LETTRE VII
Réponse de mademoiselle d’Albémar à DelphineMontpellier, 25 avril 1790.
Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse envers ces Vernon ; mon frère aimait encore mieux la fille que la mère, quoique la mère ait beaucoup plus d’agréments que la fille : il croyait madame de Vernon fausse jusqu’à la perfidie. Pardon si je me sers de ces mots ; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me confie en votre bonne amitié pour m’excuser. Mon frère pensait que madame de Vernon dans le fond du cœur n’aimait rien, ne croyait à rien, ne s’embarrassait de rien, et que sa seule idée était de réussir, elle et les siens, dans tous les intérêts dont se compose la vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu’elle a supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et qu’elle n’a point eu d’amants, quoiqu’elle fût bien jolie. Il n’y a jamais eu un mot à dire contre elle ; mais, dussiez-vous me trouver injuste, je vous avouerai que c’est précisément cette conduite régulière qui ne me paraît pas du tout s’accorder avec la légèreté de ses principes et l’insouciance de son caractère. Pourquoi s’est-elle pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l’air de n’attacher d’importance à aucun ? Malgré les motifs qu’elle donne de l’éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la personne qu’on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se la rendre étrangère par les opinions, qui exercent le plus d’influence sur toute notre manière d’être ?
Il se peut que j’aie tort de juger si défavorablement une personne dont je ne connais aucune action blâmable ; mais sa physionomie, tout agréable qu’elle est, suffirait seule pour m’empêcher d’avoir la moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les sentiments habituels de l’âme laissent une trace très remarquable sur le visage ; grâce à cet avertissement de la nature, il n’y a point de dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante, vous le savez ; mais je regarde, et si l’on peut me tromper sur les faits, je démêle assez bien les caractères ; c’est tout ce qu’il faut pour ne jamais mal placer ses affections : que m’importe ce qu’il peut arriver de mes autres intérêts !
Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le charme de l’esprit, et je crains bien que si vous livrez votre cœur à cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir : rendez-lui service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu’on peut obliger ; mais on confie à ceux qu’on aime ce qu’il y a de plus délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C’est pour vous arracher à la séduction de cette femme que je voudrais aller à Paris ; mais je ne m’en sens pas la force ; il m’est absolument impossible de vaincre la répugnance que j’éprouve à sortir de ma solitude.
Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à vous l’écrire ; mais je n’aurais jamais pu me résoudre à vous en parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet que je n’aime pas à traiter. Vous savez que j’ai l’extérieur du monde le moins agréable : ma taille est contrefaite, et ma figure n’a point de grâce ; je n’ai jamais voulu me marier, quoique ma fortune attirât beaucoup de prétendants ; j’ai vécu presque toujours seule, et je serais un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des passions de la vie ; mais j’en sais assez pour avoir remarqué qu’une femme disgraciée de la nature est l’être le plus malheureux lorsqu’elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s’intéresse vivement à elle ; on l’humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n’est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.
J’aurais pu jouir, il est vrai, du bonheur d’avoir des enfants : mais que ne souffrirais-je pas si j’avais transmis à ma fille les désavantages de ma figure ! si je la voyais destinée comme moi à ne jamais connaître le bonheur suprême d’être le premier objet d’un homme sensible ! Je ne le confie qu’à vous, ma chère Delphine ; mais parce que je ne suis point faite pour inspirer de l’amour, il ne s’en suit pas que mon cœur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres. J’ai senti, presque au sortir de l’enfance, qu’avec ma figure il était ridicule d’aimer ; imaginez-vous de quels sentiments amers j’ai dû m’abreuver. Il était ridicule pour moi d’aimer, et jamais cependant la nature n’avait formé un cœur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.
Un homme dont les défauts extérieurs seraient très marquants pourrait encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature ; mais les femmes n’ont d’existence que par l’amour : l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour ; et comment pourraient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agréments qui puissent plaire aux yeux ? La société fortifie à cet égard l’intention de la nature, au lieu d’en modifier les effets ; elle rejette de son sein la femme infortunée que l’amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n’a-t-elle point à souffrir dans le secret de son cœur !
J’ai été romanesque comme si je vous ressemblais, ma chère Delphine ; mais j’ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère. Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui m’étaient échues ? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant sur votre tête tous mes intérêts, tous mes vœux, tous mes sentiments ; je me disais que j’aurais été vous, si la nature m’eût accordé vos grâces et vos charmes ; et, secondant de toute mon âme l’inclination de mon frère, je l’ai conjuré de vous laisser la portion de son bien qu’il me destinait.
Qu’aurais-je fait de la richesse ? J’en ai ce qu’il faut pour rendre heureux ce qui m’entoure, pour soulager l’infortune autour de moi ; mais quel autre usage de l’argent pourrais-je imaginer, qui n’eût ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme ? Aurais-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi ? et jamais la reconnaissance d’un être chéri ne m’aurait récompensée de mes soins ! Aurais-je réuni beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les autres possèdent et de ce qui me manque ? Aurais-je voulu courir le risque des propositions de mariage qu’on pouvait adresser à ma fortune ? et me serais-je condamnée à supporter tous les détours qu’aurait pris l’intérêt avide pour endormir ma vanité, et m’ôter jusqu’à l’estime de moi-même ?
Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me restait qu’un bonheur à espérer, je l’ai goûté : je vous ai adoptée pour ma fille ; j’avais manqué la vie, j’ai voulu vous donner tous les moyens d’en jouir. Je serais sans doute bien heureuse d’être près de vous, de vous voir, de vous entendre ; mais avec vous seraient les plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mon cœur, qui n’a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son isolement, quand tous les objets que je verrais m’en renouvelleraient la pensée.
Les peines d’imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent ; elles s’effacent d’elles-mêmes lorsque l’on ne voit ni n’entend rien qui en réveille le souvenir ; mais leur puissance devient terrible et profonde, quand l’esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d’une douleur importune, et s’en distraire avec adresse ; car il faut de l’adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connais guère les autres, ma chère Delphine, mais assez bien moi ; c’est le fruit de la solitude. Je suis parvenue avec assez d’efforts à me faire une existence qui me préserve des chagrins vifs ; j’ai des occupations pour chaque heure, quoique rien ne remplisse mon existence entière ; j’unis les jours aux jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n’ose changer de place, agiter mon sort ni mon âme ; j’ai peur de perdre le résultat de mes réflexions, et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus nécessaires, parce qu’elles me dispensent de réflexions même, et font passer le temps sans que je m’en mêle.
Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours ; il ne faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j’y pense : je vis en vous ; laissez-moi vous suivre de mes vœux, vous aider de mes conseils, si j’en peux donner pour ce monde que j’ignore. Apprenez-moi successivement et régulièrement les évènements qui vous intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire ; je conserverai des souvenirs ; je jouirai par vous des sentiments que je n’ai pu ni inspirer, ni connaître.
Savez-vous que je suis presque fâchée que vous ayez fait le mariage de Mathilde avec Léonce de Mondoville ? J’entends dire qu’il est si beau, si aimable et si fier, qu’il me semblait digne de ma Delphine ; mais je l’espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse : alors seulement je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous soyez, que feriez-vous sans appui ? vous exciteriez l’envie, et elle vous persécuterait. Votre esprit, quelque supérieur qu’il soit, ne peut rien pour sa propre défense ; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d’usage pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine ; je vous remercie de conserver l’habitude de votre enfance et de m’écrire tous les soirs ce qui vous a occupée pendant le jour : nous lirons ensemble dans votre âme, et peut-être qu’à deux nous aurons assez de force pour assurer votre bonheur.