LETTRE XXIII - Delphine à mademoiselle d’Albémar

972 Words
LETTRE XXIII Delphine à mademoiselle d’AlbémarCe 5 juin. Je l’ai revu, ma sœur, je l’ai revu : non, ce n’est plus l’impression de la pitié, c’est l’estime, l’attrait, tous les sentiments qui auraient assuré le bonheur de ma vie. Ah ! qu’ai-je fait ? par quels liens d’amitié, de confiance, me suis-je enchaînée ? Mais lui, que pense-t-il ? Que veut-il ? Car enfin, pourrait-on le Contraindre, s’il n’aimait pas ma cousine, si…… De quels vains sophismes je cherche à m’appuyer ! ne serait-ce pas pour moi qu’il romprait ce mariage ? J’aurais eu l’air de l’assurer par mes dons, et je le ferais manquer par ce qu’on appellerait ma séduction. Je suis plus riche que Mathilde ; on pourrait croire que j’ai a***é de cet avantage ; enfin, surtout, je blesserais le cœur de madame de Vernon : elle m’accuserait de manquer à la délicatesse, elle dont l’estime m’est si nécessaire ? Mais à quoi servent tous ces raisonnements ? Léonce m’aime-t-il ? Léonce se dégagerait-il jamais de la promesse donnée par sa mère ? Vous allez juger à quels signes fugitifs j’ai cru deviner son affection. Ah ! Journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette vie d’enchantement, que la merveilleuse puissance d’un sentiment m’a fait connaître, pendant quelques heures ! On annonça M. de Mondoville, hier chez madame de Vernon ; il était moins pâle que la première fois que je l’avais vu ; mais sa figure conservait toujours le charme touchant qui m’avait si vivement attendrie, et le retour de ses forces rendait plus remarquable ce qu’il y a de noble et de sérieux dans l’expression de ses traits. Il me salua la première, et je me sentis fière de cette marque d’intérêt, comme si les moindres signes de sa faveur marquaient à chaque personne son rang dans la vie. Madame de Vernon le présenta à Mathilde, elle rougit : je la trouvai bien belle. Cependant, Louise, j’en suis sûre, lorsque Léonce, après l’avoir très froidement observée, se tourna vers moi, ses regards avaient seulement alors toute leur sensibilité naturelle. M. Barton s’était assis à côté de moi sur la terrasse du jardin, Léonce vint se placer près de lui : madame de Vernon lui proposa de passer la soirée chez elle, il y consentit. J’éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse ; il y avait trois heures devant moi pendant lesquelles j’étais certaine de le voir ; sa santé ne me causait plus d’inquiétude, et je n’étais troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui ; le plaisir que je trouvais à cet entretien m’était entièrement nouveau ; je n’avais considéré la conversation jusqu’à présent que comme une manière de montrer ce que je pouvais avoir d’étendue ou de finesse dans les idées, mais je cherchais avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l’âme : nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu’aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J’éprouvais une émotion intérieure qui animait tous mes discours ; mon cœur n’a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenait purement littéraire : mon esprit avait conservé de l’aisance et de la facilité ; mais je sentais mon âme agitée, comme dans les circonstances les plus importantes de la vie, et je ne pouvais le soir me persuader qu’il ne s’était passé autour de moi aucun évènement extraordinaire. Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui : sa manière de parler était concise, mais énergique ; et quand il se servait même d’expressions pleines de force et d’éloquence, on croyait entrevoir qu’il ne disait qu’à demi sa pensée, et que dans le fond de son cœur restaient encore des richesses de sentiment et de passion qu’il se refusait à prodiguer. Avec quelle promptitude il m’entendait ! Avec quel intérêt il daignait m’écouter ! Non, je ne me fais pas l’idée d’une plus douce situation : la pensée excitée par les mouvements de l’âme, les succès de l’amour-propre changés en jouissances du cœur, oh ! quels heureux moments ! et la vie en serait dépouillée ! Je m’aperçus cependant que Mathilde, par ses gestes et sa physionomie, témoignait assez d’humeur. Madame de Vernon, qui se plaît ordinairement à causer avec moi, parlait à son voisin sans avoir l’air de s’intéresser à notre conversation ; enfin elle prit le bras de madame du Mars et, et lui dit assez haut pour que je l’entendisse : « Ne voulez-vous pas jouer, madame ? ce qu’on dit est trop beau pour nous. » Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que je voulais être aussi de la partie ; Léonce m’en fit des reproches par ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance qui me toucha : « Je croirais presque vous avoir entendue pour la première fois aujourd’hui, madame ; jamais le charme de votre conversation ne m’avait tant frappé. » Ah ! qu’il m’était doux d’être louée en présence de Léonce ! Il soupira, et s’appuya sur la chaise que je venais de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix : « Ne voulez-vous pas vous approcher de mademoiselle de Vernon ? – De grâce, laissez-moi ici, » répondit Léonce. Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur accent surtout ne peut être oublié. Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Mathilde, vint lui parler ; mais la conversation me parut froide et embarrassée. Je ne savais ce que je faisais au jeu ; madame du Mars et en prenait beaucoup d’humeur ; madame de Vernon excusait mes fautes avec une bonté charmante : sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j’en fus si touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce : il me semblait que la douceur de madame de Vernon l’exigeait de moi. Elle voulut me retenir pour causer seule avec elle ; je m’y refusai ; je ne veux pas lui cacher ce que j’éprouve : qu’elle le devine, j’y consens, je le souhaite, peut-être ; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne serait-ce pas indiquer le sacrifice que je désire ? Je m’en sentirais plus à l’aise avec elle, si c’était moi qui lui dusse de la reconnaissance ; alors je lui avouerais ma folie, je m’en remettrais à sa générosité ; mais ce que je crains avant tout, c’est d’abuser un instant du service que j’ai pu lui rendre. Ma sœur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrais faire, s’il m’aimait, s’il se croyait libre. Hélas ! ce conseil sera peut-être bien inutile ; peut-être redouté-je des combats qu’il m’épargnera.
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