CHAPITRE XII
Combat de nuitJe suis trop homme d’honneur pour n’avertir pas le lecteur bénévole, que, s’il est scandalisé de toutes les badineries qu’il a vues jusqu’ici dans ce livre, il fera fort bien de n’en lire pas davantage ; car en conscience il n’y verra pas d’autres choses, quand le livre serait aussi gros que le Cyrus ; et si, par ce qu’il a déjà vu, il a de la peine à se douter de ce qu’il verra, peut-être que j’en suis logé là aussi bien que lui ; qu’un chapitre attire l’autre ; et que je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le cou de leurs chevaux, et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être aussi que j’ai un dessein arrêté ; et que, sans remplir mon livre d’exemples à imiter, par des peintures d’actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, j’instruirai en divertissant, de la même façon qu’un ivrogne donne de l’aversion pour son vice, et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivresse. Finissons la moralité, et reprenons nos comédiens que nous avons laissés dans l’hôtellerie. Aussitôt que leur chambre fut débarrassée, et que Ragotin eut emmené la Rancune, le portier qu’ils avaient laissé à Tours entra dans l’hôtellerie, conduisant un cheval chargé de bagage. Il se mit à table avec eux ; et par sa relation, et par ce qu’ils apprirent les uns des autres, on sut de quelle façon l’intendant de la province ne leur avait point pu faire de mal, ayant lui-même eu bien de la peine à se tirer des mains du peuple, lui et ses fusiliers. Destin conta à ses camarades de quelle façon il s’était sauvé avec son habit à la turque, avec lequel il pensait représenter le Soliman de Mairet ; et qu’ayant appris que la peste était à Alençon, il était venu au Mans avec la Caverne et la Rancune, dans l’équipage que l’on a pu voir au commencement de ces très véritables et très peu héroïques aventures. Mademoiselle de l’Étoile leur apprit aussi les assistances qu’elle avait reçues d’une dame de Tours, dont le nom n’est pas venu à ma connaissance ; et comme par son moyen elle avait été conduite jusqu’à un village proche de Bonnestable, où elle s’était démis un pied en tombant de cheval. Elle ajouta qu’ayant appris que la troupe était au Mans, elle s’y était fait porter dans la litière de la dame du village, qui la lui avait libéralement prêtée. Après le souper, Destin demeura seul dans la chambre des dames. La Caverne l’aimait comme son propre fils ; mademoiselle de l’Étoile ne lui était pas moins chère ; et Angélique, sa fille et son unique héritière, aimait Destin et la l’Étoile comme son frère et sa sœur. Elle ne savait pas encore au vrai ce qu’ils étaient, et pourquoi ils faisaient la comédie : mais elle avait bien reconnu, quoiqu’ils s’appelassent frère et sœur, qu’ils étaient plus grands amis que proches parents ; que Destin vivait avec la l’Étoile dans le plus grand respect du monde ; qu’elle était fort sage, et que si Destin avait bien de l’esprit et faisait voir qu’il avait été bien élevé, mademoiselle de l’Étoile paraissait plutôt fille de condition qu’une comédienne de campagne. Si Destin et la l’Étoile étaient aimés de la Caverne et de sa fille, ils s’en rendaient dignes par une amitié réciproque qu’ils avaient pour elles ; et ils n’y avaient pas beaucoup de peine, puisqu’elles méritaient d’être aimées autant que comédiennes de France, quoique par malheur, plutôt que faute de mérite, elles n’eussent jamais eu l’honneur de monter sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne ou du Marais, qui sont l’un et l’autre le non plus ultra des comédiens. Ceux qui n’entendront pas ces trois petits mots latins (auxquels je n’ai pu refuser place ici tant ils se sont présentés à propos), se les feront expliquer s’il leur plaît. Pour finir la digression, Destin et la l’Étoile ne se cachèrent point des deux comédiennes, pour se caresser après une longue absence. Ils s’exprimèrent le mieux qu’ils purent les inquiétudes qu’ils avaient eues l’un pour l’autre. Destin apprit à mademoiselle de l’Étoile, qu’il croyait avoir vu la dernière fois qu’ils avaient représenté à Tours leur ancien persécuteur ; qu’il l’avait discerné dans la foule de leurs auditeurs, quoiqu’il se cachât le visage de son manteau ; et que pour cette raison-là il s’était mis un emplâtre sur le visage à la sortie de Tours, pour se rendre méconnaissable à son ennemi, ne se trouvant pas alors en état de s’en défendre s’il en était attaqué la force à la main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de brancards qu’ils avaient trouvés en allant au-devant d’elle, et qu’il se trompait fort, si leur même ennemi n’était un homme inconnu qui avait exactement visité les brancards, comme l’on a pu voir dans le septième chapitre. Tandis que Destin parlait, la pauvre l’Étoile ne put s’empêcher de répandre quelques larmes. Destin en fut extrêmement touché, et, après l’avoir consolée le mieux qu’il put, il ajouta que, si elle voulait lui permettre d’apporter autant de soin à chercher leur ennemi commun, qu’il en avait eu jusqu’alors à l’éviter, elle se verrait bientôt délivrée de ses persécutions ou qu’il y perdrait la vie. Ces dernières paroles l’affligèrent encore davantage ; Destin n’eut pas l’esprit assez fort pour ne s’affliger pas aussi ; et la Caverne et sa fille, très compatissantes de leur naturel, s’affligèrent par complaisance ou par contagion ; je crois même qu’elles en pleurèrent. Je ne sais si Destin pleura, mais je sais bien que les comédiennes et lui furent assez longtemps à ne se rien dire, et cependant pleura qui voulut. Enfin, la Caverne finit la pause que les larmes avaient fait faire, et reprocha à Destin et à la l’Étoile, que depuis le temps qu’ils étaient ensemble, ils avaient pu reconnaître jusqu’à quel point elle était de leurs amies ; et cependant qu’ils avaient eu si peu de confiance en elle et en sa fille, qu’elles ignoraient encore leur véritable condition. Et elle ajouta qu’elle avait été assez persécutée en sa vie pour conseiller des malheureux, tels qu’ils paraissaient l’être. À quoi Destin répondit que ce n’était point par défiance qu’ils ne s’étaient pas encore découverts à elle ; mais qu’il avait cru que le récit de leurs malheurs ne pouvait être que fort ennuyeux. Il lui offrit après cela de l’en entretenir quand elle voudrait, et quand elle aurait quelque temps à perdre. La Caverne ne différa pas davantage à satisfaire sa curiosité ; et sa fille, qui souhaitait ardemment la même chose, s’étant assise auprès d’elle, sur le lit de la l’Étoile, Destin allait commencer son histoire, quand ils entendirent une grande rumeur dans la chambre voisine. Destin prêta l’oreille quelque temps, mais le bruit et la noise, au lieu de cesser, augmentèrent, et même on cria au meurtre ! à l’aide ! on m’assassine ! Destin en trois sauts fut hors de la chambre, aux dépens de son pourpoint que lui déchirèrent la Caverne et sa fille en voulant le retenir. Il entra dans la chambre d’où venait la rumeur, où il ne vit goutte, et où les coups de poing, les soufflets, et plusieurs voix confuses d’hommes et de femmes qui s’entrebattaient, mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus qui trépignaient dans la chambre, faisaient une rumeur épouvantable. Il se mêla imprudemment parmi les combattants, et reçut d’abord un coup de poing d’un côté, et un soufflet de l’autre. Cela lui changea la bonne intention qu’il avait de séparer ces lutins, en un v*****t désir de se venger ; il se mit à jouer des mains, et fit un moulinet de ses deux bras, qui maltraita plus d’une mâchoire, comme il parut depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura encore assez longtemps pour lui faire recevoir une vingtaine de coups, et en donner deux fois autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la jambe ; il y porta les mains, et, rencontrant quelque chose de pelu, il crut être mordu d’un chien : mais la Caverne et sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le feu Saint-Elme après une tempête, virent Destin et lui firent voir qu’il était au milieu de sept personnes en chemise, qui se maltraitaient l’une l’autre très cruellement, et qui se décramponnèrent d’elles-mêmes aussitôt que la lumière parut. Le calme ne fut pas de longue durée. L’hôte qui était un de ces sept pénitents blancs, se reprit avec le poète ; l’Olive, qui en était aussi, fut attaqué par le valet de l’hôte, autre pénitent. Destin les voulut séparer : mais l’hôtesse, qui était la bête qui l’avait mordu, et qu’il avait prise pour un chien, à cause qu’elle avait la tête nue et les cheveux courts, lui sauta aux yeux, assistée de deux servantes aussi nues et aussi décoiffées qu’elle. Les cris recommencèrent ; les soufflets et les coups de poing sonnèrent de plus belle, et la mêlée s’échauffa encore plus qu’elle n’avait fait. Enfin plusieurs personnes, qui s’étaient éveillées à ce bruit, entrèrent dans le champ de bataille, séparèrent les combattants, et furent cause de la seconde suspension d’armes. Il fut question de savoir le sujet de la querelle, et qu’était le différend qui avait assemblé sept personnes nues dans une même chambre. L’Olive, qui paraissait le moins ému, dit que le poète était sorti de la chambre, et qu’il l’avait vu revenir plus vite que le pas, suivi de l’hôte qui le voulait battre ; que la femme de l’hôte avait suivi son mari, et s’était jetée sur le poète ; qu’ayant voulu les séparer, un valet et deux servantes s’étaient jetés sur lui, et que la lumière, qui s’était éteinte là-dessus, était cause que l’on s’était battu plus longtemps qu’on n’eût fait. Ce fut au poète à plaider sa cause ; il dit qu’il avait fait les deux plus belles stances que l’on eût jamais vues depuis que l’on en fait, et que, de peur de les perdre, il avait été demander de la chandelle aux servantes de l’hôtellerie, qui s’étaient moquées de lui ; que l’hôte l’avait appelé danseur de corde, et que, pour ne pas demeurer sans repartie, il l’avait appelé cocu. Il n’eut pas plus tôt lâché le mot, que l’hôte, qui était en mesure, lui appliqua un soufflet. On eût dit qu’ils s’étaient concertés ensemble ; car, tout aussitôt que le soufflet fut donné, la femme de l’hôte, son valet et ses servantes se jetèrent sur les comédiens, qui les reçurent à beaux coups de poing. Cette dernière rencontre fut plus rude et dura plus longtemps que les autres. Destin, s’étant acharné sur une grosse servante qu’il avait troussée, lui donna plus de cent claques sur les fesses. L’Olive, qui vit que cela faisait rire la compagnie, en fit autant à une autre. L’hôte était occupé par le poète ; et l’hôtesse, qui était la plus furieuse, avait été saisie par quelques-uns des spectateurs, dont elle se mit en si grande colère, qu’elle cria aux voleurs. Ses cris éveillèrent la Rappinière, qui logeait vis-à-vis de l’hôtellerie. Il en fit ouvrir les portes ; et croyant, sur le bruit qu’il avait entendu, qu’il y avait pour le moins sept ou huit personnes sur le carreau, il fit cesser les coups au nom du roi ; et, ayant appris la cause de tout le désordre, il exhorta le poète à ne plus faire de vers la nuit, et pensa battre l’hôte et l’hôtesse, parce qu’ils dirent cent injures aux pauvres comédiens, les appelant bateleurs et baladins, et jurant de les faire déloger le lendemain. Mais la Rappinière, à qui l’hôte devait de l’argent, le menaça de le faire exécuter, et par cette menace lui ferma la bouche. La Rappinière s’en retourna chez lui, les autres s’en furent dans leur chambre, et Destin dans celle des comédiennes, où la Caverne le pria de ne pas différer davantage de lui apprendre ses aventures et celles de sa sœur. Il leur dit qu’il ne demandait pas mieux, et commença son histoire de la façon que vous l’allez voir dans le chapitre suivant.