Chapitre II

1222 Words
Chapitre IIM. Shepherd était un homme habile et prudent. Quelle que fût son opinion sur Sir Walter, il voulait laisser à un autre que lui le rôle désagréable ; il s’excusa, se permettant toutefois de recommander une déférence absolue pour l’excellent jugement de lady Russel. Celle-ci prit le sujet en grande considération et y apporta un zèle inquiet. C’était plutôt une femme de bon sens que d’imagination. La difficulté à résoudre était grande : lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentiment d’honneur ; mais elle souhaitait de ménager les sentiments de Sir Walter et le rang de la famille. C’était une personne bonne, bienveillante, charitable et capable d’une solide amitié ; très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum, et un modèle de savoir-vivre. Son esprit était très pratique et cultivé ; mais elle donnait au rang et à la noblesse une valeur exagérée, qui la rendait aveugle aux défauts des possesseurs de ces biens. Veuve d’un simple chevalier, elle estimait très haut un baronnet, et Sir Walter avait droit à sa compassion et à ses attentions, non seulement comme un vieil ami, un voisin attentif, un seigneur obligeant, mari de son amie, père d’Anna et de ses sœurs, mais parce qu’il était Sir Walter. Il fallait faire des réformes sans aucun doute, mais elle se tourmentait pour donner à ses amis le moins d’ennuis possible. Elle traça des plans d’économie, fit d’exacts calculs, et enfin prit l’avis d’Anna, qu’on n’avait pas jugé à propos de consulter, et elle subit son influence. Les réformes d’Anna portèrent sur l’honorabilité aux dépens de l’ostentation. Elle voulait des mesures plus énergiques, un plus prompt acquittement des dettes, une plus grande indifférence pour tout ce qui n’était pas justice et équité. « Si nous pouvons persuader tout cela à votre père, dit lady Russel en relisant ses notes, ce sera beaucoup. S’il adopte ces réformes, dans sept ans il sera libéré, et j’espère le convaincre que sa considération n’en sera pas ébranlée, et que sa vraie dignité sera loin d’en être amoindrie aux yeux des gens raisonnables. « En réalité, que fera-t-il, si ce n’est ce que beaucoup de nos premières familles ont fait, ou devraient faire ? Il n’y aura rien là de singulier, et c’est de la singularité que nous souffrons le plus. Après tout, celui qui a fait des dettes doit les payer ; et tout en faisant la part des idées d’un gentilhomme, le caractère d’honnête homme passe avant tout. » C’était d’après ce principe qu’Anna voulait voir son père agir. Elle considérait comme un devoir indispensable de satisfaire les créanciers en faisant rapidement toutes les réformes possibles, et ne voyait aucune dignité en dehors de cela. Elle comptait sur l’influence de lady Russel pour persuader une réforme complète ; elle savait que le sacrifice de deux chevaux ne serait guère moins pénible que celui de quatre, ainsi que toutes les légères réductions proposées par son amie. Comment les sévères réformes d’Anna auraient-elles été acceptées, puisque celles de lady Russel n’eurent aucun succès ? Quoi ! supprimer tout confortable ! Les voyages, Londres, les domestiques et les chevaux, la table ; retranchements de tous côtés ! Ne pas vivre décemment comme un simple gentilhomme ! Non ! On aimait mieux quitter Kellynch que de rester dans des conditions si déshonorantes ! Quitter Kellynch ! L’idée fut aussitôt saisie par Shepherd, qui avait un intérêt aux réformes de Sir Walter, et qui était persuadé qu’on ne pouvait rien faire sans un changement de résidence. Puisque l’idée en était venue, il n’eut aucun scrupule à confesser qu’il était du même avis. Il ne croyait pas que Sir Walter pût réellement changer sa manière de vivre dans une maison qui avait à soutenir un tel caractère d’honorabilité et de représentation. Partout ailleurs il pourrait faire ce qu’il voudrait, et sa maison serait toujours prise pour modèle. Après quelques jours de doute et d’indécision, la grande question du changement de résidence fut décidée. On pouvait choisir Londres, Bath, ou une autre habitation aux environs de Kellynch. L’objet de l’ambition d’Anna eût été de posséder une petite maison dans le voisinage de lady Russel, près de Marie, et de voir parfois les ombrages et les prairies de Kellynch. Mais sa destinée était d’avoir toujours l’inverse de ce qu’elle désirait. Elle n’aimait pas Bath, mais Bath devait être sa résidence. Sir Walter penchait pour Londres, mais M. Shepherd n’en voulait pas pour lui, et il fut assez habile pour le dissuader et lui faire préférer Bath : là il pourrait comparativement faire figure à peu de frais. Les deux avantages de Bath avaient été pris en grande considération : sa distance de Kellynch, seulement cinquante milles, et le séjour qu’y faisait lady Russel pendant une partie de l’hiver. À la grande satisfaction de cette dernière, Sir Walter et Élisabeth en arrivèrent à croire qu’ils ne perdraient rien à Bath en considération et en plaisirs. Lady Russel fut obligée d’aller contre les désirs de sa chère Anna. C’était en demander trop à Sir Walter que de s’établir dans une petite maison du voisinage. Anna, elle-même, y aurait trouvé des mortifications plus grandes qu’elle ne le prévoyait, et pour Sir Walter, elles eussent été terribles. Lady Russel considérait l’antipathie d’Anna pour Bath comme une prévention erronée provenant de trois années de pension passées là après la mort de sa mère, et en second lieu de ce qu’elle n’était pas en bonne disposition d’esprit pendant le seul hiver qu’elle y eût passé avec elle. Lady Russel adorait Bath et s’imaginait que tout le monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourrait passer les mois les plus chauds avec elle à Kellynch-Lodge. Ce changement serait bon pour sa santé et pour son esprit. Anna avait trop peu vu le monde ; elle n’était pas gaie : plus de société lui ferait du bien. Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinage de Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains d’un autre ; c’eût été une trop rude épreuve. Il fallait louer Kellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renfermé dans leur petit cercle. Sir Walter eût été trop humilié qu’on l’apprît. M. Shepherd avait prononcé une fois le mot « avertissement », mais n’avait pas osé le redire. Sir Walter en méprisait la seule idée et défendait qu’on y fît la moindre allusion. Il ne consentirait à louer que comme sollicité à l’imprévu, par un locataire exceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grande faveur. Nous approuvons bien vite ce que nous aimons. Lady Russel avait encore une autre raison d’être contente du départ projeté de Sir Walter. Élisabeth avait formé une intimité qu’il était désirable de rompre. La fille de M. Shepherd, mal mariée, était revenue chez son père, avec deux enfants. C’était une femme habile qui connaissait l’art de plaire, au moins à Kellynch-Hall. Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, qu’elle y avait fait plusieurs séjours, malgré les prudentes insinuations de lady Russel, qui trouvait cette amitié déplacée. Lady Russel avait peu d’influence sur Élisabeth et semblait l’aimer plutôt par devoir que par inclination. Celle-ci n’avait pour elle que des égards et de la politesse, mais jamais lady Russel n’avait réussi à faire prévaloir ses avis ; elle était très peinée de voir Anna exclue si injustement des voyages à Londres et avait insisté fortement à plusieurs reprises pour qu’elle en fît partie. Elle s’était efforcée souvent de faire profiter Élisabeth de son jugement et de son expérience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait sa volonté, et jamais elle n’avait fait une opposition plus décidée à lady Russel, qu’en choisissant Mme Clay et en délaissant une sœur si distinguée, pour donner son affection et sa confiance là où il ne devait y avoir que de simples relations de politesse. Lady Russel considérait Mme Clay comme une amie dangereuse, et d’une position inférieure ; et son changement de résidence, qui la laisserait de côté et permettrait à miss Elliot de choisir une intimité plus convenable, lui semblait une chose de première importance.
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