Prologue
ABIGAIL
« Je vais la tuer maintenant—» Paul Grimsby arma son pistolet, un bruit qui me fit sursauter. « —ou tu peux la sauver. A toi de décider. »
Il avait le regard d’un homme avec qui on ne badine pas. Grand et sec, on aurait cru qu’on l’avait étiré sur un instrument de torture du Moyen-Âge. Ses cheveux bouclés étaient enduits de gomina et la coupe de son costume était à la dernière mode. Mais il n’avait rien d’un gentleman. Surtout alors qu’il pointait une arme en direction de mon amie.
Je regardai par-dessus mon épaule, vers l’un des sbires de Mr Grimsby, gros et stupide, qui bloquait la seule issue de la pièce.
« Que… que me voulez-vous exactement ? »
La peur avait rendu ma voix perçante. De la sueur glissait entre mes seins. Je me frottai nerveusement les mains et mes genoux tremblaient littéralement. On ne m’avait pas invitée en la demeure de Mr Grimsby, l’homme m’y avait accompagnée, ainsi qu’un autre de ses laquais qui avait disparu quelque part dans la grande bâtisse. Le pensionnat que je fréquentais à Butte n’était qu’à quelques rues, mais le trajet m’avait paru interminable. J’avais passé la matinée à trouver un moyen de leur échapper ; nous descendions une rue passante. Crier qu’on m’enlevait était en tête de liste. Mais les deux hommes de main avaient été très clairs si j’esquissais le moindre geste vers quiconque dans la rue, ma camarade de classe Tennessee Bennett mourrait.
Je me souvenais de notre première rencontre, nous avions devisé sur son prénom plutôt original. Elle avait dit que ses parents les avaient nommées, elle et ses sœurs, selon plusieurs Etats. Georgia et Virginia passaient, mais Tennessee était un vrai fardeau.
« De l’argent bien entendu, » répondit-il d’une voix égale. Une horloge posée sur le manteau de la cheminée égrenait les heures. La pièce semblait civilisée, mais la conversation en était très loin.
Il semblait que Mr Grimsby soit déterminé. A tuer Tennessee. Il avait froidement assassiné son père venu lui rendre visite pour la cérémonie de remise des diplômes et pour la ramener dans le Dakota du Nord. Mr Grimsby ne montrait ni remords ni conscience. Je jetai un œil à Tennessee assise bien droite dans un fauteuil à haut dossier, son teint d’ordinaire éclatant maintenant livide. Elle me regarda avec de grands yeux implorants, des larmes coulant sur ses joues. Elle s’était fourrée dans ce pétrin et m’y avait attirée malgré moi. En quête d’un prétendant, elle avait cédé aux avances de Mr Grimsby, l’un des plus riches et prospères hommes d’affaires de la ville. Non seulement il était riche et séduisant—selon ses propres termes, je le trouvais quant à moi antipathique—mais il était également célibataire.
Attirée par l’argent ou l’amour, elle voulait mettre la main sur un riche époux mais avait menti à Mr Grimsby sur la situation et fortune de sa famille depuis le début. Elle n’était pas une héritière des chemins de fer, comme elle l’avait dit, seulement la deuxième fille d’un banquier de Fargo. Cet écran de fumée était pourtant innocent, et plusieurs jeunes filles y avaient eu recours à travers les âges pour progresser sur l’échelle sociale, mais il semblait que Mr Grimsby ait plus désiré la prétendue fortune de Tennessee que la jeune femme elle-même. Il n’était pas aussi riche qu’il paraissait, cela dit. S’il n’avait pas dérangé, ils auraient formé un joli couple. Mais quand la vérité avait éclaté sur la parjure de Tennessee, il était devenu enragé ; le cadavre de son père et son œil tuméfié en étaient la preuve.
Ainsi que l’arme pointée sur sa tempe.
« Je n’ai pas d’argent, répondis-je en me léchant les lèvres.
— Tu ne ressembles à rien, mais tu as de l’argent. »
Les yeux de Mr Grimsby glissèrent sur ma joue avec une expression proche du dégout, et il se mit à trembler de rage. J’avais l’habitude qu’on me taquine sur ma cicatrice, mais j’étais ravie qu’il ne lui ait pas trouvé le même attrait que pour Tennessee. Elle était belle, équilibrée et avait bon cœur. « Je connais ton histoire, je connais ton frère. Tu n’as peut-être pas d’argent sur toi, mais il possède l’un des plus grands ranches du territoire »
J’étais surprise qu’il ne me force pas à l’épouser à la place. S’il voulait de l’argent à tout prix, il passerait outre ma cicatrice. Mais non. Il tenait trop aux apparences et voulait une belle mariée. Tennessee. Pas moi. Pour une fois, j’étais contente d’être défigurée.
« Des terres et du bétail. C’est tout ce qu’il a, répondis-je. Je ne vais pas vous ramener une vache. »
Je me mordis la lèvre, sachant que ce n’était pas la meilleure chose à dire, car il retira l’arme de la tête de Tennessee et s’avança vers moi pour me saisir le bras. Je tressaillis et criai dans sa cruelle étreinte.
« Je ne veux pas d’une p****n de vache, siffla-t-il en postillonnant. Je veux de l’argent ou quelque chose à vendre contre de l’argent.
— Très bien, » répondis-je. Que pouvais-je dire d’autre ? Il avait tué le père de Tennessee pour la punir de ses mensonges. Qu’est-ce-qui l’empêchait de braquer l’arme contre ma tempe et d’en presser la détente ? « Je… je vais vous ramener quelque chose à vendre. »
Il me relâcha, essuya sa bouche du revers de sa main tenant l’arme.
« Tu as une semaine. » Il se retourna et désigna Tennessee qui pleurait pour de bon.
« Une semaine. Après quoi je la tue. »
J’acquiesçai, mon cœur battant à tout rompre. J’allais rentrer chez moi maintenant que j’avais obtenu mon diplôme. Je me demandais comment j’allais pouvoir revenir, mais je m’en inquiéterais plus tard.
« Si tu ne reviens pas, mes hommes te retrouveront. » Il agita le pistolet sous mes yeux, qui en fixèrent le métal brillant.
Je fis un pas en arrière. Il ne fit rien, alors j’essayai un second, puis un autre, de peur de me retourner. Tennessee pleurait toujours.
« Ne me laisse pas ! » cria-t-elle, tendant la main vers moi.
Cela me déchirait de la laisser, mais si je voulais revenir la sauver, je devais partir. J’entendis s’ouvrir la porte derrière moi, et alors seulement, je me retournai. L’homme de main me tint la porte et m’escorta dans la rue, suivie par les sanglots de mon amie. Je devais l’aider. Je devais rentrer chez moi et rapporter quelque chose pour apaiser Mr Grimsby. Quelque chose qui ne ferait pas défaut à James. Sinon, elle mourrait. Et si je ne revenais pas dans la semaine, il s’en prendrait à mon frère. Je l’avais sauvé quand j’étais enfant, je ne pouvais pas le laisser mourir maintenant.