– À la boucherie ! à la boucherie ! à la boucherie !
Il sembla qu’un grand froid, un vent glacial de charnier passait. Il se fit un brusque silence, dans lequel on entendit le ricanement de Loubet.
– Pas gais, les camarades !
– Mais ils ont raison, reprit Chouteau, de sa voix d’orateur de cabaret, c’est dégoûtant d’envoyer un tas de braves garçons se faire casser la gueule, pour de sales histoires dont ils ne savent pas le premier mot.
Et il continua. C’était le pervertisseur, le mauvais ouvrier de Montmartre, le peintre en bâtiments flâneur et noceur, ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques, mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d’égalité et de liberté. Il savait tout, il endoctrinait les camarades, surtout Lapoulle, dont il avait promis de faire un gaillard.
– Hein ? vieux, c’est bien simple !… Si Badinguet et Bismarck ont une dispute, qu’ils règlent ça entre eux, à coups de poing, sans déranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent seulement pas et qui n’ont pas envie de se battre.
Tout le wagon riait, amusé, conquis, et Lapoulle, sans savoir qui était Badinguet, incapable de dire même s’il se battait pour un empereur ou pour un roi, répétait, de son air de colosse enfant :
– Bien sûr, à coups de poing, et on trinque après !
Mais Chouteau avait tourné la tête vers Pache, qu’il entreprenait à son tour.
– C’est comme toi qui crois au bon Dieu… Il a défendu de se battre, ton bon Dieu. Alors, espèce de serin, pourquoi es-tu ici ?
– Dame ! répondit Pache interloqué, je n’y suis pas pour mon plaisir… Seulement, les gendarmes…
– Les gendarmes ! ah, ouiche ! on s’en fout, des gendarmes !… Vous ne savez pas, vous tous, ce que nous ferions, si nous étions de bons bougres ?… Tout à l’heure, quand on nous débarquera, nous filerions, oui ! nous filerions tranquillement, en laissant ce gros cochon de Badinguet et toute sa clique de généraux de quatre sous se débarbouiller comme ils l’entendraient avec leurs sales Prussiens !
Des bravos éclatèrent, la perversion agissait, et Chouteau alors triompha, en sortant ses théories, où roulaient dans un flot trouble la République, les droits de l’homme, la pourriture de l’Empire qu’il fallait jeter bas, la trahison de tous les chefs qui les commandaient, vendus chacun pour un million, ainsi que cela était prouvé. Lui se proclamait révolutionnaire, les autres ne savaient seulement pas s’ils étaient républicains, ni même de quelle façon on pouvait l’être, excepté Loubet, le fricoteur, qui, lui aussi, connaissait son opinion, n’ayant jamais été que pour la soupe ; mais, tous, entraînés, n’en criaient pas moins contre l’empereur, les officiers, la sacrée boutique qu’ils lâcheraient, et raide ! au premier embêtement. Et, soufflant sur leur ivresse montante, Chouteau guettait de l’œil Maurice, le monsieur, qu’il égayait, qu’il était fier d’avoir avec lui ; si bien que, pour le passionner à son tour, il eut l’idée de tomber sur Jean, immobile et comme endormi jusque-là, au milieu du vacarme, les yeux demi-clos. Depuis la dure leçon donnée par le caporal à l’engagé volontaire, qu’il avait forcé à reprendre son fusil, si celui-ci gardait quelque rancune contre son chef, c’était bien le cas de jeter les deux hommes l’un sur l’autre.
– C’est comme j’en connais qui ont parlé de nous faire fusiller, reprit Chouteau menaçant. Des salauds qui nous traitent pire que des bêtes, qui ne comprennent pas que, lorsqu’on a assez du sac et du flingot, aïe donc ! on foute tout ça dans les champs, pour voir s’il en poussera d’autres !… Hein ? les camarades, qu’est-ce qu’ils diraient, ceux-là, si, à cette heure que nous les tenons dans un petit coin, nous les jetions à leur tour sur la voie ?… Ça y est-il, hein ? faut un exemple, pour qu’on ne nous embête plus avec cette sale guerre ! À mort les punaises à Badinguet ! à mort les salauds qui veulent qu’on se batte !
Jean était devenu très rouge, sous le flot du sang de colère qui parfois lui montait au visage, dans ses rares coups de passion. Bien qu’il fût serré par ses voisins comme dans un étau vivant, il se leva, avança ses poings tendus et sa face enflammée, d’un air si terrible, que l’autre blêmit.
– Tonnerre de Dieu ! veux-tu te taire à la fin, cochon !… Voilà des heures que je ne dis rien, puisqu’il n’y a plus de chefs et que je ne puis seulement, pas vous faire coller au bloc. Bien sûr, oui ! j’aurais rendu un fier service au régiment, en le débarrassant d’une fichue crapule de ton espèce… Mais écoute, du moment où les punitions sont de la blague, c’est à moi que tu auras affaire. Il n’y a plus de caporal, il y a un bon bougre que tu embêtes et qui va te fermer le bec… Ah ! sacré lâche, tu ne veux pas te battre et tu cherches à empêcher les autres de se battre ! Répète un peu voir, que je cogne !
Déjà, tout le wagon, retourné, soulevé par la belle crânerie de Jean, abandonnait Chouteau, qui bégayait, reculant devant les gros poings de son adversaire.
– Et je me fiche de Badinguet, comme de toi, entends-tu ?… Moi, la politique, la République ou l’Empire, je m’en suis toujours fichu ; et, aujourd’hui comme autrefois, lorsque je cultivais mon champ, je n’ai jamais désiré qu’une chose, c’est le bonheur de tous, le bon ordre, les bonnes affaires… Certainement que ça embête tout le monde, de se battre. Mais ça n’empêche qu’on devrait les coller au mur, les canailles qui viennent vous décourager, quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement. Nom de Dieu ! les amis, votre sang ne fait donc pas qu’un tour, lorsqu’on vous dit que les Prussiens sont chez vous et qu’il faut les foutre dehors !
Alors, avec cette facilité des foules à changer de passion, les soldats acclamèrent le caporal, qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre. Bravo, le caporal ! on allait vite régler son affaire à Bismarck !
Et, au milieu de la sauvage ovation, Jean, calmé, dit poliment à Maurice, comme s’il ne se fût pas adressé à un de ses hommes :
– Monsieur, vous ne pouvez pas être avec les lâches… Allez, nous ne sommes pas encore battus, c’est nous qui finirons bien par les rosser un jour, les Prussiens !
À cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu’au cœur. Il restait troublé, humilié. Quoi ? cet homme n’était donc pas qu’un rustre ? Et il se rappelait l’affreuse haine dont il avait brûlé, en ramassant son fusil, jeté dans une minute d’inconscience. Mais il se rappelait aussi son saisissement, à la vue des deux grosses larmes du caporal, lorsque la vieille grand-mère, ses cheveux gris au vent, les insultait, en montrant le Rhin, là-bas, derrière l’horizon. Était-ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs, subies ensemble, qui emportait ainsi sa rancune ? Lui, de famille bonapartiste n’avait jamais rêvé la République qu’à l’état théorique ; et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l’empereur, il était pour la guerre, la vie même des peuples. Tout d’un coup, l’espoir lui revenait, dans une de ces sautes d’imagination qui lui étaient familières ; tandis que l’enthousiasme qui l’avait, un soir, poussé à s’engager, battait de nouveau en lui gonflant son cœur d’une certitude de victoire.
– Mais c’est certain, caporal, dit-il gaiement, nous les rosserons !
Le wagon roulait, roulait toujours, emportant sa charge d’hommes, dans l’épaisse fumée des pipes et l’étouffante chaleur des corps entassés, jetant aux stations anxieuses qu’on traversait, aux paysans hagards, plantés le long des haies, ses obscènes chansons en une clameur d’ivresse. Le 20 août on était à Paris, à la gare de Pantin, et le soir même on repartait, on débarquait le lendemain à Reims, en route pour le camp de Châlons.