L’éloquence de Du Poirier ne fut nullement démontée par l’épisode de l’expulsion du chirurgien ; il continua à gesticuler avec feu et à parler à tue-tête.
– Quoi, vous allez végéter dans l’ennui et les petitesses d’une garnison ? Un tel rôle est-il fait pour un homme comme vous ? Quittez-le au plus vite. Le jour où l’on tirera le canon, non le plat canon d’Anvers, mais le canon national, celui qui fera palpiter tous les cœurs français, le mien, monsieur, tout comme le vôtre, vous distribuerez quelques louis dans les bureaux et vous serez sous-lieutenant comme devant ; et qu’importe à un homme de votre sorte de faire la guerre comme sous-lieutenant ou comme capitaine ? Laissez la petite vanité de l’épaulette aux demi-sots ; l’essentiel, pour une âme comme la vôtre, est de payer noblement votre dette à la patrie ; l’essentiel est de diriger avec esprit vingt-cinq paysans qui n’ont que du courage ; l’essentiel, pour votre amour-propre, est de faire preuve, dans ce siècle douteux, du seul genre de mérite que l’on ne puisse pas accuser d’hypocrisie. L’homme que le feu du canon prussien ne fait pas sourciller ne peut point être un hypocrite de bravoure ; tandis que tirer le sabre contre des ouvriers qui se défendent avec des fusils de chasse, et qui sont quatre cents contre dix mille, ne prouve absolument rien, que l’absence de noblesse dans le cœur et l’envie de s’avancer. Remarquez l’effet sur l’opinion : dans cet ignoble duel, l’admiration pour la bravoure sera toujours, comme à Lyon, pour le parti qui n’a ni canon ni pétard. Mais raisonnons comme Barême ; même en tuant beaucoup d’ouvriers, il vous faudra six ans au moins, monsieur le sous-lieutenant, pour perdre ce sous fatal, etc., etc.
« On dirait que cet animal-là me connaît depuis six mois, » se disait Lucien. Ces choses, d’une nature si personnelle et qui peut-être paraissent offensantes, perdent tout à être écrites. Il fallait les voir dire par un fanatique plein de fougue, mais qui savait avoir de la grâce, et même, quand il le fallait, du respect pour le juste amour-propre d’un jeune homme bien né. Le docteur savait donner aux choses les plus personnelles, aux conseils intimes les moins sollicités, et qui eussent été les plus impertinents chez tout autre, un tour si vif, si amusant, si peu offensant, tellement éloigné de l’apparence de vouloir prendre un ton de supériorité, qu’il fallait tout lui passer. D’ailleurs, les façons qui accompagnaient ces étranges paroles étaient si burlesques, les gestes d’une vulgarité si plaisante, que Lucien, tout Parisien qu’il était, manqua tout à fait du courage nécessaire pour remettre le docteur à sa place, et c’est sur quoi Du Poirier comptait bien. D’ailleurs, je pense qu’il n’eût pas été au désespoir d’être sévèrement remis à sa place : ces gens hasardeux ont la peau dure.
Délivré tout à coup et d’une façon si imprévue, par un vieux médecin de province, de l’effroyable ennui qui l’accablait depuis deux mois, Lucien n’eut pas le courage de se priver d’une vision si amusante. « Je serais ridicule, se disait-il en pleurant presque à force de rire intérieur et contenu, si je faisais entendre à ce bouffon, prêchant la croisade, que ses façons ne sont pas précisément celles qui conviennent dans une première visite ; et, d’ailleurs, que gagnerais-je à l’effaroucher ? »
Tout ce que put faire Lucien, ce fut de frustrer l’attente de ce fougueux partisan des jésuites et de Henri V, qui voulait le confesser, et ne parvint tout au plus qu’à lui adresser, sans être interrompu ni contredit, une foule de phrases inconvenantes ; mais, comme un véritable apôtre, Du Poirier semblait accoutumé à cette absence de réponse, et n’en eut l’air nullement déferré.
Lucien ne put tromper ce savant médecin que dans ce qui avait rapport à sa santé. Il tint à ce que le docteur ne pût pas deviner qu’il ne l’appelait que par ennui. Il se prétendit fort tourmenté par la goutte volante, maladie qu’avait son père et dont il savait par cœur tous les symptômes. Le docteur l’interrogea avec attention et ensuite lui donna des avis sérieux.
Cette seconde consultation finie, Du Poirier était debout, mais ne s’en allait point ; il redoublait de flatteries brusques et incisives ; il voulait absolument faire parler Lucien. Notre héros se sentit tout à coup le courage de parler sans rire. « Si je ne prends pas position dès cette première visite, ce sycophante ne jouera pas tout son jeu avec moi et sera moins amusant. »
– Je ne prétends point le nier, monsieur ; je ne me regarde point comme né sous un chou ; j’entre dans la vie avec certains avantages ; je trouve en France deux ou trois grandes maisons de commerce qui se disputent le monopole des faveurs sociales ; dois-je m’enrôler dans la maison Henri V et Cie, ou dans la maison le National et Cie ? En attendant le choix que je pourrai faire plus tard, j’ai accepté un petit intérêt dans la maison Louis-Philippe, la seule qui soit à même de faire des offres réelles et positives ; et moi, je vous l’avouerai, je ne crois qu’au positif : et même, en fait d’intérêt, je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper, si elle ne me donne du positif. Avec le roi de mon choix, j’ai l’avantage d’apprendre mon métier. Quelque respectable et considérable que soit le parti de la république, et celui de Henri V ou de Louis XIX, ni l’un ni l’autre ne peut me donner le moyen d’apprendre à faire agir un escadron dans la plaine. Quand je saurai mon métier, je me trouverai probablement plein de respect, comme je le suis aujourd’hui, pour les avantages de l’esprit, ainsi que pour les belles positions acquises dans la société ; mais, dans le but d’arriver, moi aussi, à une belle position, je m’attacherai définitivement à celle de ces trois maisons de commerce qui me fera les meilleures conditions. Vous conviendrez, monsieur, qu’un choix précipité serait une grande faute ; car, pour le moment, je n’ai rien à désirer ; c’est de l’avenir qu’il me faudra, si toutefois quelqu’un me fait l’honneur de songer à moi.
À cette sortie imprévue et dite avec une véhémence extraordinaire, car Lucien mourait de peur de tomber dans un rire fou, le docteur, un instant, eut l’air interdit. Il répondit enfin, d’une voix pénible et du ton d’un curé de village :
– Je vois avec la joie la plus vive, monsieur, que vous respectez tout ce qui est respectable.
Le changement du ton libre et satanique qui, jusque-là, avait été celui de la conversation, en cette manière paternelle et morale, fit rougir de plaisir Lucien. « J’ai été assez coquin pour cet homme-ci, se dit-il ; je le force à quitter le raisonnement politique et à faire un appel aux émotions. » Il se sentait en verve.
– Je respecte tout ou rien, mon cher docteur, répliqua Lucien d’un ton léger, et, comme le docteur avait l’air étonné : je respecte tout ce que respectent mes amis, ajouta Lucien, comme expliquant sa pensée ; mais quels seront mes amis ?
À cette interrogation vive, le docteur tomba tout à coup dans le genre plat ; il fut réduit parler d’idées antérieures à toute expérience dans la conscience de l’homme, de révélations intimes faites à chaque chrétien, de dévouement à la cause de Dieu, etc., etc.
– Tout cela est vrai, ou tout cela est faux, peu m’importe, continua Lucien de l’air le plus dégagé ; je n’ai pas étudié la théologie ; nous ne sommes encore que dans la région des intérêts positifs ; si jamais nous avons du loisir nous pourrons nous enfoncer ensemble dans les profondeurs de la philosophie allemande, si aimable et si claire, aux yeux des privilégiés. Un savant de mes amis m’a dit que lorsqu’elle est à bout de raisonnements, elle explique fort bien, par un appel à la foi, ce dont elle ne peut rendre compte par la simple raison. Et, comme j’avais l’honneur de vous le dire, monsieur, je n’ai pas encore décidé si, par la suite, je prendrai de l’emploi avec la maison de commerce qui place la foi comme chose nécessaire dans sa mise de fonds.
– Adieu, monsieur ; je vois que vous serez bientôt des nôtres, reprit le docteur de l’air le plus satisfait ; nous sommes tout à fait d’accord, ajouta-t-il en frappant sur la poitrine de Lucien ; en attendant, je vais chasser pour quelque temps, j’espère, les attaques de votre goutte volante.
Il écrivit une ordonnance et disparut.
« Il est moins niais, se disait le docteur en s’en allant, que tous ces petits Parisiens qui passent ici, chaque année, pour aller voir le camp de Lunéville ou la vallée du Rhin. Il récite avec intelligence une leçon qu’il aura apprise à Paris, de quelqu’un de ces athées de l’Institut. Tout ce machiavélisme si joli n’est heureusement que du bavardage, et l’ironie qui est dans ses discours n’a pas encore pénétré dans son âme ; nous en viendrons à bout. Il faut le faire amoureux de quelqu’une de nos femmes : madame d’Hocquincourt devrait bien se décider à quitter ce d’Antin, qui n’est bon à rien, car il se ruine, » etc., etc.
Lucien se retrouvait avec son activité et sa gaieté de Paris ; il n’avait appris à songer à ces belles choses que depuis le vide affreux et le désintérêt universel qui l’avait assailli à Nancy.
Le soir, très tard, M. Gauthier monta chez lui.
– Vous me voyez ravi de ce docteur, lui dit Lucien ; il n’y a pas au monde de charlatan plus amusant.
– C’est mieux qu’un charlatan, répondit le républicain Gauthier. Dans sa jeunesse, lorsqu’il avait encore peu de malades, il ordonnait un remède, et puis courait chez l’apothicaire le préparer lui-même. Deux heures après, il revenait chez le malade pour voir l’effet. Il est maintenant en politique ce qu’il fut jadis pour son métier ; c’est lui qui devrait être le préfet du département. Malgré ses cinquante ans, la base du caractère de cet homme est encore un besoin d’agir et une vivacité d’enfant. En un mot, il est amoureux fou de ce qui fait tant de peine au commun des hommes : le travail. Il a besoin de parler, de persuader, de faire naître des évènements, et surtout de s’occuper à surmonter des difficultés. Il monte à un quatrième étage en courant, pour donner des conseils à un fabricant de parapluies sur ses affaires domestiques. Si le parti de la légitimité avait en France deux cents hommes comme celui-là et savait les placer, nous autres républicains, nous serions mieux traités par le gouvernement. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que Du Poirier est vraiment éloquent ; s’il n’était pas peureux, mais peureux comme un enfant, peureux comme on ne l’est pas, ce serait un homme dangereux, même pour nous. Il mène, en se jouant, toute la noblesse de ce pays ; il balance le crédit de M. Rey, le grand vicaire jésuite de notre évêque ; et il n’y a pas huit jours encore que, dans une aventure que je vous conterai, il a eu l’avantage sur l’abbé Rey. J’éclaire ses démarches de près, parce que c’est l’ennemi acharné de notre journal l’Aurore. Aux prochaines élections, dont cette âme sans repos s’occupe déjà, il laissera passer un ou peut-être deux des candidats du gouvernement, si le préfet Fléron veut lui permettre de ruiner notre Aurore et de me mettre en prison : car il me rend justice, comme moi à lui, et nous argumentons ensemble dans l’occasion. Il a sur moi deux avantages incontestables ; il est éloquent et amusant, et il est premier dans son art ; il passe, avec raison, pour le plus habile médecin de l’Est de la France, et on l’appelle souvent de Strasbourg, de Metz, de Lille ; il est arrivé il y a trois jours de Bruxelles.
– Ainsi, vous le demanderiez si vous étiez dangereusement malade ?
– Je m’en garderais bien ; une bonne médecine donnée à contretemps ôterait à l’Aurore le seul de ses rédacteurs qui ait le diable au corps, comme il dit.
– Tous ont du courage, dites-vous ?
– Sans doute, plusieurs même ont plus d’esprit que moi ; mais tous n’ont pas pour unique amour au monde le bonheur de la France et la république.
Lucien dut subir de la part du bon Gauthier ce que les jeunes gens de Paris appellent une tartine sur l’Amérique, la démocratie, les préfets choisis forcément par le pouvoir central parmi les membres des conseils généraux, etc.
En écoutant ces raisonnements imprimés partout, « quelle différence d’esprit, pensait-il, entre Du Poirier et Gauthier ! et cependant ce dernier est probablement aussi honnête que l’autre est fripon. Malgré ma profonde estime pour lui, je meurs de sommeil. Puis-je, après cela, me dire républicain ? Ceci me montre que je ne suis pas fait pour vivre sous une république ; ce serait pour moi la tyrannie de toutes les médiocrités, et je ne puis supporter de sang-froid même les plus estimables. Il me faut un premier ministre coquin et amusant, comme Walpole ou M. de Talleyrand. ».
En même temps Gauthier finissait son discours par ces mots… Mais nous n’avons pas d’Américains en France.
– Prenez un petit marchand de Rouen ou de Lyon, avare et sans imagination, et vous aurez un Américain.
– Ah ! que vous m’affligez ! s’écria Gauthier en se levant tristement et s’en allant comme une heure sonnait.
– Grenadier, que tu m’affliges !
chanta Lucien quand il fut parti ; « et cependant je vous estime de tout mon cœur. » Après quoi il réfléchit : « La visite du docteur, se dit-il, est le commentaire de la lettre de mon père… Il faut hurler avec les loups. M. Du Poirier veut évidemment me convertir. Eh bien, je leur donnerai le plaisir de me convertir… Je viens de trouver un moyen simple de mettre ces fripons au pied du mur : je répondrai à leur doctrine sublime, à leurs appels hypocrites à la conscience, par ce mot bien humble : Que me donnez-vous ? »