— Alors… nargua Loup Larsen. Es-tu décidé à obéir ?
Mais, durant ce temps, je n’avais pas cessé d’observer la goélette, qui n’était plus maintenant qu’à deux cents mètres de nous, environ.
C’était un petit navire, coquet et bien tenu. Je pouvais discerner, sur une de ses voiles, un grand numéro peint en noir.
— Quel est ce bateau ? demandai-je.
— C’est le bateau-pilote Lady-Mine, grommela Loup Larsen. Il regagne San Francisco. Si ce vent tient, il y sera dans cinq ou six heures.
— Je vous prie de lui faire les signaux d’usage, pour qu’il vienne me prendre et me reconduire à terre.
— Désolé ! Mais j’ai perdu mon livre de signaux. Je l’ai laissé tomber à la mer.
Cette plaisanterie fit ricaner le groupe des chasseurs de phoques.
Je réfléchis un instant, tout en regardant Loup Larsen, en plein dans les yeux. J’avais assisté au traitement terrible subi par le mousse, et je n’ignorais pas que je risquais d’en recevoir un tout pareil, sinon pire.
Malgré cette appréhension, je me décidai à accomplir l’acte considéré par moi comme le plus courageux de ma vie. Je courus jusqu’à la lisse, et j’y agitai les bras, en hurlant de toutes mes forces :
— Ohé, le Lady-Mine ! Ramenez-moi à terre ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !
Puis j’attendis, regardant anxieusement deux hommes qui se tenaient ensemble près de la barre ; l’un gouvernait.
L’autre prit un porte-voix et le leva vers ses lèvres. Je ne bronchai pas ; pourtant, à tout moment, je m’attendais à recevoir dans le dos le heurt mortel des poings de la brute qui était derrière moi.
Enfin, n’y pouvant plus tenir, je me retournai. Loup Larsen n’avait pas bougé. Toujours à la même place, il suivait du corps, nonchalamment, le mouvement du bateau, tout en allumant un nouveau cigare.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lança le porte-voix.
Je criai :
— Ma vie est en danger ! Mille dollars pour vous si vous me ramenez à terre !
— Mon équipage a bu trop de whisky à Frisco, hurla Loup Larsen à son tour. Ça n’a rien valu à sa santé. Le type qui est là (Et il me désignait du pouce.) a la berlue. Il s’imagine voir partout des serpents de mer et une armée de singes.
— Compris ! répondit le porte-voix, avec un gros rire. Il peut toujours aller se faire voir !
Loup Larsen et l’homme du Lady-Mine agitèrent leurs bras, en guise d’adieu, et le bateau-pilote fila à toute vitesse.
Penché sur la lisse, je regardai, avec désespoir, la pimpante petite goélette augmenter la morne étendue de mer qui était entre nous. Je songeai que, dans cinq ou six heures, elle serait, elle, à San Francisco !
Je sentais ma tête prête à éclater. J’étouffais, comme si mon cœur était remonté dans ma gorge et l’obstruait. Une lame puissante qui vint frapper le flanc du navire m’envoya sur les lèvres son écume amère. Le Fantôme donna de la b***e et embarqua une énorme quantité d’eau, qui se précipita sur le pont.
Lorsque j’eus repris mon aplomb, je vis le mousse qui se relevait péniblement. Il était mal en point, d’une pâleur cadavérique, et sa bouche se crispait, sous une souffrance contenue.
— Eh bien, Leach ? dit Loup Larsen. Ça te dit d’aller au poste d’avant ?
— Oui, capitaine, répondit le garçon, complètement dompté.
— Et vous ? me demanda-t-il.
Je commençai :
— Je suis prêt à vous donner mille dollars…
Il m’interrompit :
— Ça suffit ! Êtes-vous décidé à prendre votre service de mousse ? Ou est-ce que je dois vous dresser ?
Que pouvais-je faire ? Être brutalement frappé. Tué peut-être. Ce n’est pas ce qui arrangerait les choses.
Une fois encore, je fixai les yeux cruels que j’avais devant moi. Ils auraient pu être de véritable granit, pour le peu de chaleur qu’il y avait en eux. Ils étaient mornes, froids et gris, comme la mer qui nous entourait.
— Eh bien ?
— Oui. C’est entendu.
— Dites : « Oui, capitaine. »
Je rectifiai :
— Oui, capitaine.
— Quel est votre nom ?
— Van Weyden, capitaine.
— Votre prénom ?
— Humphrey, capitaine. Humphrey Van Weyden.
— Votre âge ?
— Trente-cinq ans, capitaine.
— Bon. Allez dire au coq de vous mettre au courant de vos fonctions.
Et voilà comment je tombai dans la servitude de Loup Larsen. Il était le plus fort, un point c’est tout !
Ce qui se passait me semblait irréel. Et, aujourd’hui encore, ces événements m’apparaissent comme un horrible cauchemar, inconcevable et monstrueux.
Je m’apprêtais à m’éloigner.
— Attendez, ne partez pas encore ! déclara Larsen.
Docilement, je m’arrêtai.
— Johansen, appelle l’équipage ! Maintenant que tout est réglé, nous allons procéder aux funérailles du mort et en débarrasser le pont, qu’il encombre.
Deux matelots, sur l’ordre de Loup Larsen, prirent le cadavre, solidement cousu dans sa toile, et le portèrent jusqu’à la porte qui s’ouvrait dans un des pavois. Ils le placèrent devant, les pieds tournés vers la mer, et on attacha aux chevilles le sac de charbon qu’avait été chercher le cuisinier.
Un service funèbre, sur mer, devait être, dans mon imagination, empreint d’une majestueuse et effrayante solennité. Ma déception fut complète.
Tous les matelots s’étaient réunis à l’arrière, en faisant grand bruit. Ceux qui dormaient à l’intérieur du bateau, et que Johansen avait été réveiller dans leurs couchettes, bâillaient et se frottaient les yeux. Ils jetaient à la dérobée, vers Loup Larsen, des regards empreints de plus de crainte que d’affection.
Dans le groupe des chasseurs de phoques, un petit homme aux yeux noirs, que ses compagnons appelaient « Smoke », racontait des blagues, avec accompagnement de jurons et d’obscénités. Tout le groupe riait, à se tenir les côtes, et ces rires sonnaient à mon oreille, pareils à un chœur de loups ou à l’aboi des chiens de l’enfer.
Loup Larsen alla vers le mort et toutes les têtes se découvrirent.
Il y avait là, en tout, vingt personnes. Vingt-deux en me comptant, et en comptant l’homme de barre, qui était resté à son poste. Ma curiosité était vive, on le conçoit, d’examiner ces vingt et un personnages, au sort de qui le mien était lié, et qui composaient le petit monde en miniature, flottant sur les eaux, en compagnie de qui je devrais vivre durant un nombre indéterminé de semaines ou de mois.
Les matelots, pour la plupart anglais ou scandinaves, avaient des visages lourds et stupides. Les traits des chasseurs de phoques étaient moins uniformes, plus énergiques, et portaient les marques de leurs nombreuses débauches.
Chose étrange, l’expression du visage de Loup Larsen était exempte de ces tares. Malgré sa dureté, rien de mauvais ne s’y lisait. Une indubitable franchise et une dignité sévère s’y trahissaient même.
Si des rides profondes creusaient cette figure énigmatique, le menton, du moins, était soigneusement rasé. C’est à peine si je pouvais croire que j’avais devant moi le même homme qui venait de se comporter avec une telle brutalité envers Leach.
Comme Loup Larsen allait entamer un petit discours, un nouveau grain s’abattit sur la goélette, la couchant presque sur les flots. Le vent se mit à entonner, dans la mâture, un chant sauvage ; les chasseurs de phoques, inquiets, levèrent les yeux. La lisse devant laquelle gisait le cadavre disparut entièrement sous un paquet de mer et tout le monde, sur le pont, eut de l’eau jusqu’aux genoux.
En même temps, une violente averse s’abattit sur nous ; chaque goutte nous cinglait comme un grêlon.
Puis le grain s’apaisa un peu et Loup Larsen se mit à parler devant les têtes nues, ballottées selon les oscillations du navire. Je n’entendis distinctement, au milieu du vacarme ambiant de la mer et du vent, que la péroraison, où il était dit : « Et le corps sera jeté à la mer… »
— Eh bien, jetez-le ! conclut Loup Larsen.
Puis il se tut.
Les deux matelots qui étaient à portée de la lisse ne comprirent sans doute pas que la cérémonie était terminée et ne bougèrent pas.
— Ouvrez donc, nom de Dieu ! cria, furieux, Loup Larsen. Qu’est-ce que vous attendez ?
Les deux matelots obéirent précipitamment et, tel un chien qu’on jette à l’eau, le cadavre fila vers la mer, où il disparut en un instant, entraîné par le sac de charbon.
— Johansen ! commanda Loup Larsen, fais amener la grande flèche, le petit foc et le clinfoc, et en vitesse ! La bourrasque va redoubler… Et pendant que tu y seras, tu feras bien de prendre un ou deux ris dans les grandes voiles.
Ce fut alors, sur le pont, un remue-ménage général. Johansen, tout fier de ses nouvelles fonctions, beuglait ses ordres, et les matelots tiraient les cordages, grimpaient dans les mâts. Il y avait là, pour moi terrien, une étonnante confusion, alors qu’en réalité tous ces mouvements étaient admirablement réglés.
Ce qui me suffoquait par-dessus tout, c’était l’indifférence totale pour le mort qui venait d’être expédié dans le néant. Ce n’était déjà plus qu’un épisode du passé, un incident négligeable, qui n’entravait en rien ni la manœuvre, ni la marche du bateau.
Personne, sauf moi, n’avait été sérieusement ému. Les matelots se démenaient, tandis qu’en écoutant une bonne plaisanterie de Smoke, les chasseurs de phoques s’esclaffaient de nouveau. Loup Larsen observait le ciel, chargé de nuages, et le vent. Cependant que le mort, immergé après ce simulacre de cérémonie, descendait plus bas, toujours plus bas…
Je fus épouvanté de toute cette cruauté ambiante, inexorable, de la mer et des hommes. L’être humain n’était plus, au milieu d’elle, qu’une fermentation, dénuée d’âme, de la vase et du limon.
Je restais cramponné à la lisse, contre un cordage, et, par-dessus l’étendue désolée des vagues écumantes, je cherchais au loin, du regard, les bancs de brume qui, tout à l’heure encore, me cachaient San Francisco et les côtes de Californie.
Je les avais perdus de vue. Entre eux et moi s’abattaient d’incessantes averses.
Et l’étrange navire, avec les hommes redoutables qui le montaient, poussé par la mer et le vent, bondissant et rebondissant, fuyait à toute allure vers le sud-ouest, à travers les vastes solitudes du Pacifique.