Chapitre VII-1

3064 Words
Chapitre VIICette discussion sur la république empoisonna plusieurs semaines de la vie intime de Lucien. La vanité, fruit amer de l’éducation de la meilleure compagnie, était son bourreau. Jeune, riche, heureux en apparence, il ne se livrait pas au plaisir avec feu : on eût dit un jeune protestant. L’abandon était rare chez lui ; il se croyait obligé à beaucoup de prudence. « Si tu te jettes à la tête d’une femme, jamais elle n’aura de considération pour toi, » lui avait dit son père. En un mot, la société, qui donne si peu de plaisir au dix-neuvième siècle, lui faisait peur à chaque instant. Comme chez la plupart de ses contemporains du balcon des Bouffes, une vanité puérile, une crainte extrême et continue de manquer aux mille petites règles établies par notre civilisation, occupait la place de tous les goûts impétueux qui, sous Charles IX, agitaient le cœur d’un jeune Français. Il était fils unique d’un homme riche, et il faut bien des années pour effacer ce désavantage, si envié par la plupart des hommes. Nous avouerons que la vanité de Lucien était agacée ; son genre de vie le plaçait huit ou dix heures de chaque journée au milieu d’hommes qui en savaient plus que lui sur la chose unique de laquelle il se permettait de parler avec eux. À chaque instant les camarades de Lucien lui faisaient sentir leur supériorité avec l’aigreur polie de l’amour-propre qui exerce une vengeance. Ces messieurs étaient furieux, car ils croyaient deviner que Lucien les prenait pour des sots. Aussi il fallait voir leur air hautain quand il se trompait sur la durée que, d’après les ordonnances, doit avoir le pantalon d’écurie ou le bonnet de police. Lucien restait immobile et froid au milieu des gestes affectés et des sourires poliment ironiques ; il croyait ses camarades méchants ; il ne voyait pas avec assez de clarté que toutes ces façons n’étaient qu’une petite vengeance de la dépense qu’il se permettait. « Après tout, ces messieurs ne peuvent me nuire, se disait-il, qu’autant que je parlerai ou agirai trop ; m’abstenir est le mot d’ordre ; agir le moins possible, le plan de campagne. » Lucien riait en faisant usage, avec emphase, de ces mots de son nouveau métier : ne parlant à cœur ouvert à personne, il était obligé de rire en se parlant à soi-même. Pendant les huit ou dix heures qu’occupait chaque jour la vie d’homme gagnant quatre-vingt-dix-neuf francs par mois, impossible pour lui de parler d’autre chose que de manœuvre, de comptabilité de régiment, du prix des chevaux, de la grande question de savoir s’il valait mieux que les corps de cavalerie les achetassent directement des éleveurs, ou s’il était plus avantageux que le gouvernement donnât lui-même la première éducation dans les dépôts de remonte. Par cette dernière façon d’acheter, les chevaux revenaient à neuf cent deux francs ; mais il en mourait beaucoup, etc., etc. Le lieutenant-colonel Filloteau lui avait donné un vieux lieutenant, officier de la Légion d’honneur, pour lui apprendre la grande guerre ; mais ce brave homme se crut obligé de faire des phrases, et quelles phrases ! Lucien, ne pouvant le remercier, se mit à lire avec lui la rapsodie ayant pour titre Victoires et Conquêtes des Français. Bientôt, pourtant, M. Gauthier lui indiqua les excellents mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Lucien choisissait le récit des combats auxquels avait assisté le brave lieutenant, et celui-ci lui racontait ce qu’il avait vu, attendri jusqu’aux larmes d’entendre lire les récits imprimés des évènements de sa jeunesse. Le vieux lieutenant était quelquefois sublime en racontant avec simplicité ce temps héroïque ; nul n’était hypocrite alors ! Ce simple paysan était admirable surtout pour dépeindre le site des combats et une foule de petites particularités dont un homme comme nous ne se fût pas souvenu, mais qui, dans sa bouche et avec son accent de vérité, portaient jusqu’à l’enthousiasme le plus fou l’amour de Lucien pour les armées de la République. Le lieutenant était fort plaisant, lorsque, dans des moments d’intimité, il racontait les révolutions arrivées dans le sein du régiment, à la suite des avancements imprévus, etc., etc. Ces leçons, desquelles Lucien sortait avec l’œil en feu, furent tournées en ridicule par ses camarades. Un homme de vingt ans se soumettre à étudier comme un enfant, et encore avec un vieux soldat, qui ne pouvait parler sans faire des cuirs ! Mais sa réserve savante et son sérieux glacial déconcertèrent les plaisants et éloignèrent de lui toute expression directe de cette opinion générale. Lucien ne voyait rien à reprendre à sa conduite, et, toutefois, il faut convenir qu’il eût été difficile d’accumuler plus de maladresses. Il n’y avait pas jusqu’au choix d’un appartement qui n’eût été une faute. Un simple sous-lieutenant choisir le logement d’un lieutenant-colonel ! car il faut redire ce que tout le monde répétait. Avant lui, l’appartement du bon M. Bonard avait été occupé par M. le marquis Thomas de Busant de Sicile, lieutenant-colonel du régiment de hussards, que le 27e de lanciers venait de remplacer. Lucien ne voyait rien de ces choses ; l’accueil plus que froid dont il était l’objet, il ne l’attribuait qu’à l’éloignement des êtres grossiers pour les gens de bonne compagnie. Il eût repoussé comme un leurre tout témoignage de bienveillance, et néanmoins cette haine contenue, mais unanime, qu’il lisait dans tous les yeux, lui serrait le cœur. Le lecteur est supplié de ne pas le prendre tout à fait pour un s*t : ce cœur était bien jeune encore. À l’École polytechnique, un travail ardu et de tous les instants, l’enthousiasme de la science, l’amour pour la liberté, la générosité naturelle à la première jeunesse, neutralisaient les passions haineuses et les effets de l’envie. La plus ennuyeuse oisiveté règne, au contraire, dans les régiments ; car, que faire au bout de six mois, lorsque les devoirs du métier ne sont plus une occupation ? Quatre ou cinq jeunes officiers, aux manières plus gracieuses, et dont les noms ne se trouvaient pas dans la liste d’espions fournie par la lettre anonyme, eussent inspiré à notre héros quelques idées de liaisons ; mais ils lui témoignaient un éloignement peut-être plus profond, ou du moins marqué d’une façon plus piquante ; il ne trouvait de bienveillance que dans les yeux de quelques sous-officiers, qui le saluaient avec empressement et comme avec des façons particulières, surtout quand ils le rencontraient dans une rue écartée. Outre le vieux lieutenant Joubert, le lieutenant-colonel Filloteau lui avait procuré un maréchal des logis, pour lui montrer les mouvements d’un peloton, d’un escadron, d’un régiment. – Vous ne pouvez pas, lui avait-il dit, offrir à ce vieux brave moins de quarante francs par mois. Et Lucien, dont le cœur flétri se serait résigné à faire amitié avec M. Filloteau, qui, après tout, avait vu Desaix, Kléber, Michaud et les beaux jours de Sambre et Meuse, s’aperçut que le brave Filloteau, qu’il eût voulu faire héroïque, s’appropriait la moitié de la paye de quarante francs indiquée pour le maréchal des logis. Lucien avait fait faire une immense table de sapin, et sur cette table, de petits morceaux de bois de noyer, taillés comme deux dés à jouer réunis ensemble, représentaient les cavaliers d’un régiment. Sous les ordres du maréchal des logis, il faisait manœuvrer ces soldats deux heures par jour ; c’était presque là son meilleur moment. Peu à peu ce genre de vie devint une habitude. Toutes les sensations du jeune sous-lieutenant étaient ternes, rien ne lui faisait plus ni peine ni plaisir, et il n’apercevait aucune ressource ; il avait pris dans un profond dégoût les hommes et presque lui-même. Il avait refusé longtemps d’aller dîner le dimanche à la campagne avec son hôte, M. Bonard, le marchand de blé. Un jour il accepta, et il revint à la ville de compagnie avec M. Gauthier, que le lecteur connaît déjà comme le chef des républicains et le principal rédacteur du journal l’Aurore. Ce M. Gauthier était un gros jeune homme taillé en hercule ; il avait de beaux cheveux blonds qu’il portait trop longs : mais c’était là sa seule affectation ; les gestes simples, une énergie extrême qu’il mettait à tout, une bonne foi évidente, le sauvaient de l’air vulgaire. La vulgarité la plus audacieuse et la plus plate faisait, au contraire, la physionomie de ses associés. Pour lui il était sérieux et ne mentait jamais ; c’était un fanatique de bonne foi. Mais à travers sa passion pour le gouvernement de la France par elle-même, on apercevait une belle âme. Lucien se fit un plaisir, pendant la route, de comparer cet être à M. Fléron, le chef du parti contraire. M. Gauthier, loin de voler, vivait tout juste de son métier d’arpenteur attaché au cadastre. Quant à son journal l’Aurore, il lui coûtait cinq ou six cents francs par an, outre les mois de prison. Au bout de quelques jours, cet homme fit exception à tout ce que Lucien voyait à Nancy. Sur un corps énorme, comme celui de son oncle Bonard, Gauthier avait une tête de génie et de beaux cheveux blonds admirablement bouclés. Quelquefois il était vraiment éloquent ; c’était quand il parlait du bonheur futur de la France et de l’époque heureuse où toutes les fonctions seraient exercées gratuitement et payées par l’honneur. L’éloquence touchait Lucien, mais Gauthier ne parvenait nullement à détruire sa grande objection contre la république : la nécessité de faire la cour aux gens médiocres. Après six semaines de connaissance presque intime, Lucien s’aperçut, par hasard, que Gauthier était un géomètre de la première force : cette découverte le toucha profondément : quelle différence avec Paris ! Lucien aimait avec passion les hautes mathématiques. Il passa désormais des soirées entières à discuter avec Gauthier, ou les idées de Fourier sur la chaleur de la terre, ou la réalité des découvertes d’Ampère, ou enfin cette question fondamentale : l’habitude de l’analyse empêchait-elle de voir les circonstances des expériences, etc., etc. – Prenez garde, lui disait Gauthier, je ne suis pas seulement géomètre, je suis de plus républicain et l’un des rédacteurs de l’Aurore. Si le général Thérance ou votre colonel Malher de Saint-Mégrin découvrent nos conversations, ils ne me feront rien de neuf, car ils m’ont déjà fait tout le mal qu’ils peuvent, mais ils vous destitueront ou vous enverront à Alger comme mauvais sujet. – En vérité, ce serait peut-être un bonheur pour moi, répondait Lucien ; ou, pour parler avec l’exactitude mathématique que nous aimons, rien ne peut être pour moi aggravation de peine ; je crois, sans trop présumer, être parvenu au comble de l’ennui. Gauthier ne bégayait point en cherchant à le convertir à la démocratie américaine ; Lucien le laissait parler longuement ; puis lui disait avec toute franchise : – Vous me consolez en effet, mon cher ami ; je conçois que si, au lieu d’être sous-lieutenant à Nancy, j’étais sous-lieutenant à Cincinnati ou à Pittsburg, je m’ennuierais encore davantage, et la vue d’un malheur pire est, comme vous savez, une consolation, la seule, peut-être, dont je sois susceptible. Pour me mettre en état de gagner quatre-vingt-dix-neuf francs par mois et ma propre estime, j’ai quitté une ville où je passais mon temps fort agréablement. – Qui vous y forçait ? – Je me suis jeté de ma pleine volonté dans cet enfer. – Eh bien ! sortez-en et fuyez. – Paris est maintenant gâté pour moi ; je n’y serais plus, en y retournant, ce que j’étais avant d’avoir revêtu ce fatal habit vert : un jeune homme qui peut-être un jour sera quelque chose. On verrait en moi un homme incapable d’être rien, même sous-lieutenant. – Que vous importe l’opinion des autres, si, au fond, vous vous amusez. – Hélas ! j’ai une vanité que vous, mon sage ami, ne pouvez comprendre ; ma position serait intolérable ; je ne pourrais répondre à certaines plaisanteries. Je ne vois que la guerre pour me tirer du pot au noir où je me suis fourré sans savoir ce que je faisais. Lucien osa écrire toute cette confession et l’histoire de sa nouvelle amitié à sa mère ; mais il la supplia de lui renvoyer sa lettre ; ils étaient ensemble sur le ton de la plus franche amitié. Il lui écrivait : « Je ne dirai pas mon malheur, mais mon ennui serait redoublé si je devenais le sujet des plaisanteries de mon père et de ces hommes aimables dont l’absence me fait voir la vie en noir. » Par bonheur pour Lucien, sa liaison avec M. Gauthier, qu’il rencontrait le soir chez M. Bonard, ne parvint pas jusqu’au colonel Malher. Mais, du reste, le mauvais vouloir de ce chef n’était plus un secret dans le régiment. Peut-être ce brave homme désirait-il qu’un duel le débarrassât de ce jeune républicain, trop protégé pour se permettre de le vexer en grand. Un matin, le colonel le fit appeler, et Lucien ne fut introduit devant ce dignitaire qu’après avoir attendu trois grands quarts d’heure dans une antichambre malpropre, au milieu de vingt paires de bottes que ciraient trois lanciers. Ceci est un fait exprès, se dit-il, mais je ne puis déjouer cette mauvaise volonté qu’en ne m’apercevant de rien. » – On m’a fait rapport, monsieur, dit le colonel en serrant les lèvres et d’un ton de pédanterie marqué, on m’a fait rapport que vous mangez avec luxe chez vous ; c’est ce que je ne puis souffrir. Riche ou non riche, vous devez manger à la pension de quarante-cinq francs, avec MM. les lieutenants vos camarades. Adieu, monsieur, n’ayant autre chose à vous dire. Le cœur de Lucien bondissait de rage ; jamais personne n’avait pris ce ton avec lui. « Donc, même pendant le temps des repas, je vais être forcé de me trouver avec ces aimables camarades, qui n’ont d’autre plaisir, quand nous sommes ensemble, que de m’écraser de leur supériorité. Ma foi, je pourrais dire comme Beaumarchais : Ma vie est un combat. Eh ! bien, s’écria-t-il en riant, je supporterai cela. Dévelroy n’aura pas la satisfaction de pouvoir répéter que je me suis donné la peine de naître ; je lui répondrais que je me donne aussi la peine de vivre. » Et Lucien alla de ce pas payer un mois à la pension : le soir il y dîna, et fut d’une froideur et d’un dédain vraiment admirables. Le surlendemain, il vit entrer chez lui, à six heures du matin, celui des adjudants sous-officiers du régiment qui passait pour le confident et Pâme damnée du colonel. Cet homme lui dit d’un air bénin : – Messieurs les lieutenants et sous-lieutenants ne doivent jamais s’écarter, sans la permission du colonel, d’un rayon de deux lieues autour de la place. Lucien ne répondit pas un seul mot. L’adjudant, piqué, prit un air rogue et offrit de laisser par écrit le signalement des accidents de terrain qui, sur les différentes routes, pouvaient aider à reconnaître la limite du rayon de deux lieues. Il faut savoir que la plaine exécrable, stérile, sèche, où le génie de Vauban a placé Nancy, ne fait place à des collines un peu passables qu’à trois lieues de la ville. Lucien eût donné tout au monde, en ce moment ; pour pouvoir jeter l’adjudant par la fenêtre. – Monsieur, lui dit-il d’un air simple, quand MM. les sous-lieutenants montent à cheval pour se promener, peuvent-ils aller au trot, ou seulement au pas ? – Monsieur, je rendrai compte de votre question au colonel, répondit l’adjudant, rouge de colère. Un quart d’heure après, une ordonnance au galop apporta à Lucien le billet suivant : « Le sous-lieutenant Leuwen gardera les arrêts vingt-quatre heures, pour avoir déversé le ridicule sur un ordre du colonel. MALHER DE SAINT-MÉGRIN. » « Ô Galiléen ! tu ne prévaudras point contre moi ! » s’écria Lucien. Cette dernière contrariété rappela la vie dans son cœur. Nancy était horrible, le métier militaire n’avait pour lui que le retentissement lointain de Fleurus et de Marengo ; mais Lucien tenait à prouver à son père et à Dévelroy qu’il savait supporter tous les désagréments. Le jour même que Lucien passa aux arrêts, les officiers supérieurs du régiment eurent la naïveté d’essayer une visite à mesdames d’Hocquincourt, de Chasteller, de Puylaurens, de Marcilly, de Commercy, etc., etc., chez lesquelles ils avaient su que se présentaient quelques officiers du 20e de hussards. Nous ne ferons pas à notre lecteur l’injure d’indiquer les vingt raisons qui faisaient de cette démarche une gaucherie incroyable, et dans laquelle ne fût pas tombé le plus petit jeune homme de Paris. La visite de ces officiers appartenant à un régiment qui passait pour juste-milieu fut reçue avec un degré d’impertinence qui réjouit infiniment la prison de notre héros. À ses yeux, les détails faisaient beaucoup d’honneur à l’esprit de ces dames. Mesdames de Marcilly et de Commercy, qui étaient fort âgées, affectèrent, en voyant ces messieurs entrer dans leur salon, un sentiment d’effroi, comme si elles eussent vu paraître des agents de la terreur de 1793. La réception fut différente chez mesdames de Puylaurens et d’Hocquincourt ; leurs gens eurent ordre apparemment de se moquer des officiers supérieurs du 27e ; car leur passage dans l’antichambre à leur sortie, fut le signal d’éclats de rire excessifs. Les rares propos qu’un étonnement extrême permit à mesdames d’Hocquincourt et de Puylaurens furent choisis de façon à pousser l’impertinence jusqu’au point précis où elle devient de la grossièreté, et peut déposer contre le savoir-vivre de la personne qui l’emploie. Chez madame de Chasteller, où le service était mieux fait, la porte fut simplement refusée à ces messieurs. – Eh ! bien, le colonel avalait tout cela comme de l’eau, dit Filloteau, qui, à la nuit serrée et quand sa démarche ne put plus être remarquée, vint voir Lucien et le consoler de ses arrêts. Le colonel n’a-t-il pas voulu nous persuader, en sortant de chez cette madame d’Hocquincourt, qui n’a pas cessé de rire en nous regardant, qu’au fond nous avions été reçus avec bonté et gaieté, comme qui dirait sans façon, comme des amis, quoi !… Morbleu ! Dans le bon temps, quand nous traversâmes la France, de Mayence à Bayonne, pour entrer en Espagne, comme nous eussions fait voler les vitres d’une madame comme celle-là ! Une damnée vieille, la comtesse de Marcilly, je crois, qui montre au moins quatre-vingt-dix ans, nous a offert à boire du vin, comme nous nous levions pour partir, comme on ferait à des voituriers. Lucien apprit bien d’autres détails quand il put sortir. Nous avons oublié de dire que M. Bonard l’avait présenté dans cinq ou six maisons de la bonne bourgeoisie. Il y avait trouvé la même affectation continue que chez mademoiselle Sylviane et les mêmes prétentions à la bonhomie. Il s’était aperçu, à son grand chagrin, que les maris bourgeois font réciproquement la police sur leurs femmes ; sans doute, sans en être convenus et uniquement par envie et méchanceté. Deux ou trois de leurs dames, pour parler leur langage, avaient de fort beaux yeux, et ces yeux avaient daigné parler à Lucien ; mais comment arriver à les voir en tête-à-tête ? Et, d’ailleurs, quelle affectation autour d’elles et même chez elles ! Quelles éternelles parties de boston à faire en société avec les maris, et surtout quelle incertitude dans le succès ! Lucien, dénué de toute expérience un peu abattu par ce qui lui arrivait, aimait mieux s’ennuyer tout seul les soirées que d’aller faire des parties de boston avec messieurs les maris, qui avaient toujours soin de le placer dos à dos avec la plus jolie femme du salon. Il se réduisit volontiers au rôle d’observateur. L’ignorance de ces pauvres femmes est inimaginable. Les fortunes sont bornées ; les maris lisent des journaux auxquels ils sont abonnés en commun, et que leurs moitiés ne voient jamais. Leur rôle est absolument réduit à celui de faire des enfants et de les soigner quand ils sont malades. Seulement, le dimanche, donnant le bras à leurs maris, elles vont étaler dans une promenade les robes et les châles de couleur voyante dont ceux-ci ont jugé à propos de récompenser leur fidélité à remplir les devoirs de mère et d’épouse.
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