LETTRE XXI
Léonce à M. BartonCe 1er juin.
Ma mère me mande, mon cher Barton, qu’elle vous écrit pour vous charger de quelques affaires à Mondoville, qu’il faut terminer, dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez pas encore pour cette terre. C’est à votre réveil que vous avez coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette lettre demain, à huit heures, dans votre nouveau logement ; vous ne me direz donc pas que vos arrangements étaient pris pour partir, et que vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai sortir, et l’on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n’a jamais vu celle qu’on doit épouser ? Ah ! que vous aviez raison de me parler de madame d’Albémar comme de la plus charmante personne du monde ! Vous m’avez vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son caractère ; mais vous n’auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de sa figure, cette taille svelte, souple, élégante ; ces cheveux blonds qui couvrent à moitié des yeux si doux et en même temps si animés ; cette physionomie, mobile et cet air d’abandon plus pur, plus modeste, plus innocent encore qu’une réserve austère. J’étais entre la mort et la vie, quand je l’entendis crier : Ah ! ma tante, venez, venez ; il va mourir ! Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre monde, et que c’était la voix des anges qui réveillait mon âme au bonheur des immortels.
Quand j’ouvris les yeux, Delphine ne s’attendait point à mes regards, et tout son visage exprimait encore une compassion céleste : elle s’éloigna ; mais je n’oublierai jamais sa physionomie dans cet instant. Ô pitié ! douce pitié ! S’il suffit de ton émotion pour la rendre si belle, que serait-elle donc si l’amour répandait son charme sur ses traits ? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe aimable d’une qualité de l’âme. Sa taille, qui se balance et se plie mollement quand elle marche, comme si ses pas avaient besoin d’appui ; ses regards, qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un caractère timide ; tout exprime en elle ce rare contraste que vous m’aviez vous-même indiqué, lorsque, dans notre voyage, vous me disiez qu’elle réunissait un esprit très indépendant à un cœur dévoué et facilement asservi quand elle aime. C’est ainsi que vous m’expliquiez son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N’allez pas vous reprocher, mon cher Barton, l’impression que madame d’Albémar m’a faite : je n’ai rien appris de vous ; ce sont ses regards qui m’ont tout dit.
Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l’attrait qu’elle m’inspire ; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère : je n’ai point encore examiné la force des engagements qu’elle a pris avec madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient ; mais je ne vous cache point que depuis que j’ai vu madame d’Albémar, il me serait odieux de me prononcer que je ne suis plus libre : il se peut que je ne le sois plus, mais laissez-moi le temps d’en juger moi-même. Mon cher maître, si de la manière la plus indirecte je crois l’honneur de ma mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera, fait, vous n’en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m’aider à gagner du temps ? Adieu, je vous attends ce matin, mais je suis bien aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre ; vous le savez à présent, et il m’en aurait coûté de vous le dire.