3La colère de Loup Larsen s’apaisa aussi soudainement qu’elle s’était déclarée. Il ralluma un cigare et promena son regard autour de lui.
Ce regard tomba sur le coq qui, de la porte de la cuisine, continuait à m’observer.
— Hé, toi, le cuistot ! commença-t-il, avec une douceur apparente, qui avait l’aménité tranchante de l’acier.
— Voilà, capitaine… répondit l’autre, avec servilité. À votre service, capitaine…
— C’est mauvais pour la santé, de tendre le cou comme ça. Je viens de perdre mon second et je voudrais bien, au moins, garder mon cuisinier ! Il faut prendre soin de toi, en prendre grand soin. Compris ?
— Oui, capitaine…
Et le coq, rentrant dans la cuisine, y disparut instantanément, comme un diable dans sa boîte.
Indifférent à cette algarade, qui visait simplement le cuisinier, l’équipage, un instant alerté par la mort du second, s’était remis à vaquer à des besognes diverses.
Seul, un petit groupe d’hommes, qui se tenait à l’arrière, près d’un capot, continuait à converser à mi-voix. Ces hommes, à en juger par leur allure dégagée, n’étaient évidemment pas des matelots. C’étaient, comme je le sus par la suite, des chasseurs de phoques.
— Johansen ! hurla Loup Larsen.
Docilement, un matelot s’avança.
— Va chercher ta paumelle[3 ] et ton aiguille, et couds-moi ce bougre-là (Il désignait le mort.) dans un bout de toile ! Tu trouveras ce qu’il faut dans les rebuts de la soute aux voiles. Débrouille-toi.
— Bien, bien, capitaine… répondit l’homme. Et qu’est-ce qu’il faudra lui mettre aux pieds ?
— T’occupe pas de ça… Hé, cuistot !
Thomas Mugridge entendit, dans sa cuisine, la voix de stentor et montra son nez.
— Tu vas remplir un sac de charbon que tu apporteras ici !
Puis Loup Larsen demanda aux chasseurs de phoques, toujours groupés :
— Y en a-t-il un, parmi vous, qui possède une Bible, ou un livre de prières ?
Tous secouèrent la tête. L’un d’eux lança une plaisanterie que je n’entendis pas ; mais tous s’esclaffèrent.
Loup Larsen posa la même question à plusieurs matelots. Mais Bibles et livres de prières étaient des articles rares à bord de la goélette. Un des matelots offrit d’aller voir, au poste de l’équipage, s’il ne trouverait rien. Mais il revint, deux minutes après, les mains vides.
Loup Larsen haussa les épaules.
— Dans ce cas, dit-il, nous allons, sans autres discours, le passer par-dessus bord… À moins que le type qu’on a repêché, qui a une tête de pasteur, ne connaisse l’Office des morts en mer.
Ce disant, il s’était retourné vers moi et me faisait face.
— Vous êtes pasteur, n’est-ce pas ?
Les regards des six chasseurs de phoques convergèrent vers moi. J’avais conscience de ressembler, dans mon accoutrement improvisé, à un guignol J’étais, je le savais, parfaitement ridicule.
Un grand rire s’éleva parmi les six hommes, un rire grossier et malséant, réaction naturelle de la part de gens grossiers eux-mêmes, chez qui toute sensibilité était depuis longtemps émoussée. La présence du cadavre étendu sur le dos, avec ses traits contractés, ne les gênait nullement.
Loup Larsen, lui, ne riait pas. Mais une petite lueur amusée dansait dans le gris d’acier de ses prunelles.
Comme il s’était rapproché de moi, je pus l’examiner de plus près. Sa figure carrée, aux traits fortement marqués, présentait de prime abord, comme le reste du corps, un aspect massif et brutal. Mais on sentait, derrière cette force presque bestiale, la souplesse de l’esprit et, à travers ce masque dur, une vive intelligence qui se dissimulait. Là encore, à la réflexion, l’impression première se modifiait.
Le front haut, qui se bombait au-dessus des yeux, indiquait une incomparable virilité. Les yeux, sous ce front, étaient grands et beaux, très écartés, et ombragés par d’épais sourcils noirs. Comme ces soies chatoyantes, qui changent de couleur à la lumière du soleil, mille nuances s’y jouaient, mille reflets divers, qui allaient du gris clair au gris foncé, et du vert de mer au bleu du ciel.
Et ces yeux étonnamment changeants traduisaient les mille aspects d’une âme également susceptible de méditer avec tristesse sous un ciel de plomb, de s’allumer d’éclairs de feu, comme une épée tourbillonnante, de se glacer comme un paysage de l’Arctique, ou de fasciner, sous leur flamme amoureuse, la femme convoitée, jusqu’à ce qu’elle se livre, heureuse et vaincue.
Mais je reviens à mon sujet.
Je répondis à Loup Larsen que je n’étais pas pasteur et que je ne pouvais malheureusement rien pour le service funéraire en question.
Il me demanda alors, d’une voix sèche :
— Comment gagnez-vous votre vie ?
C’était la première fois qu’une pareille question m’était posée. Pris au dépourvu, je répliquai, assez sottement, je l’avoue.
— Je… Je suis un gentleman.
Je vis la lèvre de Loup Larsen se retrousser dans un ricanement méprisant.
— Mais j’ai toujours travaillé et je travaille encore… m’écriai-je avec impétuosité, comme si j’avais été en présence d’un juge devant qui j’aurais eu à me disculper.
Je me rendis compte, en même temps, que c’était stupide de vouloir discuter avec lui.
— Travaillé pour gagner votre vie, je pense ? reprit la voix sévère et impérative, qui me faisait trembler comme un enfant terrorisé par son professeur.
Il y eut un silence.
— Sinon, qui vous nourrit ?
— Je possède des revenus suffisants, répondis-je avec assurance.
À peine eus-je parlé que je me mordis la langue, en voyant les sourcils de mon interlocuteur se froncer.
— Je vous demande pardon, capitaine, repris-je, mais cette question n’a rien à voir, pour l’instant, avec ce que j’ai à vous dire.
Loup Larsen fit semblant de ne pas avoir entendu.
— Et qui vous les a gagnés, ces revenus ? continua-t-il. C’est votre père, sans doute. Ce sont les jambes d’un mort qui vous supportent. Et vous ne possédez rien qui vous appartienne en propre. Livré à vous-même, entre deux couchers de soleil, vous seriez incapable de gagner de quoi bouffer pour la journée. Montrez-moi votre main !
Il répondit à une irrésistible poussée de la force qui sommeillait en lui. Car, avant même que je me sois rendu compte de ce qui se passait, il avait foncé sur moi, m’avait saisi la main et la soulevait pour l’examiner. Je tentai de la dégager. Mais, sans aucun effort, il resserra ses doigts, si puissamment, que je crus qu’il allait écraser les miens.
En pareille occurrence, sauvegarder sa dignité n’est pas aisé. Je ne pouvais que me tortiller et me débattre. Je pouvais encore moins engager la lutte avec un tel être qui, d’une simple torsion, était susceptible de me briser le bras.
La seule chose que j’avais à faire était, évidemment, de me tenir tranquille et d’accepter cet affront.
Je remarquai que les poches du mort avaient été vidées de leur contenu sur le pont. Le cadavre disparaissait peu à peu, avec son ricanement diabolique, dans une enveloppe de toile à voile, que tendait et cousait sur lui Johansen, avec du gros fil bis.
Loup Larsen me lâcha la main, avec un geste de dédain.
— D’autres avant vous ont travaillé pour vous, ça se voit. Vous êtes tout juste bon à laver la vaisselle et à aider un marmiton !
J’avais repris mon aplomb et c’est d’une voix ferme que je déclarai :
— Je désire être mis à terre ! Capitaine, je vous paierai votre dérangement et votre temps perdu, au prix que vous fixerez vous-même.
Loup Larsen me regarda curieusement. Ses yeux, qui brillaient, disaient clairement qu’il se moquait de moi.
— J’ai une contre-proposition à vous faire. Et ça pour le bien de votre âme. Mon second est mort et, comme il faut le remplacer, il y aura à bord une promotion générale. Un matelot de première classe prendra la place du second. Mon mousse prendra celle du matelot. Vous prendrez celle du mousse. Il vous suffira de signer un contrat d’engagement pour la durée de la croisière. C’est vingt dollars par mois, et nourri.
« Eh bien, qu’en dites-vous ? Et je vous fais cette offre, je le répète, pour le bien de votre âme. Vous allez devenir quelqu’un. Vous apprendrez à vous tenir et à marcher sur vos propres jambes. Tout au moins à y trottiner.
Je haussai les épaules à ces paroles, car j’avais aperçu un bateau au large. Il faisait voile dans notre direction et grandissait à vue d’œil.
Bien que sa coque fût plus petite, il était, comme le Fantôme, gréé en goélette. Il était charmant à voir, bondissant et volant sur les vagues, et certainement il nous croiserait de très près.
Le vent avait fraîchi et le soleil, de nouveau caché par la brume, avait peu à peu disparu. La mer s’était ternie, elle aussi. Elle prenait des tons plombés, grossissait de plus en plus et lançait vers le ciel les crêtes blanches de ses écumes.
Notre allure s’était accélérée et nous donnions davantage de la b***e. Sous une rafale plus forte, une grosse vague passa par-dessus la lisse, le pont fut submergé et balayé par l’eau, et le groupe des chasseurs de phoques eut les pieds inondés.
— Ce bateau vient sur nous, dis-je à Loup Larsen, il passera bientôt à portée de voix. Il se dirige sans doute vers San Francisco.
— C’est très probable, en effet… répondit Loup Larsen, tout en détournant légèrement la tête. Puis il se prit à beugler :
— Cuistot ! Hé, cuistot !
Le coq surgit aussitôt de la cuisine.
— Où est le mousse ? Va lui dire que je veux le voir !
— Oui, capitaine.
Et Thomas Mugridge, ayant rapidement couru vers l’arrière, disparut par une autre écoutille, près de la roue du gouvernail.
Il en émergea quelques instants après, suivi d’un jeune gars trapu, qui pouvait compter dans les dix-huit ou dix-neuf ans, et avait l’air d’une gouape.
— Le voici, capitaine, dit le coq.
Loup Larsen, sans lui répondre, vira brusquement vers le mousse et prononça :
— Dis donc, mousse, rappelle-moi ton nom.
— George Leach, capitaine… répondit le garçon d’un air maussade.
Il était visible, à sa mine, que le cuisinier l’avait averti de ce qu’on lui voulait.
— Ça n’est pas un nom irlandais ça ! Avec la gueule que tu as, tu devrais t’appeler Ô’Toole ou Mac Carthy. À moins que ta mère n’ait fauté avec un Irlandais, ce qui me paraît beaucoup plus vraisemblable.
Je vis les poings du garçon se serrer sous l’insulte, et le sang écarlate monter à son cou.
— Peu importe, d’ailleurs, reprit sèchement Loup Larsen. Tu as peut-être d’excellentes raisons de cacher ton vrai nom. Je ne t’en voudrai pas, pourvu que tu files droit. Compris ? Et qui t’a fait signer ton engagement ?
— Mac Cready et Swanson.
— … Capitaine ! tonna Loup Larsen.
— Mac Cready et Swanson, capitaine… rectifia le garçon, ses yeux brillants d’une lueur plus irritée.
— Et qui a touché les avances ?
— Ce sont eux, capitaine.
— Je suis renseigné. Et toi, tu as été bien content de les leur abandonner. Il fallait que tu disparaisses au plus vite de la circulation, à cause de plusieurs gars que tu savais lancés à tes trousses !
Le jeune garçon se transforma, soudain, en bête sauvage. Son corps se ramassa, comme pour bondir, tandis qu’il grognait :
— Vous êtes un…
— Un quoi ? demanda Loup Larsen, avec une douceur insinuante dans la voix, comme s’il avait été prodigieusement curieux de connaître le mot qui était resté en suspens.
L’autre parut hésiter, puis parvint à se dominer.
— Rien, capitaine… Je retire ce que j’ai dit.
— À la bonne heure ! Tu vois, j’ai deviné juste sur ton compte. Quel âge as-tu ?
— Je viens d’avoir seize ans, capitaine.
— Tu mens. Il y a belle lurette que tu as passé dix-huit ! Fort pour ton âge, je reconnais, et des muscles comme un cheval. Bon, ramasse tes hardes et file au poste d’avant. Te voilà, désormais, promu à la manœuvre et aux soins des canots. Ça colle, hein ?
Sans attendre l’assentiment du jeune garçon, Loup Larsen se tourna vers le matelot qui venait d’achever sa tâche funèbre ; la toile qui contenait le cadavre était entièrement cousue.
— Johansen, que sais-tu en matière de navigation ?
— Rien du tout, capitaine.
— Aucune importance. Je te nomme second. Prends ton sac, et porte-le près de ma cabine, sous la couchette du second.
— Bien, bien, capitaine, répondit joyeusement Johansen.
Durant ce colloque, l’ex-mousse n’avait pas bougé.
— Qu’est-ce que tu attends, toi ? interrogea Loup Larsen.
— C’est que, capitaine, je me suis engagé comme mousse, et pas pour m’occuper des canots. Ça ne me dit rien de changer.
— Ramasse tes frusques, et au poste d’équipage !
L’ordre, cette fois, ne souffrait pas de réplique. Le jeune garçon regarda Loup Larsen, d’un œil mauvais, et ne bougea pas.
L’effroyable force de Loup se manifesta encore une fois. Ce fut l’affaire de deux secondes. D’un bond, il franchit la distance qui le séparait de son interlocuteur et lui colla son poing dans l’estomac.
Au même moment, et comme si j’avais moi-même reçu le coup, je ressentis au thorax une vive douleur. Je cite le fait pour montrer à quel point, à cette époque, mon système nerveux était à vif, et peu habitué au spectacle de la brutalité.
Le jeune garçon — qui pesait au moins soixante-quinze kilos — se tordit. Son corps se replia sur le poing sans réaction aucune, comme un chiffon mouillé au bout d’un bâton.
Projeté en l’air, il décrivit une courte trajectoire et alla s’étendre, tout de son long, sur le cadavre du second, où il se tortilla de douleur.