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2090 Words
Émile se frotte le menton. C’est un tic qu’il a depuis gamin, dès qu’il est songeur ou indécis. Il n’est pas certain de son annonce. Il la trouve froide, désincarnée, un peu dingue aussi. Il l’a écrite d’une traite, sans réfléchir. Il est une heure du matin. Il n’a pas dormi depuis une semaine, ou presque pas. Ça n’aide pas pour écrire. Il relit l’annonce. Il trouve qu’elle laisse un goût bizarre en bouche. Un peu amer. Mais il se dit que c’est bien comme ça, que c’est suffisamment noir pour décourager les âmes sensibles et suffisamment insensé pour décourager les personnes conventionnelles. Seule une personne suffisamment spéciale pourra déceler le ton décalé de cette annonce. Depuis qu’on lui a annoncé le verdict médical, il voit sa mère pleurer et son père serrer les mâchoires. Il voit sa sœur dépérir, le visage mangé par les cernes. Lui non. Il a pris la nouvelle avec une lucidité totale. Une forme d’Alzheimer précoce, lui a-t-on dit. Une maladie neurodégénérative entraînant une perte progressive et irréversible de la mémoire. La maladie finira par attaquer le tronc cérébral jusqu’à sa destruction. Le tronc cérébral responsable des fonctions vitales : battements du cœur, tension artérielle, respiration… Ça, c’est la bonne nouvelle. La mort le rattrapera rapidement. Dans deux ans au plus tard. C’est parfait. Il n’a pas envie de devenir un poids, de passer le restant de sa vie, des dizaines et des dizaines d’années encore, dans un état de sénilité avancée. Il préfère savoir qu’il mourra bientôt. Deux ans, c’est bien. Il peut encore en profiter un peu. Ça n’est pas plus mal, finalement, que Laura soit partie, un an plus tôt. Ça aurait beaucoup compliqué les choses. Il se le répète depuis une semaine, depuis le verdict. Laura est partie, il n’a plus de nouvelles depuis un an. Pas un coup de fil. Il ne sait même pas où elle vit. Et c’est tant mieux. Il n’a plus réellement d’attache comme ça. Il peut partir. Il peut entamer ce dernier voyage sereinement. Non pas qu’il n’ait plus personne… Il y a bien ses deux parents, il y a sa sœur Marjorie et son compagnon Bastien, leurs jumeaux. Il y a Renaud, son ami d’enfance, Renaud qui vient de devenir papa et qui cherche une maison pour établir sa famille. Renaud papa et marié… C’est une sacrée revanche de la vie ! Jamais ils n’auraient parié là-dessus tous les deux. Renaud, c’était le petit gros au fond de la classe. Asthmatique, allergique aux cacahuètes et totalement ridicule sur un terrain de sport. Alors que lui était ce gamin espiègle et un peu rebelle, vif d’esprit. À les voir tous les deux, on se demandait ce qu’ils faisaient ensemble. Le petit gros et le rebelle. Renaud était toujours un peu resté dans son ombre. Et puis les choses avaient tourné avec les années. C’était tant mieux pour Renaud. Il avait commencé par perdre dix kilos, puis il avait trouvé sa voie : il était devenu orthophoniste. À partir de là, il s’était transformé. Renaud avait rencontré Laëtitia et ils formaient une famille maintenant. Alors que lui, le gamin espiègle, il se retrouvait là, sur le bascôté. Vingt-six ans, plus si vif. Il avait laissé partir Laura… Émile secoue la tête en se renversant sur son siège de bureau. Il n’est plus l’heure d’être sentimental et de ressasser le passé. Il faut se concentrer sur le voyage maintenant. Ce voyage, il en a eu l’idée dès qu’on lui a annoncé le verdict. Il a pris une heure ou deux pour s’effondrer, puis l’idée de voyage a germé dans son esprit. Il n’en a pas parlé. À personne. Il sait qu’on l’en empêcherait. Ses parents et sa sœur se sont empressés de l’inscrire à l’essai clinique. Le médecin a bien précisé pourtant : il ne s’agit pas de le guérir ou de le soigner, simplement d’en apprendre un peu plus sur sa maladie orpheline. Aucun intérêt pour lui. Passer ses dernières années dans une chambre d’hôpital à faire l’objet d’études médicales. Pourtant, ses parents et sa sœur ont insisté. Il sait pourquoi. Ils refusent d’accepter sa mort. Ils s’accrochent à l’espoir infime que l’essai clinique et ses observations permettent de freiner la maladie. La freiner pour quoi ? Rallonger sa vie ? Rallonger sa sénilité ? C’est déjà tout vu : il partira. Il réglera tous les détails dans le plus total des secrets, sans leur en toucher un mot, et il partira. Il a déjà trouvé le camping-car. Il a envoyé l’argent. Il récupérera le véhicule en fin de semaine. Il le stationnera sur un parking en ville, en attendant que tout soit réglé, pour ne pas éveiller les soupçons de ses parents et de sa sœur. Pour Renaud, il hésite encore. Lui en parler ? Lui Lui demander son avis ? Il ne sait pas. Si Renaud avait été célibataire , sans enfant, tout aurait été différent. Ils seraient partis tous les deux. Ça ne fait aucun doute. Mais voilà, les choses ont changé. Renaud a sa vie, ses responsabilités. Et Émile il n’a pas envie de l’embarquer dans ses dernières errances. Pourtant, ils en ont rêvé d’aventures tous les deux. Ils se disaient : « Quand on aura fini les études, on partira avec nos tentes et nos sacs à dos dans les Alpes. » Puis Émile a rencontré Laura. Et Renaud a rencontré Laëtitia. Ils ont laissé tomber leurs envies d’évasion. Aujourd’hui il peut enfin partir. Il n’a guère plus d’attaches. Il n’a que deux ans à vivre et des proches qui se préparent déjà à le perdre. Maintenant ou dans deux ans, ça ne fait pas grande différence. Il relit une dernière fois l’annonce. Oui, elle est étrange et impersonnelle. Oui, probablement personne n’y répondra. Peu importe, il partira tout de même. Seul. Il craint de mourir seul, c’est quelque chose qui l’angoisse. Mais si ça doit arriver, si personne ne répond à son annonce alors tant pis. Il partira car son dernier rêve est plus fort que sa peur. Il clique sur le bouton « Envoyer » et un message s’affiche à l’écran, lui indiquant que l’annonce vient d’être publiée. Il se laisse aller dans son fauteuil en soupirant. Il est une heure et quart du matin. Si jamais quelqu’un répond, si jamais quelqu’un a la folie ou le courage de lui répondre (il ne sait pas très bien comment le définir)… alors il est persuadé qu’il aura trouvé le meilleur compagnon de voyage de tous les temps. « Émile, vieux, je suis désolé, je n’ai pas pu laisser le petit à Laëtitia, elle travaille. D’ailleurs, tu sais, elle nous rejoint dès qu’elle termine. » Renaud a l’air embêté d’arriver dans la chambre d’hôpital avec son gamin sous le bras. Émile lui donne une tape sur l’épaule. « Arrête, tu sais bien que j’aime voir ton morveux. — Il devrait dormir. Il n’a pas dormi de la nuit. Il devrait s’effondrer maintenant. » Renaud semble fatigué. Émile le regarde se débattre, le bébé sous le bras, essayant de déplier la poussette. Le bébé a tout juste six mois et Émile ne s’est jamais habitué à voir Renaud avec un enfant. Ça lui paraît encore absurde. Alors le voir là, déplier une poussette avec cet air si concentré, c’est plus fort que tout. « Pourquoi tu ris ? — J’ai l’impression d’être devant un mirage. — Quoi ? Pourquoi ? — Toi et le morveux, toi le roi de la poussette pliante. — C’est ça, moque-toi. Ça t’ar… » Il ne termine pas sa phrase et Émile comprend tout de suite pourquoi. Renaud allait répondre « ça t’arrivera un jour aussi », comme il en a l’habitude, mais il a stoppé net. Il devient écarlate devant sa bourde. « Désolé… J’ai… » Émile secoue la tête. Il réplique avec un large sourire : « Eh non, ça ne m’arrivera pas. J’échapperai au moins à ça ! Qui a dit que la vie était mal faite ? » Il essaie de faire sourire Renaud mais c’est peine perdue. Renaud abandonne la poussette et se tourne vers lui, le visage défait. « Comment tu fais ? Je veux dire… J’en dors plus… Comment tu fais toi, pour en plaisanter ? » Émile tente de fuir son regard en faisant mine d’inspecter ses ongles. Il prend un air désinvolte. « Ça va. Je veux dire… dans quelques mois je ne saurai même plus qui je suis alors… Plus rien n’aura d’importance. Pas la peine de se biler ! — Émile… Je ne plaisante pas. — Moi non plus. » Renaud est sur le point de se laisser aller. Il a les larmes aux yeux. Pendant une seconde, Émile a envie de tout lui dire, de tout lâcher : tout va aller, vieux, je vais partir, je vais me tirer à l’aventure avec mon sac à dos, un camping-car, comme on en rêvait. Je vais vivre soixante années en une seule. Je te promets. J’aurai zéro regret. Mais il ne peut pas. Renaud ne le découragera pas, bien au contraire. Le problème est ailleurs. Renaud est bien plus qu’un ami, c’est un frère et s’il apprend qu’il part, il sera détruit à l’idée de le laisser partir seul, de ne pas l’accompagner. C’est hors de question. Émile refuse de le culpabiliser. Et s’il connaît aussi bien Renaud qu’il le pense, alors il est tout à fait capable de décider qu’il l’accompagnera, coûte que coûte, au moins pour quelques mois ou quelques semaines. Et ça, c’est d’autant plus insoutenable. Il ne veut pas être celui qui éloignera Renaud de sa famille, même pour un court instant. « Tu n’es pas obligé de jouer les durs devant moi, insiste Renaud, les yeux encore plus larmoyants. — Ton morveux va tomber. » En effet, le bébé est en train de glisser des bras de Renaud, qui prête toute son attention à Émile. « Oh. Merde. » Renaud récupère le bébé et l’installe sur le lit d’hôpital, à côté d’Émile qui l’attrape et le perche sur ses genoux. « Émile… — Ça va aller, vieux. La vie est comme ça. Je n’ai pas tiré le bon numéro. Je dois faire avec. — Tu ne peux pas dire ça. — Il y a cet essai clinique… On ne sait jamais. » Il a usé du petit numéro de ses parents et de sa sœur : cacher l’affreuse vérité derrière un espoir insensé. Il a tenté d’avoir l’air crédible et cela semble fonctionner car Renaud laisse tomber son air abattu et recommence à se battre contre la poussette. « Tu veux que je t’aide ? — Non ça va. — Alors, comment va mon morveux préféré ? » Le bébé, sur les genoux d’Émile, pousse un cri amusé. Renaud et Laëtitia l’ont appelé Tivan. C’est un prénom qu’ils ont inventé. Émile soupçonne Renaud de s’être fait piéger par Laëtitia sur ce coup-là. Il ne peut rien lui refuser. Tivan… Quel prénom ! Il préfère l’appeler « morveux ». Même ça, ça sonne mieux. Renaud a enfin déplié la poussette. Il se relève et récupère on fils qu’il dépose comme un objet très précieux à l’intérieur. Le bébé installé, Renaud s’assied sur le lit à côté d’Émile. Il l’observe étrangement. « Bon… Comment… Comment ça va ? — Ça va. Et vous ? Et Laëtitia ? Vous avez visité de nouvelles maisons ? » Le stratagème de fuite ne fonctionne pas. Renaud poursuit : « J’ai croisé ta mère dans le hall de l’hôpital. — Quand ? Maintenant ? — Oui. Elle est… » Il n’ose pas poursuivre. Émile termine à sa place : « Elle est effondrée, je sais. — Heureusement qu’il y a cet essai clinique… — Oui… Heureusement… — Putain… » Renaud se passe la main sur le visage. Il a l’air vieilli. L’annonce de la maladie d’Émile lui a fait un sacré choc. « Comment tu as attrapé ça ? — Je n’ai rien attrapé du tout. C’est une maladie orpheline génétique, c’est tout. — Oui mais pourquoi toi ? — Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? C’est la grande loterie de l’univers, c’est tout. — Comment tu arrives à garder le moral ? Comment tu fais pour ne pas tout casser ? — Et chialer ? M’apitoyer sur mon sort ? » Renaud ne sait plus quoi répondre. « J’ai accepté les choses, c’est tout. — Tu as toujours été comme ça. — Comme ça, comment ? — Fonceur, fort… Moi, j’étais le trouillard de nous deux.

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