Émile se frotte le menton. C’est un tic qu’il a depuis gamin, dès qu’il est
songeur ou indécis. Il n’est pas certain de son annonce. Il la trouve froide,
désincarnée, un peu dingue aussi. Il l’a écrite d’une traite, sans réfléchir. Il
est une heure du matin. Il n’a pas dormi depuis une semaine, ou presque
pas. Ça n’aide pas pour écrire.
Il relit l’annonce. Il trouve qu’elle laisse un goût bizarre en bouche. Un
peu amer. Mais il se dit que c’est bien comme ça, que c’est suffisamment
noir pour décourager les âmes sensibles et suffisamment insensé pour
décourager les personnes conventionnelles. Seule une personne
suffisamment spéciale pourra déceler le ton décalé de cette annonce.
Depuis qu’on lui a annoncé le verdict médical, il voit sa mère pleurer et
son père serrer les mâchoires. Il voit sa sœur dépérir, le visage mangé par
les cernes. Lui non. Il a pris la nouvelle avec une lucidité totale. Une forme
d’Alzheimer précoce, lui a-t-on dit. Une maladie neurodégénérative
entraînant une perte progressive et irréversible de la mémoire. La maladie
finira par attaquer le tronc cérébral jusqu’à sa destruction. Le tronc cérébral
responsable des fonctions vitales : battements du cœur, tension artérielle,
respiration… Ça, c’est la bonne nouvelle. La mort le rattrapera rapidement.
Dans deux ans au plus tard. C’est parfait. Il n’a pas envie de devenir un
poids, de passer le restant de sa vie, des dizaines et des dizaines d’années
encore, dans un état de sénilité avancée. Il préfère savoir qu’il mourra
bientôt. Deux ans, c’est bien. Il peut encore en profiter un peu.
Ça n’est pas plus mal, finalement, que Laura soit partie, un an plus tôt.
Ça aurait beaucoup compliqué les choses. Il se le répète depuis une
semaine, depuis le verdict. Laura est partie, il n’a plus de nouvelles depuis
un an. Pas un coup de fil. Il ne sait même pas où elle vit. Et c’est tant
mieux. Il n’a plus réellement d’attache comme ça. Il peut partir. Il peut
entamer ce dernier voyage sereinement. Non pas qu’il n’ait plus personne…
Il y a bien ses deux parents, il y a sa sœur Marjorie et son compagnon
Bastien, leurs jumeaux. Il y a Renaud, son ami d’enfance, Renaud qui vient
de devenir papa et qui cherche une maison pour établir sa famille. Renaud
papa et marié… C’est une sacrée revanche de la vie ! Jamais ils n’auraient
parié là-dessus tous les deux. Renaud, c’était le petit gros au fond de la
classe. Asthmatique, allergique aux cacahuètes et totalement ridicule sur un
terrain de sport. Alors que lui était ce gamin espiègle et un peu rebelle, vif
d’esprit. À les voir tous les deux, on se demandait ce qu’ils faisaient
ensemble. Le petit gros et le rebelle. Renaud était toujours un peu resté dans
son ombre. Et puis les choses avaient tourné avec les années. C’était tant
mieux pour Renaud. Il avait commencé par perdre dix kilos, puis il avait
trouvé sa voie : il était devenu orthophoniste. À partir de là, il s’était
transformé. Renaud avait rencontré Laëtitia et ils formaient une famille
maintenant. Alors que lui, le gamin espiègle, il se retrouvait là, sur le bascôté.
Vingt-six ans, plus si vif. Il avait laissé partir Laura…
Émile secoue la tête en se renversant sur son siège de bureau. Il n’est plus
l’heure d’être sentimental et de ressasser le passé. Il faut se concentrer sur
le voyage maintenant. Ce voyage, il en a eu l’idée dès qu’on lui a annoncé
le verdict. Il a pris une heure ou deux pour s’effondrer, puis l’idée de
voyage a germé dans son esprit. Il n’en a pas parlé. À personne. Il sait
qu’on l’en empêcherait. Ses parents et sa sœur se sont empressés de
l’inscrire à l’essai clinique. Le médecin a bien précisé pourtant : il ne s’agit
pas de le guérir ou de le soigner, simplement d’en apprendre un peu plus sur
sa maladie orpheline. Aucun intérêt pour lui. Passer ses dernières années
dans une chambre d’hôpital à faire l’objet d’études médicales. Pourtant, ses
parents et sa sœur ont insisté. Il sait pourquoi. Ils refusent d’accepter sa
mort. Ils s’accrochent à l’espoir infime que l’essai clinique et ses
observations permettent de freiner la maladie. La freiner pour quoi ?
Rallonger sa vie ? Rallonger sa sénilité ? C’est déjà tout vu : il partira. Il
réglera tous les détails dans le plus total des secrets, sans leur en toucher un
mot, et il partira.
Il a déjà trouvé le camping-car. Il a envoyé l’argent. Il récupérera le
véhicule en fin de semaine. Il le stationnera sur un parking en ville, en
attendant que tout soit réglé, pour ne pas éveiller les soupçons de ses
parents et de sa sœur. Pour Renaud, il hésite encore. Lui en parler ? Lui Lui
demander son avis ? Il ne sait pas. Si Renaud avait été célibataire , sans
enfant, tout aurait été différent. Ils seraient partis tous les deux. Ça ne fait
aucun doute. Mais voilà, les choses ont changé. Renaud a sa vie, ses
responsabilités. Et Émile il n’a pas envie de l’embarquer dans ses dernières
errances. Pourtant, ils en ont rêvé d’aventures tous les deux. Ils se disaient :
« Quand on aura fini les études, on partira avec nos tentes et nos sacs à dos
dans les Alpes. » Puis Émile a rencontré Laura. Et Renaud a rencontré
Laëtitia. Ils ont laissé tomber leurs envies d’évasion.
Aujourd’hui il peut enfin partir. Il n’a guère plus d’attaches. Il n’a que
deux ans à vivre et des proches qui se préparent déjà à le perdre. Maintenant
ou dans deux ans, ça ne fait pas grande différence. Il relit une dernière fois
l’annonce. Oui, elle est étrange et impersonnelle. Oui, probablement
personne n’y répondra. Peu importe, il partira tout de même. Seul. Il craint
de mourir seul, c’est quelque chose qui l’angoisse. Mais si ça doit arriver, si
personne ne répond à son annonce alors tant pis. Il partira car son dernier
rêve est plus fort que sa peur. Il clique sur le bouton « Envoyer » et un
message s’affiche à l’écran, lui indiquant que l’annonce vient d’être
publiée. Il se laisse aller dans son fauteuil en soupirant. Il est une heure et
quart du matin. Si jamais quelqu’un répond, si jamais quelqu’un a la folie
ou le courage de lui répondre (il ne sait pas très bien comment le définir)…
alors il est persuadé qu’il aura trouvé le meilleur compagnon de voyage de
tous les temps.
« Émile, vieux, je suis désolé, je n’ai pas pu laisser le petit à Laëtitia, elle
travaille. D’ailleurs, tu sais, elle nous rejoint dès qu’elle termine. »
Renaud a l’air embêté d’arriver dans la chambre d’hôpital avec son
gamin sous le bras. Émile lui donne une tape sur l’épaule.
« Arrête, tu sais bien que j’aime voir ton morveux.
— Il devrait dormir. Il n’a pas dormi de la nuit. Il devrait s’effondrer
maintenant. »
Renaud semble fatigué. Émile le regarde se débattre, le bébé sous le bras,
essayant de déplier la poussette. Le bébé a tout juste six mois et Émile ne
s’est jamais habitué à voir Renaud avec un enfant. Ça lui paraît encore
absurde. Alors le voir là, déplier une poussette avec cet air si concentré,
c’est plus fort que tout.
« Pourquoi tu ris ?
— J’ai l’impression d’être devant un mirage.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Toi et le morveux, toi le roi de la poussette pliante.
— C’est ça, moque-toi. Ça t’ar… »
Il ne termine pas sa phrase et Émile comprend tout de suite pourquoi.
Renaud allait répondre « ça t’arrivera un jour aussi », comme il en a
l’habitude, mais il a stoppé net. Il devient écarlate devant sa bourde.
« Désolé… J’ai… »
Émile secoue la tête. Il réplique avec un large sourire :
« Eh non, ça ne m’arrivera pas. J’échapperai au moins à ça ! Qui a dit
que la vie était mal faite ? »
Il essaie de faire sourire Renaud mais c’est peine perdue. Renaud
abandonne la poussette et se tourne vers lui, le visage défait.
« Comment tu fais ? Je veux dire… J’en dors plus… Comment tu fais toi,
pour en plaisanter ? »
Émile tente de fuir son regard en faisant mine d’inspecter ses ongles. Il
prend un air désinvolte.
« Ça va. Je veux dire… dans quelques mois je ne saurai même plus qui je
suis alors… Plus rien n’aura d’importance. Pas la peine de se biler !
— Émile… Je ne plaisante pas.
— Moi non plus. »
Renaud est sur le point de se laisser aller. Il a les larmes aux yeux.
Pendant une seconde, Émile a envie de tout lui dire, de tout lâcher : tout va
aller, vieux, je vais partir, je vais me tirer à l’aventure avec mon sac à dos,
un camping-car, comme on en rêvait. Je vais vivre soixante années en une
seule. Je te promets. J’aurai zéro regret.
Mais il ne peut pas. Renaud ne le découragera pas, bien au contraire. Le
problème est ailleurs. Renaud est bien plus qu’un ami, c’est un frère et s’il
apprend qu’il part, il sera détruit à l’idée de le laisser partir seul, de ne pas l’accompagner. C’est hors de question. Émile refuse de le culpabiliser. Et
s’il connaît aussi bien Renaud qu’il le pense, alors il est tout à fait capable
de décider qu’il l’accompagnera, coûte que coûte, au moins pour quelques
mois ou quelques semaines. Et ça, c’est d’autant plus insoutenable. Il ne
veut pas être celui qui éloignera Renaud de sa famille, même pour un court
instant.
« Tu n’es pas obligé de jouer les durs devant moi, insiste Renaud, les
yeux encore plus larmoyants.
— Ton morveux va tomber. »
En effet, le bébé est en train de glisser des bras de Renaud, qui prête toute
son attention à Émile.
« Oh. Merde. »
Renaud récupère le bébé et l’installe sur le lit d’hôpital, à côté d’Émile
qui l’attrape et le perche sur ses genoux.
« Émile…
— Ça va aller, vieux. La vie est comme ça. Je n’ai pas tiré le bon
numéro. Je dois faire avec.
— Tu ne peux pas dire ça.
— Il y a cet essai clinique… On ne sait jamais. »
Il a usé du petit numéro de ses parents et de sa sœur : cacher l’affreuse
vérité derrière un espoir insensé. Il a tenté d’avoir l’air crédible et cela
semble fonctionner car Renaud laisse tomber son air abattu et recommence
à se battre contre la poussette.
« Tu veux que je t’aide ?
— Non ça va.
— Alors, comment va mon morveux préféré ? »
Le bébé, sur les genoux d’Émile, pousse un cri amusé. Renaud et Laëtitia
l’ont appelé Tivan. C’est un prénom qu’ils ont inventé. Émile soupçonne
Renaud de s’être fait piéger par Laëtitia sur ce coup-là. Il ne peut rien lui
refuser. Tivan… Quel prénom ! Il préfère l’appeler « morveux ». Même ça,
ça sonne mieux. Renaud a enfin déplié la poussette. Il se relève et récupère
on fils qu’il dépose comme un objet très précieux à l’intérieur. Le bébé
installé, Renaud s’assied sur le lit à côté d’Émile. Il l’observe étrangement.
« Bon… Comment… Comment ça va ?
— Ça va. Et vous ? Et Laëtitia ? Vous avez visité de nouvelles
maisons ? »
Le stratagème de fuite ne fonctionne pas. Renaud poursuit :
« J’ai croisé ta mère dans le hall de l’hôpital.
— Quand ? Maintenant ?
— Oui. Elle est… »
Il n’ose pas poursuivre. Émile termine à sa place :
« Elle est effondrée, je sais.
— Heureusement qu’il y a cet essai clinique…
— Oui… Heureusement…
— Putain… »
Renaud se passe la main sur le visage. Il a l’air vieilli. L’annonce de la
maladie d’Émile lui a fait un sacré choc.
« Comment tu as attrapé ça ?
— Je n’ai rien attrapé du tout. C’est une maladie orpheline génétique,
c’est tout.
— Oui mais pourquoi toi ?
— Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? C’est la grande loterie de
l’univers, c’est tout.
— Comment tu arrives à garder le moral ? Comment tu fais pour ne pas
tout casser ?
— Et chialer ? M’apitoyer sur mon sort ? »
Renaud ne sait plus quoi répondre.
« J’ai accepté les choses, c’est tout.
— Tu as toujours été comme ça.
— Comme ça, comment ?
— Fonceur, fort… Moi, j’étais le trouillard de nous deux.