À ce moment, une rencontre acheva d’enrager Maurice. Un sourd roulement arrivait de loin, c’était l’artillerie de réserve, partie la dernière, dont la tête, tout d’un coup, déboucha d’un coude de la route ; et les traînards débandés n’eurent que le temps de se jeter dans les champs voisins. Elle marchait en colonne, elle défilait d’un trot superbe, dans un bel ordre correct, tout un régiment de six batteries, le colonel en dehors et au centre, les officiers à leur place. Les pièces passaient, sonores, à des intervalles égaux, strictement observés, accompagnées chacune de son caisson, de ses chevaux et de ses hommes. Et Maurice, dans la cinquième batterie, reconnut parfaitement la pièce de son cousin Honoré. Le maréchal des logis était là, campé fièrement sur son cheval, à la gauche du conducteur de devant, un bel homme blond, Adolphe, qui montait un porteur solide, une bête alezane, admirablement accouplée avec le sous-verge trottant près d’elle ; tandis que, parmi les six servants, assis deux par deux sur les coffres de la pièce et du caisson, se trouvait à son rang le pointeur, Louis, un petit brun, le camarade d’Adolphe, la paire, comme on disait, selon la règle établie de marier un homme à cheval et un homme à pied. Ils apparurent grandis à Maurice, qui avait fait leur connaissance au camp ; et la pièce, attelée de ses quatre chevaux, suivie du caisson que six autres chevaux tiraient, lui sembla éclatante ainsi qu’un soleil, soignée, astiquée, aimée de tout son monde, des bêtes et des gens, serrés autour d’elle, dans une discipline et une tendresse de famille brave ; et surtout il souffrit affreusement du regard méprisant que le cousin Honoré jeta sur les traînards, stupéfait soudain de l’apercevoir parmi ce troupeau d’hommes désarmés. Déjà, le défilé se terminait, le matériel des batteries, les prolonges, les fourragères, les forges. Puis, dans un dernier flot de poussière, ce furent les haut-le-pied, les hommes et les chevaux de rechange, dont le trot se perdit à un autre coude de la route, au milieu du grondement peu à peu décroissant des sabots et des roues.
– Pardi ! déclara Loubet, ce n’est pas malin de faire les crânes, quand on va en voiture !
L’état-major avait trouvé Altkirch libre. Pas de Prussiens encore. Et, toujours dans la crainte d’être talonné, de les voir paraître d’une minute à l’autre, le général Douay avait voulu qu’on poussât jusqu’à Dannemarie, où les têtes de colonne n’étaient entrées qu’à cinq heures du soir. Il était huit heures, la nuit se faisait, qu’on établissait à peine les bivouacs, dans la confusion des régiments réduits de moitié. Les hommes, exténués, tombaient de faim et de fatigue. Jusqu’à près de dix heures, on vit arriver, cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies, les soldats isolés, les petits groupes, toute cette lamentable et interminable queue des éclopés et des révoltés, semés le long des chemins.
Jean, dès qu’il put rejoindre son régiment, se mit en quête du lieutenant Rochas, pour faire son rapport. Il le trouva, ainsi que le capitaine Beaudoin, en conférence avec le colonel, tous les trois devant la porte d’une petite auberge, très préoccupés de l’appel, inquiets de savoir où étaient leurs hommes. Dès les premiers mots du caporal au lieutenant, le colonel de Vineuil qui entendit, le fit approcher, le força à tout dire. Sa longue face jaune, où les yeux étaient restés très noirs, dans la blancheur des épais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes, exprima une désolation muette.
– Mon colonel, s’écria le capitaine Beaudoin, sans attendre l’avis de son chef, il faut fusiller une demi-douzaine de ces bandits.
Et le lieutenant Rochas approuvait du menton. Mais le colonel eut un geste d’impuissance.
– Ils sont trop… Comment voulez-vous ? près de sept cents ! Qui prendre là-dedans ?… Et puis, si vous saviez ! le général ne veut pas. Il est paternel, il dit qu’en Afrique il n’a jamais puni un homme… Non, non ! je ne puis rien. C’est terrible.
Le capitaine osa répéter :
– C’est terrible… C’est la fin de tout.
Et Jean se retirait, lorsqu’il entendit le major Bouroche, qu’il n’avait pas vu, debout sur le seuil de l’auberge, gronder de sourdes paroles : plus de discipline, plus de punitions, armée fichue ! Avant huit jours, les chefs recevraient des coups de pied au derrière ; tandis que, si l’on avait tout de suite cassé la tête à quelques-uns de ces gaillards, les autres auraient réfléchi peut-être.
Personne ne fut puni. Des officiers, à l’arrière-garde, qui escortaient les voitures du convoi, avaient eu l’heureuse précaution de faire ramasser les sacs et les fusils, aux deux bords des chemins. Il n’en manqua qu’un petit nombre, les hommes furent réarmés à la pointe du jour, comme furtivement, pour étouffer l’affaire. Et l’ordre était de lever le camp à cinq heures ; mais, dès quatre heures, on réveilla les soldats, on pressa la retraite sur Belfort, dans la certitude que les Prussiens n’étaient plus qu’à deux ou trois lieues. On avait dû encore se contenter de biscuit, les troupes restaient fourbues de cette nuit trop courte et fiévreuse, sans rien de chaud dans l’estomac. De nouveau, ce matin-là, la bonne conduite de la marche se trouva compromise par ce départ précipité.
Ce fut une journée pire, d’une infinie tristesse. L’aspect du pays avait changé, on était entré dans une contrée montagneuse, les routes montaient, dévalaient par des pentes plantées de sapins ; et les étroites vallées, embroussaillées de genêts, étaient toutes fleuries d’or. Mais, au travers de cette campagne éclatante sous le grand soleil d’août, la panique soufflait plus affolée à chaque heure, depuis la veille. Une dépêche, recommandant aux maires d’avertir les habitants qu’ils feraient bien de mettre à l’abri ce qu’ils avaient de précieux, venait de porter l’épouvante à son comble. L’ennemi était donc là ? Aurait-on seulement le temps de se sauver ? Et tous croyaient entendre grossir le grondement de l’invasion, ce roulement sourd de fleuve débordé qui, maintenant, à chaque nouveau village, s’aggravait d’un nouvel effroi, au milieu des clameurs et des lamentations.
Maurice marchait d’un pas de somnambule, les pieds saignants, les épaules écrasées par le sac et le fusil. Il ne pensait plus, il avançait dans le cauchemar de ce qu’il voyait ; et, autour de lui, la conscience du piétinement des camarades s’en était allée, il ne sentait que Jean à-sa gauche, exténué par la même fatigue et la même douleur. C’était lamentable, ces villages qu’on traversait, d’une pitié à serrer le cœur d’angoisse. Dès qu’apparaissaient les troupes en retraite, cette débandade des soldats éreintés, traînant la jambe, les habitants s’agitaient, hâtaient leur fuite. Eux si tranquilles quinze jours plus tôt, toute cette Alsace qui attendait la guerre avec un sourire, convaincue qu’on se battrait en Allemagne ! Et la France était envahie, et c’était chez eux, autour de leur maison, dans leurs champs, que la tempête crevait, comme un de ces terribles ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures ! Devant les portes, au milieu d’une furieuse confusion, les hommes chargeaient les voitures, entassaient les meubles, au risque de briser tout. En haut, par les fenêtres, les femmes jetaient un dernier matelas, passaient le berceau qu’on allait oublier. On sanglait le bébé dedans, on l’accrochait au sommet, parmi les pieds des chaises et des tables renversées Sur une autre charrette, à l’arrière, on liait, contre une armoire, le vieux grand-père infirme, qu’on emportait comme une chose. Puis, c’étaient ceux qui n’avaient pas de voiture, qui empilaient leur ménage en travers d’une brouette ; et d’autres s’éloignaient avec une charge de hardes entre les bras, d’autres n’avaient songé qu’à sauver la pendule, qu’ils serraient sur leur cœur, ainsi qu’un enfant. On ne pouvait tout prendre, des meubles abandonnés, des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau. Certains, avant le départ, fermaient tout, les maisons semblaient mortes, portes et fenêtres closes ; tandis que le plus grand nombre, dans leur hâte, dans la certitude désespérée que tout serait détruit, laissaient les vieilles demeures ouvertes, les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées ; et elles étaient les plus tristes, d’une tristesse affreuse de ville prise, dépeuplée par la peur, ces pauvres maisons ouvertes au vent, d’où les chats eux-mêmes s’étaient enfuis, dans le frisson de ce qui allait venir. À chaque village, le pitoyable spectacle s’assombrissait, le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand, parmi la bousculade croissante, les poings tendus, les jurons et les larmes.
Mais Maurice, surtout, sentait l’angoisse l’étouffer, le long de la grand-route, par la campagne libre. Là, à mesure qu’on approchait de Belfort, la queue des fuyards se resserrait, n’était plus qu’un cortège ininterrompu. Ah ! les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place ! L’homme tapait sur le cheval, la femme suivait, traînant les enfants. Des familles se hâtaient, écrasées de fardeaux, débandées, les petits ne pouvant suivre, dans l’aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb. Beaucoup avaient retiré leurs souliers, marchaient pieds nus, pour courir plus vite ; et des mères à moitié vêtues, sans cesser d’allonger le pas, donnaient le sein à des marmots en larmes. Les faces effarées se tournaient en arrière, les mains hagardes faisaient de grands gestes, comme pour fermer l’horizon, dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte. D’autres, des fermiers, avec tous leurs serviteurs, se jetaient à travers champs, poussaient devant eux les troupeaux lâchés, les moutons, les vaches, les bœufs, les chevaux, qu’on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries. Ceux-là gagnaient les gorges, les hauts plateaux, les forêts désertes, soulevant la poussière des grandes migrations, lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants. Ils allaient vivre sous la tente, dans quelque cirque de rochers solitaires, si loin de tout chemin, que pas un soldat ennemi n’oserait s’y hasarder. Et les fumées volantes qui les enveloppaient, se perdaient derrière les bouquets de sapins, avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail, tandis que, sur la route, le flot des voitures et des piétons passait toujours, gênant la marche des troupes, si compact aux approches de Belfort, d’un tel courant irrésistible de torrent élargi, que des haltes, à plusieurs reprises, devinrent nécessaires.
Alors, ce fut pendant une de ces courtes haltes que Maurice assista à une scène, dont le souvenir lui resta comme celui d’un soufflet, reçu en plein visage.
Au bord du chemin, se trouvait une maison isolée, la demeure de quelque paysan pauvre, dont le maigre bien s’étendait derrière. Celui-là n’avait pas voulu quitter son champ, attaché au sol par des racines trop profondes ; et il restait, ne pouvant s’éloigner, sans laisser là des lambeaux de sa chair. On l’apercevait dans une salle basse, écrasé sur un banc, regardant d’un œil vide défiler ces soldats, dont la retraite allait livrer son blé mûr à l’ennemi. Debout à son côté, sa femme, jeune encore, tenait un enfant, tandis qu’un autre se pendait à ses jupes ; et tous les trois se lamentaient. Mais, tout d’un coup, dans le cadre de la porte violemment ouverte, parut la grand-mère, une très vieille femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils à des cordes noueuses, qu’elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, échappés de son bonnet, s’envolaient autour de sa tête décharnée, et sa rage était si grande, que les paroles qu’elle criait, s’étranglaient dans sa gorge, indistinctes.
D’abord, les soldats s’étaient mis à rire. Elle avait une bonne tête, la vieille folle ! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille criait :
– Canailles ! brigands ! lâches ! lâches !
D’une voix de plus en plus perçante, elle leur crachait l’insulte de lâcheté, à toute volée. Et les rires cessèrent, un grand froid avait passé dans les rangs. Les hommes baissaient la tête, regardaient ailleurs.
– Lâches ! lâches ! lâches !
Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d’une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras de l’ouest à l’est, d’un tel geste immense, qu’il semblait emplir le ciel
– Lâches, le Rhin n’est pas là… Le Rhin est là-bas, lâches, lâches !
Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, à ce moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci étaient pleins de grosses larmes. Il en eut un saisissement, son malheur en fut accru, à l’idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l’injure, qu’on ne méritait pas et qu’il fallait subir. Tout s’effondrait dans sa pauvre tête endolorie, jamais, il ne put se rappeler comment il avait achevé l’étape.
Le 7e corps avait employé la journée entière, pour franchir les vingt-trois kilomètres qui séparent Dannemarie de Belfort ; et de nouveau la nuit tombait, il était très tard, lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place, à l’endroit même d’où elles étaient parties, quatre jours auparavant, pour marcher à l’ennemi. Malgré l’heure avancée et la fatigue extrême, les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe. Depuis le départ, c’était enfin la première fois qu’ils avalaient quelque chose de chaud. Et, autour des feux, sous la nuit fraîche, les nez s’enfonçaient dans les écuelles, des grognements d’aise commençaient à s’élever, lorsqu’une rumeur qui courait, stupéfia le camp. Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup : les Prussiens n’avaient point passé le Rhin à Markolsheim, et il n’y avait plus un seul Prussien à Huningue. Le passage du Rhin à Markolsheim, le pont de bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques, tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar, une hallucination inexpliquée du sous-préfet de Schelestadt. Et quant au corps d’armée qui menaçait Huningue, le fameux corps d’armée de la Forêt-Noire, devant lequel tremblait l’Alsace, il n’était composé que d’un infime détachement wurtembergeois, deux bataillons et un escadron, dont la tactique habile, les marches, les contremarches répétées, les apparitions imprévues et soudaines, avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes. Dire que, le matin encore, on avait failli faire sauter le viaduc de Dannemarie ! Vingt lieues d’une riche contrée venaient d’être ravagées, sans raison aucune, par la plus imbécile des paniques ; et, au souvenir de ce qu’ils avaient vu dans cette journée lamentable, les habitants fuyant affolés, poussant leurs bestiaux vers la montagne, le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville, parmi le troupeau des enfants et des femmes, les soldats se fâchaient, s’exclamaient, au milieu de ricanements exaspérés.
– Ah ! non, elle est trop drôle ! bégayait Loubet, la bouche pleine, en agitant sa cuiller. Comment ! c’est là l’ennemi qu’on nous menait combattre ? Il n’y avait personne !… Douze lieues en avant, douze lieues en arrière, et pas un chat devant nous ! Tout ça pour rien, pour le plaisir d’avoir eu peur !
Chouteau, qui torchait bruyamment l’écuelle, gueula alors contre les généraux, sans les nommer.
– Hein ? les cochons ! sont-ils assez crétins ! De fameux lièvres qu’on nous a donnés là ! S’ils se sont cavalés ainsi, quand il n’y avait personne, hein ? auraient-ils pris leurs jambes à leur cou, s’ils s’étaient trouvés en face d’une vraie armée !
On avait jeté une nouvelle brassée de bois dans le feu, pour la joie claire de la grande flamme qui montait, et Lapoulle, en train de se chauffer béatement les jambes, éclatait d’un rire idiot, sans comprendre, lorsque Jean, après avoir commencé par faire la sourde oreille, se permit de dire, paternellement :
– Taisez-vous donc !… Si l’on vous entendait, ça pourrait mal tourner.
Lui-même, dans son simple bon sens, était outré de la bêtise des chefs. Mais il fallait bien les faire respecter ; et, comme Chouteau grognait encore, il lui coupa la parole.
– Taisez-vous !… Voici le lieutenant, adressez-vous à lui, si vous avez des observations à faire.
Maurice, assis silencieusement à l’écart, avait baissé la tête. Ah ! c’était bien la fin de tout ! À peine avait-on commencé, et c’était fini. Cette indiscipline, cette révolte des hommes, au premier revers, faisaient déjà de l’armée une b***e sans liens aucuns, démoralisée, mûre pour toutes les catastrophes. Là, sous Belfort, eux n’avaient pas vu un Prussien, et ils étaient battus.
Les jours qui suivirent, furent, dans leur monotonie, frissonnants d’attente et de malaise. Pour occuper ses troupes, le général Douay les fit travailler aux ouvrages de défense de la place, fort incomplets. On remuait la terre avec rage, on tranchait le roc. Et pas une nouvelle ! Où était l’armée de Mac-Mahon ? que faisait-on sous Metz ? Les rumeurs les plus extravagantes circulèrent, à peine quelques journaux de Paris venaient-ils augmenter par leurs contradictions les ténèbres anxieuses où l’on se débattait. Deux fois, le général avait écrit, demandé des ordres, sans même recevoir de réponse. Cependant, le 12 août enfin, le 7e corps se compléta par l’arrivée de la troisième division, qui débarquait d’Italie ; mais il n’y avait toujours là que deux divisions, car la première, battue à Frœschwiller, s’était trouvée emportée dans la déroute, sans qu’on sût encore à cette heure où le courant l’avait jetée. Puis, après une semaine de cet abandon, de cette séparation totale d’avec le reste de la France, un télégramme apporta l’ordre du départ. Ce fut une grande joie, on préférait tout à cette vie murée qu’on menait. Et, pendant les préparatifs, les suppositions recommencèrent, personne ne savait où l’on se rendait : les uns disaient qu’on allait défendre Strasbourg, tandis que d’autres parlaient même d’une pointe hardie dans la Forêt-Noire, pour couper la ligne de retraite des Prussiens.
Dès le lendemain matin, le 106e partit un des premiers, entassé dans des wagons à bestiaux. Le wagon où se trouvait l’escouade de Jean, fut particulièrement empli, à ce point que Loubet prétendait qu’il n’avait pas la place pour éternuer. Comme les distributions, une fois de plus, venaient d’avoir lieu dans le plus grand désordre, les soldats ayant reçu en eau-de-vie ce qu’ils auraient dû recevoir en vivres, presque tous étaient ivres, d’une ivresse violente et hurlante, qui se répandait en chansons obscènes. Le train roulait, on ne se voyait plus dans le wagon, que la fumée des pipes noyait d’un brouillard ; il y régnait une insupportable chaleur, la fermentation de ces corps empilés ; tandis que, de la voiture noire et fuyante, sortaient des vociférations, dominant le grondement des roues, allant s’éteindre au loin, dans les mornes campagnes. Et ce fut seulement à Langres que les troupes comprirent qu’on les ramenait vers Paris.
– Ah ! nom de Dieu ! répétait Chouteau, qui régnait déjà dans son coin, en maître indiscuté, par sa toute-puissance de beau parleur, c’est bien sûr qu’on va nous aligner à Charentonneau, pour empêcher Bismarck d’aller coucher aux Tuileries.
Les autres se tordaient, trouvaient ça très farce, sans savoir pourquoi. D’ailleurs, les moindres incidents du voyage soulevaient des huées, des cris et des rires assourdissants : les paysans plantés sur le bord de la voie, les groupes de gens anxieux qui attendaient le passage des trains, aux petites stations, avec l’espoir d’obtenir des nouvelles, toute cette France effarée et frissonnante devant l’invasion. Et les populations accourues ne recevaient ainsi au visage, dans le coup de vent de la locomotive et la vision rapide du train, noyé de vapeur et de bruit, que le hurlement de toute cette chair à canon, charriée à grande vitesse. Cependant, dans une gare où l’on s’arrêta, trois dames bien mises, des bourgeoises riches de la ville, qui distribuaient aux soldats des tasses de bouillon, eurent un vrai succès. Les hommes pleuraient, en les remerciant et en leur baisant les mains.
Mais, plus loin, les abominables chansons, les cris sauvages recommencèrent. Et il arriva ainsi, un peu après Chaumont, que le train en croisa un autre, chargé d’artilleurs, que l’on devait conduire à Metz. La marche venait d’être ralentie, les soldats des deux trains fraternisèrent dans une effroyable clameur. Du reste, ce furent les artilleurs, plus ivres sans doute, debout, les poings hors des wagons, qui l’emportèrent, en jetant ce cri, avec une telle violence désespérée, qu’il couvrait tout :