu à se poser des questions. Gareth se demanda si c'était une menace.
“Celui qui règne par le sang gouvernera par le sang”, tonna Argon. Sur ces mots, il se retourna vivement et s’éloigna.
“Attends !” s’écria Gareth qui ne voulait soudain plus qu’il s’en aille tant il avait de questions. “Que veux-tu dire ?”
Gareth ne pouvait s’empêcher de penser qu’Argon essayait de lui faire passer un message, comme quoi son règne serait bref. Il avait désespérément besoin de savoir ce qu’il sous-entendait.
Gareth s’élança après lui mais, alors qu’il le rattrapait, Argon se volatilisa sous ses yeux.
Gareth se retourna, regarda autour de lui mais ne vit rien. Il entendit seulement un rire caverneux flotter dans l’air.
“Argon !” hurla Gareth.
Il se retourna de nouveau puis leva le regard vers les cieux, se laissa tomber à genoux et pencha la tête en arrière. Il se mit à hurler :
“ARGON !”