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2009 Words
La police sentit le point faible de l’ennemi et redoubla d’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité... du coup les rieurs passaient dans l’autre camp. Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s’échappait ! Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s’opérera l’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l’argent ? On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable. – Je n’ai rien à dire, j’attends. – Et Mlle Gerbois ? – Les recherches continuent. – Mais Arsène Lupin vous a écrit ? – Non. – Vous l’affirmez ? – Non. – Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ? – Je n’ai rien à dire. On assiégea Me Detinan. Même discrétion. – M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue. Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinait les trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe, ou l’avortement ridicule et piteux. Mais il arriva que la curiosité du public ne devait être satisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que, pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée. Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une enveloppe d’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier. Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés. Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent, n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommes s’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants et une figure énergique qui contrastait avec son habillement et ses allures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disait au brigadier Folenfant : – Ça ne va pas tarder... avant cinq minutes, nous allons revoir notre bonhomme. Tout est prêt ? – Absolument. – Combien sommes-nous ? – Huit, dont deux à bicyclette. – Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pas trop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe... sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, il troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué. – Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeu il garderait le million entier. – Oui, mais il a peur. S’il essaie de mettre l’autre dedans, il n’aura pas sa fille. – Quel autre ? – Lui. Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, comme s’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti les griffes. – Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadier Folenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce monsieur contre lui-même. – Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard ! Une minute s’écoula. – Attention, fit-il. M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages. – Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu qui vous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité. – Que peut-il faire ? – Oh ! rien, évidemment... N’importe, je me méfie. Lupin, c’est Lupin. À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit des journaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles, et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit à lire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut. – Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de sa façon ! Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même temps que lui, autour de la Madeleine. Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes, l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait. – Vite, Folenfant... le mécanicien... c’est peut-être le nommé Ernest. Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre « sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autre monsieur. – Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-il donnée ? – Aucune adresse... « Boulevard Malesherbes... avenue de Messine... double pourboire »... Voilà tout. Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait. – Cocher, au métro de la Concorde. Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture. – Cocher, 25, rue Clapeyron. Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premier étage et sonna. Un monsieur lui ouvrit. – C’est bien ici que demeure Me Detinan ? – C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute. – Parfaitement. – Je vous attendais, monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer. Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendule marquait trois heures, et tout de suite il dit : – C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ? – Pas encore. M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre comme s’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement : – Viendra-t-il ? L’avocat répondit : – Vous m’interrogez, monsieur, sur la chose du monde que je suis le plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareille impatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maison est très surveillée depuis quinze jours... on se méfie de moi. – Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que les agents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace. – Mais alors... – Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement le professeur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ? D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres, j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis rendu chez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheur de ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui de tenir les siens. Et il ajouta, de la même voix anxieuse : – Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ? – Je l’espère. – Cependant... vous l’avez vu ? – Moi ? Mais non ! Il m’a simplement demandé par lettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiques avant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartement entre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cette proposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes à l’Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendre service à Arsène Lupin et je consens à tout. M. Gerbois gémit : – Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ? Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur la table et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. De temps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille... n’avait-on pas sonné ? Avec les minutes son angoisse augmentait, et Me Detinan aussi éprouvait une impression presque douloureuse. Un moment même l’avocat perdit tout sang-froid. Il se leva brusquement : – Nous ne le verrons pas... Comment voulez-vous ?... Ce serait de la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit, nous sommes d’honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le danger n’est pas seulement ici. Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets, balbutiait : – Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais tout cela pour retrouver Suzanne. La porte s’ouvrit. – La moitié suffira, monsieur Gerbois. Quelqu’un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégamment vêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l’individu qui l’avait abordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bondit vers lui. – Et Suzanne ? Où est ma fille ? Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisant ses gants du geste le plus paisible, il dit à l’avocat : – Mon cher maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonne grâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je ne l’oublierai pas. Me Detinan murmura : – Mais vous n’avez pas sonné... je n’ai pas entendu la porte... – Les sonnettes et les portes sont des choses qui doivent fonctionner sans qu’on les entende jamais. Me voilà tout de même, c’est l’essentiel. – Ma fille ! Suzanne ! Qu’en avez-vous fait ? répéta le professeur. – Mon Dieu, monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons, rassurez-vous, encore un instant et mademoiselle votre fille sera dans vos bras. Il se promena, puis du ton d’un grand seigneur qui distribue des éloges : – Monsieur Gerbois, je vous félicite de l’habileté avec laquelle vous avez agi tout à l’heure. Si l’automobile n’avait pas eu cette panne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’on épargnait à Me Detinan l’ennui de cette visite... Enfin ! c’était écrit... Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s’écria : – Ah parfait ! Le million est là... nous ne perdrons pas de temps. Vous permettez ? – Mais, objecta Me Detinan, en se plaçant devant la table, Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée. – Eh bien ? – Eh bien, sa présence n’est-elle pas indispensable ? – Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n’inspire qu’une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rend pas l’otage. Ah, mon cher maître, je suis un grand méconnu ! Parce que le destin m’a conduit à des actes de nature un peu... spéciale, on suspecte ma bonne foi... à moi ! Moi qui suis l’homme du scrupule et de la délicatesse ! D’ailleurs, mon cher maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Il y a bien une douzaine d’agents dans la rue. – Vous croyez ? Arsène Lupin souleva le rideau. – Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard... Que vous disais-je ? Le voici, ce brave ami ! – Est-ce possible ! s’écria le professeur. Je vous jure cependant... – Que vous ne m’avez point trahi ?... Je n’en doute pas, mais les gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j’aperçois !... Et Gréaume !... Et Dieuzy !... Tous mes bons camarades, quoi ! Me Detinan le regardait avec surprise. Quelle tranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il se divertissait à quelque jeu d’enfant et qu’aucun péril ne l’eût menacé. Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassura l’avocat. Il s’éloigna de la table où se trouvaient les billets de banque. Arsène Lupin saisit l’une après l’autre les deux liasses, allégea chacune d’elles de vingt-cinq billets, et tendant à Me Detinan les cinquante billets ainsi obtenus : – La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celle d’Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela. – Vous ne me devez rien, répliqua Me Detinan. – Comment ? Et tout le mal que nous vous causons !
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