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2043 Words
– Cet ami, c’est moi, affirma M. Gerbois. – Prouvez-le, objecta le gouverneur du Crédit Foncier. – Que je le prouve ? Facilement. Vingt personnes vous diront que j’avais avec le commandant des relations suivies et que nous nous rencontrions au café de la Place d’Armes. C’est là qu’un jour, pour l’obliger dans un moment de gêne, je lui ai repris son billet contre la somme de vingt francs. – Vous avez des témoins de cet échange ? – Non. – En ce cas, sur quoi fondez-vous votre réclamation ? – Sur la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet. – Quelle lettre ? – Une lettre qui était épinglée avec le billet. – Montrez-la. – Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé ! – Retrouvez-la. Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l’Écho de France – lequel a l’honneur d’être son organe officiel, et dont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires – une note annonça qu’il remettait entre les mains de Me Detinan, son avocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite, à lui personnellement. Ce fut une explosion de joie : Arsène Lupin prenait un avocat ! Arsène Lupin, respectueux des règles établies, désignait pour le représenter un membre du barreau ! Toute la presse se rua chez Me Detinan, député radical influent, homme de haute probité en même temps que d’esprit fin, un peu sceptique, volontiers paradoxal. Me Detinan n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer Arsène Lupin – et il le regrettait vivement – mais il venait en effet de recevoir ses instructions, et, très touché d’un choix dont il sentait tout l’honneur, il comptait défendre vigoureusement le droit de son client. Il ouvrit donc le dossier nouvellement constitué, et, sans détours, exhiba la lettre du commandant. Elle prouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nom de l’acquéreur. Mon cher ami..., disait-elle simplement. « Mon cher ami », c’est moi, ajoutait Arsène Lupin dans une note jointe à la lettre du commandant. Et la meilleure preuve c’est que j’ai la lettre. La nuée des reporters s’abattit immédiatement chez M. Gerbois qui ne put que répéter : – « Mon cher ami » n’est autre que moi. Arsène Lupin a volé la lettre du commandant avec le billet de loterie. – Qu’il le prouve ! riposta Lupin aux journalistes. – Mais puisque c’est lui qui a volé le secrétaire ! s’exclama M. Gerbois devant les mêmes journalistes. Et Lupin riposta : – Qu’il le prouve ! Et ce fut un spectacle d’une fantaisie charmante que ce duel public entre les deux possesseurs du numéro 514-série 23, que ces allées et venues des reporters, que le sang-froid d’Arsène Lupin en face de l’affolement de ce pauvre M. Gerbois. Le malheureux, la presse était remplie de ses lamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuité touchante. – Comprenez-le, messieurs, c’est la dot de Suzanne que ce gredin me dérobe ! Pour moi, personnellement, je m’en moque, mais pour Suzanne ! Pensez donc, un million ! Dix fois cent mille francs ! Ah je savais bien que le secrétaire contenait un trésor ! On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant le meuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul en tout cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, il gémissait : – Allons donc, il le savait !... Sinon pourquoi se serait-il donné la peine de prendre ce misérable meuble ? – Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s’emparer d’un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingt francs. – La somme d’un million ! Il le savait... Il sait tout !... Ah ! vous ne le connaissez pas, le bandit !... Il ne vous a pas frustré d’un million, vous ! Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M. Gerbois reçut d’Arsène Lupin une missive qui portait la mention « confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante : Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pas le moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part, fermement résolu. La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas, moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucher un billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’un sans l’autre. Or, ni vous ne consentiriez à me céder VOTRE droit, ni moi à vous céder MON billet. Que faire ? Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous, un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et ce jugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice qui est en chacun de nous ? Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas une offre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité à laquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vous donne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croire que je lirai, dans les petites annonces de l’Écho de France, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. et contenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacte que je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possession immédiate du billet et touchez le million – quitte à me remettre cinq cent mille francs par la voie que je vous indiquerai ultérieurement. En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que le résultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves que vous causerait une telle obstination, vous auriez à subir une retenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires. Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux. Arsène Lupin. Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cette lettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait à toutes les sottises. – Rien ! il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée des reporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’il déchire son billet, s’il le veut ! – Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien. – Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit je l’établirai devant les tribunaux. – Attaquer Arsène Lupin ? Ce serait drôle. – Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer le million. – Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve que vous l’avez acheté. – La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé le secrétaire. – La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle aux tribunaux ? – N’importe, je poursuis. La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenant que Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour ses menaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement les forces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rude dans son assaut, l’autre effaré comme une bête qu’on traque. Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et on scruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petites annonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Aux injonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence. C’était la déclaration de guerre. Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de Mlle Gerbois. Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler les spectacles d’Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de la police. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit, prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chef de la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pût l’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul et non avenu. L’obstacle ne compte pas. Et pourtant elle se démène, la police ! Dès qu’il s’agit d’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prend feu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi qui vous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vous ignore. Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moins vingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chez elle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père ne l’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume de l’attendre. Donc tout s’était passé au cours de la petite promenade de vingt minutes qui avait conduit Suzanne de chez elle jusqu’au lycée, ou du moins jusqu’aux abords du lycée. Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de la maison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeune fille dont le signalement correspondait au sien. Et après ? Après on ne savait pas. On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés des gares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là qui pût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, à Ville-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile à une automobile fermée qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenait un mécanicien, à l’intérieur une dame blonde – excessivement blonde, précisa le témoin. Une heure plus tard l’automobile revenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea de ralentir, ce qui permit à l’épicier de constater, à côté de la dame blonde déjà entrevue, la présence d’une autre dame, entourée, celle-ci, de châles et de voiles. Nul doute que ce ne fût Suzanne Gerbois. Mais alors il fallait supposer que l’enlèvement avait eu lieu en plein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de la ville ! Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu, pas un mouvement suspect ne fut observé. L’épicier donna le signalement de l’automobile, une limousine 24 chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À tout hasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, Mme Bob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements par automobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour la journée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait du reste point revue. – Mais le mécanicien ? – C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foi d’excellents certificats. – Il est ici ? – Non, il a ramené la voiture, et il n’est pas revenu. – Ne pouvons-nous retrouver sa trace ? – Certes, auprès des personnes dont il s’est recommandé. Voici leurs noms. On se rendit chez ces personnes. Aucune d’elles ne connaissait le nommé Ernest. Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir des ténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autres énigmes. M. Gerbois n’était pas de force à soutenir une bataille qui commençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis la disparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula. Une petite annonce parue à l’Écho de France, et que tout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sans arrière-pensée. C’était la victoire, la guerre terminée en quatre fois vingt-quatre heures. Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du Crédit Foncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514-série 23. Le gouverneur sursauta. – Ah ! vous l’avez ? Il vous a été rendu ? – Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois. – Cependant vous prétendiez... il a été question... – Tout cela n’est que racontars et mensonges. – Mais il nous faudrait tout de même quelque document à l’appui. – La lettre du commandant suffit-elle ? – Certes. – La voici. – Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous est donné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès que vous pourrez vous présenter à notre caisse. D’ici là, monsieur, je crois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cette affaire dans le silence le plus absolu. – C’est mon intention. M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il est des secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soit commise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514-série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’en était dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissait l’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’on réussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?
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