Chapter 10

2335 Words
IXComment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière PlanchetEn rentrant, d’Artagnan vit un homme assis au coin du feu : c’était Planchet, mais Planchet si bien métamorphosé, grâce aux vieilles hardes qu’en fuyant le mari avait laissées, que lui-même avait peine à le reconnaître. Madeleine le lui présenta à la vue de tous les garçons. Planchet adressa à l’officier une belle phrase flamande, l’officier lui répondit par quelques paroles qui n’étaient d’aucune langue, et le marché fut conclu. Le frère de Madeleine entrait au service de d’Artagnan. Le plan de d’Artagnan était parfaitement arrêté : il ne voulait pas arriver de jour à Noisy, de peur d’être reconnu. Il avait donc du temps devant lui, Noisy n’étant situé qu’à trois ou quatre lieues de Paris, sur la route de Meaux. Il commença par déjeuner substantiellement, ce qui peut être un mauvais début quand on veut agir de la tête, mais ce qui est une excellente précaution lorsqu’on veut agir de son corps ; puis il changea d’habit, craignant que sa casaque de lieutenant de mousquetaires n’inspirât de la défiance ; puis il prit la plus forte et la plus solide de ses trois épées, qu’il ne prenait qu’aux grands jours ; puis, vers les deux heures, il fit seller les deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la barrière de la Villette. On faisait toujours, dans la maison voisine de l’hôtel de La Chevrette, les perquisitions les plus actives pour retrouver Planchet. À une lieue et demie de Paris, d’Artagnan, voyant que dans son impatience il était encore parti trop tôt, s’arrêta pour faire souffler les chevaux ; l’auberge était pleine de gens d’assez mauvaise mine qui avaient l’air d’être sur le point de tenter quelque expédition nocturne. Un homme enveloppé d’un manteau parut à la porte ; mais voyant un étranger, il fit un signe de la main et deux buveurs sortirent pour s’entretenir avec lui. Quant à d’Artagnan, il s’approcha de la maîtresse de la maison insoucieusement, vanta son vin, qui était d’un horrible cru de Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit qu’il n’y avait dans le village que deux maisons de grande apparence : l’une qui appartenait à monseigneur l’archevêque de Paris, et dans laquelle se trouvait en ce moment sa nièce, madame la duchesse de Longueville ; l’autre qui était un couvent de jésuites, et qui, selon l’habitude, était la propriété de ces dignes pères ; il n’y avait pas à se tromper. À quatre heures, d’Artagnan se remit en route, marchant au pas, car il ne voulait arriver qu’à nuit close. Or, quand on marche au pas à cheval, par une journée d’hiver, par un temps gris, au milieu d’un paysage sans accident, on n’a guère rien de mieux à faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lièvre dans son gîte : à songer ; d’Artagnan songeait donc, et Planchet aussi. Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries étaient différentes. Un mot de l’hôtesse avait imprimé une direction particulière aux pensées de d’Artagnan ; ce mot, c’était le nom de madame de Longueville. En effet, madame de Longueville avait tout ce qu’il fallait pour faire songer : c’était une des plus grandes dames du royaume, c’était une des plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux duc de Longueville qu’elle n’aimait pas, elle avait d’abord passé pour être la maîtresse de Coligny, qui s’était fait tuer pour elle par le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale ; puis on avait parlé d’une amitié un peu trop tendre qu’elle aurait eue pour le prince de Condé, son frère, et qui aurait scandalisé les âmes timorées de la cour ; puis enfin, disait-on encore, une haine véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc de La Rochefoucauld, dont elle était en train de faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère. D’Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que lorsqu’il était au Louvre il avait vu souvent passer devant lui, radieuse et éblouissante, la belle madame de Longueville. Il pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois l’amant de madame de Chevreuse, qui était à l’autre cour ce que madame de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce qu’ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour, tandis qu’il y en a d’autres qui restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances. Il était forcé de s’avouer que malgré tout son esprit, malgré toute son adresse, il était et resterait probablement de ces derniers, lorsque Planchet s’approcha de lui et lui dit : – Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi. – J’en doute, Planchet, dit en souriant d’Artagnan ; mais à quoi penses-tu ? – Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés. – Toujours prudent, Planchet. – Monsieur, c’est de l’instinct. – Eh bien ! voyons, que te dit ton instinct en pareille circonstance ? – Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus obscur de l’écurie, lorsqu’un homme enveloppé d’un manteau entra dans cette même écurie suivi de deux autres hommes. – Ah ! ah ! fit d’Artagnan, le récit de Planchet correspondant avec ses précédentes observations. Eh bien ? – L’un de ces hommes disait : « – Il doit bien certainement être à Noisy ou y venir ce soir, car j’ai reconnu son domestique. – Tu es sûr ? a dit l’homme au manteau. – Oui, mon prince. » – Mon prince, interrompit d’Artagnan. – Oui, mon prince. Mais écoutez donc : « – S’il y est, voyons décidément, que faut-il en faire ? a dit l’autre buveur. – Ce qu’il faut en faire ? a dit le prince. – Oui. Il n’est pas homme à se laisser prendre comme cela, il jouera de l’épée. – Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tâchez de l’avoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un bâillon pour lui mettre sur la bouche ? – Nous avons tout cela. – Faites attention qu’il sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier. – Oh ! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille. – D’ailleurs, je serai là, et je vous guiderai. – Vous répondez que la justice… – Je réponds de tout, dit le prince. « – C’est bon, nous ferons de notre mieux. » Et sur ce, ils sont sortis de l’écurie. – Eh bien, dit d’Artagnan, en quoi cela nous regarde-t-il ? C’est quelqu’une de ces entreprises comme on en fait tous les jours. – Êtes-vous sûr qu’elle n’est point dirigée contre nous ? – Contre nous ! et pourquoi ? – Dame ! repassez leurs paroles : « J’ai reconnu son domestique », a dit l’un, ce qui pourrait bien se rapporter à moi. – Après ? « Il doit être à Noisy ou y venir ce soir », a dit l’autre, ce qui pourrait bien se rapporter à vous. – Ensuite ? – Ensuite le prince a dit : « Faites attention qu’il sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier », ce qui me paraît ne pas laisser de doute, puisque vous êtes en cavalier et non en officier de mousquetaires ; eh bien ! que dites-vous de cela ? – Hélas ! mon cher Planchet ! dit d’Artagnan en poussant un soupir, j’en dis que je n’en suis malheureusement plus au temps où les princes me voulaient faire assassiner. Ah ! celui-là, c’était le bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-là n’en veulent point à nous. – Monsieur est sûr ? – J’en réponds. – C’est bien, alors ; n’en parlons plus. Et Planchet reprit sa place à la suite de d’Artagnan, avec cette sublime confiance qu’il avait toujours eue pour son maître, et que quinze ans de séparation n’avaient point altérée. On fit ainsi une lieue à peu près. Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de d’Artagnan. – Monsieur, dit-il. – Eh bien ? fit celui-ci. – Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit Planchet, ne vous semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des ombres ? Écoutez, il me semble qu’on entend des pas de chevaux. – Impossible, dit d’Artagnan, la terre est détrempée par les pluies ; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque chose. Et il s’arrêta pour regarder et écouter. – Si l’on n’entend point les pas des chevaux, on entend leur hennissement au moins ; tenez. Et en effet le hennissement d’un cheval vint, en traversant l’espace et l’obscurité, frapper l’oreille de d’Artagnan. – Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne nous regarde pas, continuons notre chemin. Et ils se remirent en route. Une demi-heure après ils atteignaient les premières maisons de Noisy, il pouvait être huit heures et demie à neuf heures du soir. Selon les habitudes villageoises, tout le monde était couché, et pas une lumière ne brillait dans le village. D’Artagnan et Planchet continuèrent leur route. À droite et à gauche de leur chemin se découpait sur le gris sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des maisons ; de temps en temps un chien éveillé aboyait derrière une porte, ou un chat effrayé quittait précipitamment le milieu du pavé pour se réfugier dans un tas de fagots, où l’on voyait briller comme des escarboucles ses yeux effarés. C’étaient les seuls êtres vivants qui semblaient habiter ce village. Vers le milieu du bourg à peu près, dominant la place principale, s’élevait une masse sombre, isolée entre deux ruelles, et sur la façade de laquelle d’énormes tilleuls étendaient leurs bras décharnés. D’Artagnan examina avec attention la bâtisse. – Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château de l’archevêque, la demeure de la belle madame de Longueville. Mais le couvent, où est-il ? – Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le connais. – Eh bien, dit d’Artagnan, un temps de galop jusque-là, Planchet, tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens me dire s’il y a quelque fenêtre éclairée chez les jésuites. Planchet obéit et s’éloigna dans l’obscurité, tandis que d’Artagnan, mettant pied à terre, rajustait, comme il l’avait dit, la sangle de sa monture. Au bout de cinq minutes, Planchet revint. – Monsieur, dit-il, il y a une seule fenêtre éclairée sur la face qui donne vers les champs. – Hum ! dit d’Artagnan ; si j’étais frondeur, je frapperais ici et serais sûr d’avoir un bon gîte ; si j’étais moine, je frapperais là-bas et serais sûr d’avoir un bon souper ; tandis qu’au contraire, il est bien possible qu’entre le château et le couvent nous couchions sur la dure, mourant de soif et de faim. – Oui, ajouta Planchet, comme le fameux âne de Buridan. En attendant, voulez-vous que je frappe ? – Chut ! dit d’Artagnan ; la seule fenêtre qui était éclairée vient de s’éteindre. – Entendez-vous, monsieur ? dit Planchet. – En effet, quel est ce bruit ? C’était comme la rumeur d’un ouragan qui s’approchait ; au même instant deux troupes de cavaliers, chacune d’une dizaine d’hommes, débouchèrent par chacune des deux ruelles qui longeaient la maison, et fermant toute issue enveloppèrent d’Artagnan et Planchet. – Ouais ! dit d’Artagnan en tirant son épée et en s’abritant derrière son cheval, tandis que Planchet exécutait la même manœuvre, aurais-tu pensé juste, et serait-ce à nous qu’on en veut réellement ? – Le voilà, nous le tenons ! dirent les cavaliers en s’élançant sur d’Artagnan, l’épée nue. – Ne le manquez pas, dit une voix haute. – Non, Monseigneur, soyez tranquille. D’Artagnan crut que le moment était venu pour lui de se mêler à la conversation. – Holà, messieurs ! dit-il avec son accent gascon, que voulez-vous, que demandez-vous ? – Tu vas le savoir ! hurlèrent en chœur les cavaliers. – Arrêtez, arrêtez ! cria celui qu’ils avaient appelé Monseigneur ; arrêtez, sur votre tête, ce n’est pas sa voix. – Ah çà ! messieurs, dit d’Artagnan, est-ce qu’on est enragé, par hasard, à Noisy ? Seulement, prenez-y garde, car je vous préviens que le premier qui s’approche à la longueur de mon épée, et mon épée est longue, je l’éventre. Le chef s’approcha. – Que faites-vous là ? dit-il d’une voix hautaine et comme habituée au commandement. – Et vous-même ? dit d’Artagnan. – Soyez poli, ou l’on vous étrillera de bonne sorte ; car, bien qu’on ne veuille pas se nommer, on désire être respecté selon son rang. – Vous ne voulez pas vous nommer parce que vous dirigez un guet-apens, dit d’Artagnan ; mais moi qui voyage tranquillement avec mon laquais, je n’ai pas les mêmes raisons de vous taire mon nom. – Assez, assez ! comment vous appelez-vous ? – Je vous dis mon nom afin que vous sachiez où me retrouver, monsieur, Monseigneur ou mon prince, comme il vous plaira qu’on vous appelle, dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir l’air de céder à une menace, connaissez-vous M. d’Artagnan ? – Lieutenant aux mousquetaires du roi ? dit la voix. – C’est cela même. – Oui, sans doute. – Eh bien ! continua le Gascon, vous devez avoir entendu dire que c’est un poignet solide et une fine lame ? – Vous êtes monsieur d’Artagnan ? – Je le suis. – Alors, vous venez ici pour le défendre ? – Le ?… qui le ?… – Celui que nous cherchons. – Il paraît, continua d’Artagnan, qu’en croyant venir à Noisy, j’ai abordé, sans m’en douter, dans le royaume des énigmes. – Voyons, répondez ! dit la même voix hautaine ; l’attendez-vous sous ces fenêtres ? Veniez-vous à Noisy pour le défendre ? – Je n’attends personne, dit d’Artagnan, qui commençait à s’impatienter, je ne compte défendre personne que moi ; mais, ce moi, je le défendrai vigoureusement, je vous en préviens. – C’est bien, dit la voix, partez d’ici et quittez-nous la place ! – Partir d’ici ! dit d’Artagnan, que cet ordre contrariait dans ses projets, ce n’est pas facile, attendu que je tombe de lassitude et mon cheval aussi ; à moins cependant que vous ne soyez disposé à m’offrir à souper et à coucher aux environs. – Maraud ! – Eh ! monsieur ! dit d’Artagnan, ménagez vos paroles, je vous en prie, car si vous en disiez encore une seconde comme celle-ci, fussiez-vous marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais rentrer dans le ventre, entendez-vous ? – Allons, allons, dit le chef, il n’y a pas à s’y tromper, c’est bien un Gascon qui parle, et par conséquent ce n’est pas celui que nous cherchons. Notre coup est manqué pour ce soir, retirons-nous. Nous nous retrouverons, maître d’Artagnan, continua le chef en haussant la voix. – Oui, mais jamais avec les mêmes avantages, dit le Gascon en raillant, car, lorsque vous me retrouverez, peut-être serez-vous seul et fera-t-il jour. – C’est bon, c’est bon ! dit la voix ; en route, messieurs ! Et la troupe, murmurant et grondant, disparut dans les ténèbres, retournant du côté de Paris. D’Artagnan et Planchet demeurèrent un instant encore sur la défensive ; mais le bruit continuant de s’éloigner, ils remirent leurs épées au fourreau. – Tu vois bien, imbécile, dit tranquillement d’Artagnan à Planchet, que ce n’était pas à nous qu’ils en voulaient. – Mais à qui donc alors ? demanda Planchet. – Ma foi, je n’en sais rien ! et peu m’importe. Ce qui m’importe, c’est d’entrer au couvent des jésuites. Ainsi, à cheval ! et allons y frapper. Vaille que vaille, que diable, ils ne nous mangeront pas ! Et d’Artagnan se remit en selle. Planchet venait d’en faire autant, lorsqu’un poids inattendu tomba sur le derrière de son cheval, qui s’abattit. – Eh ! monsieur, s’écria Planchet, j’ai un homme en croupe ! D’Artagnan se retourna et vit effectivement deux formes humaines sur le cheval de Planchet. – Mais c’est donc le diable qui nous poursuit ! s’écria-t-il en tirant son épée et s’apprêtant à charger le nouveau venu. – Non, mon cher d’Artagnan, dit celui-ci ; ce n’est pas le diable. C’est moi, c’est Aramis. Au galop, Planchet, et au bout du village, guide à gauche. Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit au galop suivi de d’Artagnan, qui commençait à croire qu’il faisait quelque rêve fantastique et incohérent.
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