– Eh bien, Monseigneur, il y a dans mon cachot un proverbe écrit sur la muraille, avec la pointe d’un clou.
– Et quel est ce proverbe ? demanda Mazarin.
– Le voici, Monseigneur : Tel maître…
– Je le connais : tel valet.
– Non : tel serviteur. C’est un petit changement que les gens dévoués dont je vous parlais tout à l’heure y ont introduit pour leur satisfaction particulière.
– Eh bien ! que signifie le proverbe ?
– Il signifie que M. de Richelieu a bien su trouver des serviteurs dévoués, et par douzaines.
– Lui, le point de mire de tous les poignards ! lui qui a passé sa vie à parer tous les coups qu’on lui portait !
– Mais il les a parés, enfin, et pourtant ils étaient rudement portés. C’est que s’il avait de bons ennemis, il avait aussi de bons amis.
– Mais voilà tout ce que je demande !
– J’ai connu des gens, continua Rochefort, qui pensa que le moment était venu de tenir parole à d’Artagnan, j’ai connu des gens qui, par leur adresse, ont cent fois mis en défaut la pénétration du cardinal ; par leur bravoure, battu ses gardes et ses espions ; des gens qui sans argent, sans appui, sans crédit, ont conservé une couronne à une tête couronnée et fait demander grâce au cardinal.
– Mais ces gens dont vous parlez, dit Mazarin en souriant en lui-même de ce que Rochefort arrivait où il voulait le conduire, ces gens-là n’étaient pas dévoués au cardinal, puisqu’ils luttaient contre lui.
– Non, car ils eussent été mieux récompensés ; mais ils avaient le malheur d’être dévoués à cette même reine pour laquelle tout à l’heure vous demandiez des serviteurs.
– Mais comment pouvez-vous savoir toutes ces choses ?
– Je sais ces choses parce que ces gens-là étaient mes ennemis à cette époque, parce qu’ils luttaient contre moi, parce que je leur ai fait tout le mal que j’ai pu, parce qu’ils me l’ont rendu de leur mieux, parce que l’un d’eux, à qui j’avais eu plus particulièrement affaire, m’a donné un coup d’épée, voilà sept ans à peu près : c’était le troisième que je recevais de la même main… la fin d’un ancien compte.
– Ah ! fit Mazarin avec une bonhomie admirable, si je connaissais des hommes pareils.
– Eh ! Monseigneur, vous en avez un à votre porte depuis plus de six ans, et que depuis six ans vous n’avez jugé bon à rien.
– Qui donc ?
– Monsieur d’Artagnan.
– Ce Gascon ! s’écria Mazarin avec une surprise parfaitement jouée.
– Ce Gascon a sauvé une reine, et fait confesser à M. de Richelieu qu’en fait d’habileté, d’adresse et de politique il n’était qu’un écolier.
– En vérité !
– C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Éminence.
– Contez-moi un peu cela, mon cher monsieur de Rochefort.
– C’est bien difficile, Monseigneur, dit le gentilhomme en souriant.
– Il me le contera lui-même, alors.
– J’en doute, Monseigneur.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que le secret ne lui appartient pas ; parce que, comme je vous l’ai dit, ce secret est celui d’une grande reine.
– Et il était seul pour accomplir une pareille entreprise ?
– Non, Monseigneur, il avait trois amis, trois braves qui le secondaient, des braves comme vous en cherchiez tout à l’heure.
– Et ces quatre hommes étaient unis, dites-vous ?
– Comme si ces quatre hommes eussent fait qu’un, comme si ces quatre cœurs eussent battu dans la même poitrine ; aussi, que n’ont-ils fait à eux quatre !
– Mon cher monsieur de Rochefort, en vérité vous piquez ma curiosité à un point que je ne puis vous dire. Ne pourriez-vous donc me narrer cette histoire ?
– Non, mais je puis vous dire un conte, un véritable conte de fée, je vous en réponds, Monseigneur.
– Oh ! dites-moi cela, monsieur de Rochefort, j’aime beaucoup les contes.
– Vous le voulez donc, Monseigneur ? dit Rochefort en essayant de démêler une intention sur cette figure fine et rusée.
– Oui.
– Eh bien ! écoutez ! Il y avait une fois une reine… mais une puissante reine, la reine d’un des plus grands royaumes du monde, à laquelle un grand ministre voulait beaucoup de mal pour lui avoir voulu auparavant trop de bien. Ne cherchez pas, Monseigneur ! vous ne pourriez pas deviner qui. Tout cela se passait bien longtemps avant que vous vinssiez dans le royaume où régnait cette reine. Or, il vint à la cour un ambassadeur si brave, si riche et si élégant, que toutes les femmes en devinrent folles, et que la reine elle-même, en souvenir sans doute de la façon dont il avait traité les affaires d’État, eut l’imprudence de lui donner certaine parure si remarquable qu’elle ne pouvait être remplacée. Comme cette parure venait du roi, le ministre engagea celui-ci à exiger de la princesse que cette parure figurât dans sa toilette au prochain bal. Il est inutile de vous dire, Monseigneur, que le ministre savait de science certaine que la parure avait suivi l’ambassadeur, lequel ambassadeur était fort loin, de l’autre côté des mers. La grande reine était perdue ! perdue comme la dernière de ses sujettes, car elle tombait du haut de sa grandeur.
– Vraiment, fit Mazarin.
– Eh bien, Monseigneur ! quatre hommes résolurent de la sauver. Ces quatre hommes, ce n’étaient pas des princes, ce n’étaient pas des ducs, ce n’étaient pas des hommes puissants, ce n’étaient même pas des hommes riches ; c’étaient quatre soldats ayant grand cœur, bon bras, franche épée. Ils partirent. Le ministre savait leur départ et avait aposté des gens sur la route pour les empêcher d’arriver à leur but. Trois furent mis hors de combat par de nombreux assaillants ; mais un seul arriva au port, tua ou blessa ceux qui voulaient l’arrêter, franchit la mer et rapporta la parure à la grande reine, qui put l’attacher sur son épaule au jour désigné, ce qui manqua de faire damner le ministre. Que dites-vous de ce trait-là, Monseigneur ?
– C’est magnifique ! dit Mazarin rêveur.
– Eh bien ! j’en sais dix pareils.
Mazarin ne parlait plus, il songeait.
Cinq ou six minutes s’écoulèrent.
– Vous n’avez plus rien à me demander, Monseigneur, dit Rochefort.
– Si fait, et M. d’Artagnan était un de ces quatre hommes, dites-vous ?
– C’est lui qui a mené toute l’entreprise.
– Et les autres, quels étaient-ils ?
– Monseigneur, permettez que je laisse à M. d’Artagnan le soin de vous les nommer. C’étaient ses amis et non les miens ; lui seul aurait quelque influence sur eux, et je ne les connais même pas sous leurs véritables noms.
– Vous vous défiez de moi, monsieur de Rochefort. Eh bien, je veux être franc jusqu’au bout ; j’ai besoin de vous, de lui, de tous !
– Commençons par moi, Monseigneur, puisque vous m’avez envoyé chercher et que me voilà, puis vous passerez à eux. Vous ne vous étonnerez pas de ma curiosité : lorsqu’il y a cinq ans qu’on est en prison, on n’est pas fâché de savoir où l’on va vous envoyer.
– Vous, mon cher monsieur de Rochefort, vous aurez le poste de confiance, vous irez à Vincennes où M. de Beaufort est prisonnier : vous me le garderez à vue. Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
– J’ai que vous me proposez là une chose impossible, dit Rochefort en secouant la tête d’un air désappointé.
– Comment, une chose impossible ! Et pourquoi cette chose est-elle impossible ?
– Parce que M. de Beaufort est un de mes amis, ou plutôt que je suis un des siens ; avez-vous oublié, Monseigneur, que c’est lui qui avait répondu de moi à la reine ?
– M. de Beaufort, depuis ce temps-là, est l’ennemi de l’État.
– Oui, Monseigneur, c’est possible ; mais comme je ne suis ni roi, ni reine, ni ministre, il n’est pas mon ennemi, à moi, et je ne puis accepter ce que vous m’offrez.
– Voilà ce que vous appelez du dévouement ? je vous en félicite ! Votre dévouement ne vous engage pas trop, monsieur de Rochefort.
– Et puis, Monseigneur, reprit Rochefort, vous comprendrez que sortir de la Bastille pour rentrer à Vincennes, ce n’est que changer de prison.
– Dites tout de suite que vous êtes du parti de M. de Beaufort, et ce sera plus franc de votre part.
– Monseigneur, j’ai été si longtemps enfermé que je ne suis que d’un parti : c’est du parti du grand air. Employez-moi à tout autre chose, envoyez-moi en mission, occupez-moi activement, mais sur les grands chemins, si c’est possible !
– Mon cher monsieur de Rochefort, dit Mazarin avec son air goguenard, votre zèle vous emporte : vous vous croyez encore un jeune homme, parce que le cœur y est toujours ; mais les forces vous manqueraient. Croyez-moi donc : ce qu’il vous faut maintenant, c’est du repos. Holà, quelqu’un !
– Vous ne statuez donc rien sur moi, Monseigneur ?
– Au contraire, j’ai statué.
Bernouin entra.
– Appelez un huissier, dit-il, et restez près de moi, ajouta-t-il tout bas.
Un huissier entra. Mazarin écrivit quelques mots qu’il remit à cet homme, puis salua de la tête.
– Adieu, monsieur de Rochefort ! dit-il.
Rochefort s’inclina respectueusement.
– Je vois, Monseigneur, dit-il, que l’on me reconduit à la Bastille.
– Vous êtes intelligent.
– J’y retourne, Monseigneur ; mais, je vous le répète, vous avez tort de ne pas savoir m’employer.
– Vous, l’ami de mes ennemis !
– Que voulez-vous ! il me fallait faire l’ennemi de vos ennemis.
– Croyez-vous qu’il n’y ait que vous seul, monsieur de Rochefort ? Croyez-moi, j’en trouverai qui vous vaudront bien.
– Je vous le souhaite, Monseigneur.
– C’est bien. Allez, allez ! À propos, c’est inutile que vous m’écriviez davantage, monsieur de Rochefort, vos lettres seraient des lettres perdues.
– J’ai tiré les marrons du feu, murmura Rochefort en se retirant ; et si d’Artagnan n’est pas content de moi quand je lui raconterai tout à l’heure l’éloge que j’ai fait de lui, il sera difficile. Mais où diable me mène-t-on ?
En effet, on conduisait Rochefort par le petit escalier, au lieu de le faire passer par l’antichambre, où attendait d’Artagnan. Dans la cour, il trouva son carrosse et ses quatre hommes d’escorte ; mais il chercha vainement son ami.
– Ah ! ah ! se dit en lui-même Rochefort, voilà qui change terriblement la chose ! et s’il y a toujours un aussi grand nombre de populaire dans les rues, eh bien ! nous tâcherons de prouver au Mazarin que nous sommes encore bons à autre chose, Dieu merci ! qu’à garder un prisonnier.
Et il sauta dans le carrosse aussi légèrement que s’il n’eût eu que vingt-cinq ans.