III Les trois Philippe

2947 Words
III Les trois PhilippeL’unique fenêtre de la salle basse du cabaret de la Pomme-d’Adam donnait sur une sorte de glacis planté de hêtres, qui aboutissait aux douves de Caylus. Un chemin charretier traversait le bois et aboutissait à un pont de planches jeté sur les fossés, qui étaient très-profonds et très-larges. Ils faisaient le tour du château de trois côtés, et s’ouvraient sur le vide au-dessus du Hachaz. Depuis qu’on avait abattu les murs destinés à retenir l’eau, le dessèchement s’était opéré de lui-même, et le sol des douves donnait par année deux magnifiques récoltes de foin destiné aux écuries du maître. La seconde récolte venait d’être coupée. De l’endroit où se tenaient nos huit estafiers, on pouvait voir les faneurs qui mettaient le foin en bottes sous le pont. À part l’eau qui manquait, les douves étaient restées intactes. Leur bord intérieur se relevait en pente roide jusqu’au glacis. Il n’y avait qu’une seule brèche, pratiquée pour donner passage aux charrettes de foin. Elle aboutissait à ce chemin qui passait devant la fenêtre du cabaret. Du rez-de-chaussée du château au fond de la douve, le rempart était percé de nombreuses meurtrières ; mais il n’y avait qu’une ouverture capable de donner passage à une créature humaine : c’était une fenêtre basse située juste sous le pont fixe qui avait remplacé depuis longtemps le pont-levis. Cette fenêtre était fermée d’une grille et de forts contrevents. Elle donnait de l’air et du jour à l’étuve de Caylus, grande salle souterraine qui gardait des restes de magnificence. On sait que le moyen âge, dans le Midi principalement, avait poussé très-loin le luxe des bains. Trois heures venaient de sonner à l’horloge du donjon. Ce terrible matamore qu’on appelait le beau Lagardère n’était pas là en définitive, et ce n’était pas lui qu’on attendait ; aussi, nos maîtres en fait d’armes, après le premier saisissement passé, reprirent bien vite leur forfanterie. — Eh bien, s’écria Saldagne, je vais te dire une chose, ami Cocardasse. Je donnerais dix pistoles pour le voir, ton chevalier de Lagardère. — L’épée à la main ? demanda le Gascon après avoir bu un large trait et fait claquer sa langue. Eh bien, ce jour-là, mon bon, ajouta-t-il gravement, sois en état de grâce, et mets-toi à la garde de Dieu ! Saldagne posa son feutre de travers. On ne s’était encore distribué aucun horion : c’était merveille. La danse allait peut-être commencer, lorsque Staupitz, qui était à la fenêtre, s’écria : — La paix, enfants ! voici M. de Peyrolles, le factotum du prince de Gonzague. Celui-ci arriva, en effet, par le glacis ; il était à cheval. — Nous avons trop parlé, dit précipitamment Passepoil, et nous n’avons rien dit… Nevers et sa botte secrète valent de l’or, mes compagnons, voilà ce qu’il faut que vous sachiez… Avez-vous envie de faire d’un coup votre fortune ? Pas n’est besoin de dire la réponse des compagnons de Passepoil. Celui-ci poursuivit : — Si vous voulez cela, laissez agir maître Cocardasse et moi… Quoi que nous disions à ce Peyrolles, appuyez-nous. — C’est entendu ! s’écria-t-on en chœur. — Au moins, acheva frère Passepoil en se rasseyant, ceux qui n’auront pas ce soir le cuir troué par l’épée de Nevers pourront faire dire des messes à l’intention des défunts. Peyrolles entrait. Passepoil ôta le premier son bonnet de laine bien révérencieusement. Les autres saluèrent à l’avenant. Peyrolles avait un gros sac d’argent sous le bras. Il le jeta bruyamment sur la table en disant : — Tenez, mes braves, voici votre pâture ! Puis, les comptant de l’œil : — À la bonne heure, reprit-il, nous voilà tous au grand complet !… Je vais vous dire en peu de mots ce que vous avez à faire. — Nous écoutons, mon bon monsieur de Peyrolles, repartit Cocardasse en mettant ses deux coudes sur la table ; eh donc ! Les autres répétèrent : — Nous écoutons. Peyrolles prit une pose d’orateur. — Ce soir, dit-il, vers huit heures, un homme viendra par ce chemin que vous voyez ici, juste sous la fenêtre. Il sera à cheval, il attachera sa monture aux piliers du pont, après avoir franchi la lèvre du fossé… Regardez, là, sous le pont, apercevez-vous une croisée basse, fermée par des contrevents de chêne ?… — Parfaitement, mon bon monsieur de Peyrolles, répondit Cocardasse ; a pa pur !… nous ne sommes pas des aveugles ! — L’homme s’approchera de la fenêtre… — Et à ce moment-là nous l’accosterons ?… — Poliment ! interrompit Peyrolles avec un sourire sinistre ; et votre argent sera gagné. — Capédébiou ! s’écria Cocardasse, ce bon M. de Peyrolles, il a toujours le mot pour rire ! — Est-ce entendu ? — Assurément ; mais vous ne nous quittez pas encore, je suppose ? — Mes bons amis, je suis pressé, dit Peyrolles en faisant déjà un mouvement de retraite. — Comment ! s’écria le Gascon, sans nous dire le nom de celui que nous devons… accoster ? — Ce nom ne vous regarde pas. Cocardasse cligna de l’œil ; tout aussitôt un murmure mécontent s’éleva du groupe des estafiers. Passepoil surtout se déclara formalisé. — Sans même nous avoir appris, poursuivit Cocardasse, quel est l’honnête seigneur pour qui nous allons travailler ? Peyrolles s’arrêta pour le regarder. Son long visage eut une expression d’inquiétude. — Que vous importe ? dit-il, essayant de prendre un ton de hauteur. — Cela nous importe beaucoup, mon bon monsieur de Peyrolles. — Puisque vous êtes bien payés ?… — Peut-être que nous ne nous trouvons pas assez bien payés, mon bon monsieur de Peyrolles. — Qu’est-ce à dire, l’ami ?… Cocardasse se leva ; tous les autres l’imitèrent. — Capédébiou ! mon mignon, dit-il en changeant de ton brusquement, parlons franc… Nous sommes tous ici prévôts d’armes et, par conséquent, gentilshommes… Nos rapières. Et il frappa sur la sienne qu’il n’avait point quittée. — Nos rapières veulent savoir ce qu’elles font ! — Voilà ! ponctua frère Passepoil, qui offrit courtoisement une escabelle au confident de Philippe de Gonzague. Les estafiers approuvèrent chaudement du bonnet. Peyrolles parut hésiter un instant. — Mes braves, dit-il, puisque vous avez si bonne envie de savoir, vous auriez bien pu deviner… À qui appartient ce château ? — À M. le marquis de Caylus, sandiéou ! un bon seigneur chez qui les femmes ne vieillissent pas… à Caylus-Verrous, le château… Après ? — Parbleu ! la belle finesse ! fit bonnement Peyrolles ; vous travaillez pour M. le marquis de Caylus. — Croyez-vous cela, vous autres ? demanda Cocardasse d’un ton insolent. — Non, répondit frère Passepoil. — Non, répéta aussitôt la troupe docile. Un peu de sang vint aux joues creuses de Peyrolles. — Comment, coquins !… s’écria-t-il. — Tout beau ! interrompit le Gascon : mes nobles amis murmurent… prenez garde !… Discutons plutôt avec calme et comme des gens de bonne compagnie… Si je vous comprends bien, voici le fait : M. le marquis de Caylus a appris qu’un gentilhomme beau et bien fait pénétrait de temps en temps, la nuit, dans son château, par une fenêtre basse… Est-ce cela ?… — Oui, fit Peyrolles. — Il sait que mademoiselle Aurore de Caylus, sa fille, aime ce gentilhomme… — C’est rigoureusement vrai, dit encore le factotum. — Selon vous, monsieur de Peyrolles !… Vous expliquez ainsi notre réunion à l’auberge de la Pomme d’Adam… D’autres pourraient trouver l’explication plausible ; mais, moi, j’ai mes raisons pour la trouver mauvaise… Vous n’avez pas dit la vérité, monsieur de Peyrolles. — Par le diable ! s’écria celui-ci, c’est trop d’impudence ! Sa voix fut étouffée par celle des estafiers, qui disaient : — Parle, Cocardasse ! parle, parle ! Le Gascon ne se fit point prier. — D’abord, dit-il, mes amis savent comme moi que ce visiteur de nuit, recommandé à nos épées, n’est pas moins qu’un prince… — Un prince ! fit Peyrolles en haussant les épaules. Cocardasse continua : — Le prince Philippe de Lorraine, duc de Nevers. — Vous en savez plus long que moi, voilà tout ! dit Peyrolles. — Non pas, capédébiou !… ce n’est pas tout !… Il y a encore autre chose… et cette autre chose-là, mes nobles amis ne la savent peut être point… Aurore de Caylus n’est pas la maîtresse de M. de Nevers. — Ah ! ah !… se récria le factotum. — Elle est sa femme ! acheva le Gascon résolument. Peyrolles pâlit et balbutia : — Comment sais-tu cela, toi ?… — Je le sais, voilà qui est certain… Comment je le sais, peu vous importe… Tout à l’heure, je vais vous montrer que j’en sais bien d’autres… Un mariage secret a été célébré, il y a tantôt quatre ans, à la chapelle de Caylus, et, si je suis bien informé, vous et votre noble maître… Il s’interrompit pour ôter son feutre d’un air moqueur, et acheva : — Vous étiez témoins, monsieur de Peyrolles ! Celui-ci ne niait plus. — Où en voulez-vous venir avec tous ces commérages ? demanda-t-il seulement. — À découvrir, répondit le Gascon, le nom de l’illustre patron que nous servons cette nuit. — Nevers a épousé la fille malgré le père, dit Peyrolles ; M. de Caylus se venge… Quoi de plus simple ? — Rien de plus simple, si le bonhomme Verrous savait… mais vous avez été discrets… M. de Caylus ignore tout… Capédébiou ! le vieux matois se garderait bien de faire dépêcher ainsi le plus riche parti de France ! Tout serait arrangé dès longtemps si M. de Nevers avait dit au bonhomme : « Le roi Louis veut me faire épouser mademoiselle de Savoie, sa nièce ; moi, je ne veux pas ; moi, je suis secrètement le mari de votre fille… » Mais la réputation de Caylus-Verrous l’a effrayé, le pauvre prince… Il a craint pour sa femme, qu’il adore… — La conclusion ? interrompit Peyrolles. — La conclusion, c’est que nous ne travaillons pas pour M. de Caylus. — C’est clair ! dit Passepoil. — Comme le jour ! gronda le chœur. — Et pour qui pensez-vous travailler ? — Pour qui ! Ah ! ah ! sandiéou ! pour qui !… Savez-vous l’histoire des trois Philippe ? Non ? Je vais vous la dire en deux mots. Ce sont trois seigneurs de bonne maison, capédébiou ! L’un est Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, votre maître, monsieur de Peyrolles, une altesse ruinée, traquée, qui se vendrait au diable à bien bon marché ; le second est Philippe de Nevers, que nous attendons ; le troisième est Philippe de France, duc de Chartres… Tous trois beaux, ma foi ! tous trois jeunes et brillants. Or, tâchez de concevoir l’amitié la plus robuste, la plus héroïque, la plus impossible, vous n’aurez qu’une faible idée de la mutuelle tendresse que se portent les trois Philippe. Voilà ce qu’on dit partout à Paris. Nous laisserons de côté, s’il vous plaît, pour cause, le neveu du roi. Nous ne nous occuperons que de Nevers et de Gonzague, que de Pythias et de Damon. — Eh ! morbleu ! s’écria ici Peyrolles, allez-vous accuser Damon de vouloir assassiner Pythias ? — Eh donc ! fit le Gascon, le vrai Damon était à son aise ; le Damon du temps de Denys, tyran de Syracuse… et le vrai Pythias n’avait pas six cent mille écus de revenu. — Que notre Pythias, à nous, possède, interrompit Passepoil, et dont notre Damon est l’héritier présomptif. — Vous sentez, mon bon monsieur de Peyrolles, poursuivit Cocardasse, que cela change bien la thèse ; j’ajoute que le vrai Pythias n’avait point une aimable maîtresse comme Aurore de Caylus, et que le vrai Damon n’était pas amoureux de la belle, ou plutôt de sa dot. — Voilà ! conclut pour la seconde fois frère Passepoil. Cocardasse prit son verre et l’emplit. — Messieurs, reprit-il, à la santé de Damon… je veux dire de Gonzague, qui aurait demain six cent mille écus de revenu, mademoiselle de Caylus et sa dot, si Pythias… je veux dire Nevers, s’en allait de vie à trépas cette nuit ! — À la santé du prince Damon de Gonzague ! s’écrièrent tous les spadassins, frère Passepoil en tête. — Eh donc ! que dites-vous de cela, monsieur de Peyrolles ? ajouta Cocardasse triomphant. — Rêveries ! gronda l’homme de confiance, mensonges ! — Le mot est dur… Mes vaillants amis seront juges entre nous… je les prends à témoin. — Tu as dit vrai, Gascon ; tu as dit vrai ! fit-on autour de la table. — Le prince Philippe de Gonzague, déclama Peyrolles, qui essaya de faire de la dignité, est trop au-dessus de pareilles infamies pour qu’on ait besoin de le disculper sérieusement… Cocardasse l’interrompit. — Alors, asseyez-vous, mon bon monsieur de Peyrolles, dit-il. Et, comme le confident résistait, il le colla de force sur une escabelle en reprenant : — Nous allons arriver à de plus grosses infamies. — Passepoil ! — Cocardasse ! répondit le Normand. — Puisque M. de Peyrolles ne se rend pas, à ton tour de prêcher, mon bon ! Le Normand rougit jusqu’aux oreilles et baissa les yeux. — C’est que, balbutia-t-il, je ne sais pas parler en public. — Veux tu marcher ! commanda maître Cocardasse en relevant sa moustache ; a pa pur ! ces messieurs excuseront ton inexpérience et ta jeunesse. — Je compte sur leur indulgence, murmura le timide Passepoil. Et, d’une voix de jeune fille interrogée au catéchisme, le digne prévôt commença : — M. de Peyrolles a bien raison de tenir son maître pour un parfait gentilhomme. Voici le détail qui est parvenu à ma connaissance ; moi, je n’y vois point de malice, mais de méchants esprits pourraient en juger autrement. Tandis que les trois Philippe menaient joyeuse vie à Paris, si joyeuse vie, que le roi Louis menaça d’envoyer son neveu dans ses terres… je vous parle de deux ou trois ans ; j’étais au service d’un docteur italien, élève du savant Exili, nommé Pierre Garba. — Pietro Garba de Gaëte ! interrompit Faënza ; je l’ai connu… c’était un noir coquin ! Frère Passepoil eut un doux sourire. — C’était un homme rangé, reprit-il, de mœurs tranquilles… affectant de la religion… instruit comme les gros livres… et qui avait pour métier de composer des breuvages bienfaisants qu’il appelait la liqueur de longue vie. Les spadassins éclatèrent de rire tous à la fois. — A pa pur ! fit Cocardasse, tu racontes comme un Dieu !… marche… ! M. de Peyrolles essuya son front, où il y avait de la sueur. — Le prince Philippe de Gonzague, reprit Passepoil, venait voir très-souvent le bon Pierre Garba. — Plus bas ! interrompit le confident comme malgré lui. — Plus haut ! s’écrièrent les braves. Tout cela les divertissait infiniment, d’autant mieux qu’ils voyaient au bout une augmentation de salaire. — Parle, Passepoil ! parle, parle ! firent-ils en resserrant leur cercle. Et Cocardasse, caressant la nuque de son prévôt, dit d’un accent tout paternel : — Lou coquin a dou souccès, capédébiou ! — Je suis fâché, poursuivit frère Passepoil, de répéter une chose qui paraît déplaire à M. de Peyrolles, mais le fait est que le prince de Gonzague venait très souvent chez Garba… sans doute pour s’instruire. En ce temps-là, le jeune duc de Nevers fut pris d’une maladie de langueur… — Calomnie ! fit Peyrolles, odieuse calomnie ! Passepoil demanda candidement : — Qui donc ai-je accusé, mon maître ? Et, comme le confident se mordit la lèvre jusqu’au sang, Cocardasse ajouta : — Ce bon M. de Peyrolles n’a plus le verbe si haut, non. Celui-ci se leva brusquement. — Vous me laisserez me retirer, je pense ? dit-il avec une rage concentrée. — Certes, fit le Gascon, qui riait de bon cœur ; et, de plus, nous vous ferons escorte jusqu’au château… Le bonhomme Verrous doit avoir fini sa sieste : nous irons nous expliquer avec lui. Peyrolles retomba sur son siège. Sa face prenait des tons verdâtres. Cocardasse, impitoyable, lui tendit un verre. — Buvez pour vous remettre, dit-il, car vous n’avez pas l’air à votre aise… Buvez un coup… Non ?… Alors, tenez-vous en repos et laissez parler lou petit couquin de Normand, qui prêche mieux qu’un avocat en la grand’-chambre. Frère Passepoil salua son chef de file avec reconnaissance, et reprit : — On commençait à dire partout : « Voici ce pauvre jeune duc de Nevers qui s’en va… » La cour et la ville s’inquiétaient… C’est une si noble maison que ces Lorraine !… Le roi s’informa de ses nouvelles… Mais Philippe, duc de Chartres, était inconsolable… — Un homme plus inconsolable encore, interrompit Peyrolles, qui réussit à prendre un accent pénétré, c’était Philippe, prince de Gonzague ! — Dieu me garde de vous contredire ! fit Passepoil, dont l’aménité inaltérable devrait servir d’exemple à tous les gens qui discutent. Je crois bien que le prince Philippe de Gonzague avait beaucoup de chagrin… la preuve, c’est qu’il venait tous les soirs chez maître Garba… tous les soirs, déguisé en homme de livrée… et qu’il lui répétait toujours d’un air découragé : « C’est bien long, docteur, c’est bien long ! » Il n’y avait pas, dans la salle basse du cabaret de la Pomme-d’Adam, un homme qui ne fût un meurtrier, et pourtant chacun tressaillit. Toutes les veines eurent froid. Le gros poing de Cocardasse frappa la table. Peyrolles courba la tête et resta muet. — Un soir, poursuivit frère Passepoil en baissant la voix comme malgré lui, un soir, Philippe de Gonzague vint de meilleure heure… Garba lui tâta le pouls ; il avait la fièvre. » — Vous avez gagné beaucoup d’argent au jeu, lui dit Garba, qui le connaissait bien… » Gonzague se prit à rire et répondit : » — J’ai perdu deux mille pistoles… » Mais il ajouta tout de suite après : » — Nevers a voulu faire assaut aujourd’hui à l’académie ; il n’est plus assez fort pour tenir l’épée. » — Alors, murmura le docteur Pierre Garba, c’est la fin… Peut-être que demain… » Mais, se hâta d’ajouter Passepoil d’un ton presque joyeux, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le lendemain, précisément, Philippe, duc de Chartres, prit Nevers dans son carrosse, et fouette cocher pour la Touraine ! Son Altesse emmenait Nevers dans ses apanages ! Comme maître Garba n’y était point, Nevers y fut bien. De là, cherchant le soleil, la chaleur, la vie, il passa la Méditerranée et gagna le royaume de Naples. Philippe de Gonzague vint trouver mon bon maître, et le chargea d’aller faire un tour de ce côté. J’étais à préparer ses bagages lorsque, malheureusement, une nuit, son alambic éclata. Il mourut du coup, le pauvre docteur Pierre Garba, pour avoir respiré la vapeur de son élixir de longue vie ! — Ah ! l’honnête Italien ! s’écria-t-on à la ronde. — Oui, dit frère Passepoil avec simplicité, je l’ai bien regretté, pour ma part ; mais voici la fin de l’histoire. Nevers fut dix-huit mois hors de France. Quand il revint à la cour, ce ne fut qu’un cri : Nevers avait rajeuni de dix ans ! Nevers était fort, alerte, infatigable !… Bref, vous savez tous qu’après le beau Lagardère, Nevers est aujourd’hui la première épée du monde entier ! Frère Passepoil se tut, après avoir pris une attitude modeste, et Cocardasse conclut : — Si bien que M. de Gonzague s’est cru obligé de prendre huit prévôts d’armes pour avoir raison de lui seul… A pa pur ! Il y eut un silence. Ce fut M. de Peyrolles qui le rompit. — Où tend ce bavardage ? demanda-t-il. À une augmentation de salaire ? — Considérable… D’abord, répliqua le Gascon, en bonne conscience, on ne peut prendre le même prix pour un père qui venge l’honneur de sa fille et pour Damon qui veut hériter trop tôt de Pythias. — Que demandez-vous ? — Qu’on triple la somme. — Soit ! répondit Peyrolles sans hésiter. — En second lieu, que nous fassions tous partie de la maison de Gonzague après l’affaire. — Soit ! dit encore le factotum. — En troisième lieu… — Si vous demandez trop, commença Peyrolles. — Pécaïre ! s’écria Cocardasse en s’adressant à Passepoil ; il trouve que nous demandons trop ! — Soyons juste ! dit le conciliant prévôt. Il se pourrait que le neveu du roi voulût venger son ami et alors… — En ce cas, répliqua Peyrolles, nous passons la frontière… Gonzague rachète ses biens d’Italie… Nous sommes tous en sûreté là-bas. Cocardasse consulta du regard frère Passepoil d’abord, puis ses autres acolytes. — Marché conclu, dit-il. Peyrolles lui tendit la main. Le Gascon ne la prit pas. Il frappa sur son épée et ajouta : — Voici le tabellion qui me répond de vous, mon bon monsieur de Peyrolles… A pa pur ! vous n’essayerez jamais de nous tromper, vous ! Peyrolles, libre désormais, gagna la porte. — Si vous le manquez, dit-il sur le seuil, rien de fait ! — Cela va sans dire ; dormez sur vos deux oreilles, mon bon monsieur de Peyrolles !… Un large éclat de rire suivit le départ du confident ; puis toutes les voix joyeuses s’unirent pour crier : — À boire ! à boire !
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