L’homme qui doit mourir-2

2009 Words
— Un instant. — Qu’y a-t-il ? — Nous avons été suivis… — Suivis ! Elle est raide celle-là. Et par qui donc ? — Aucune importance. Je sais ce que c’est, et j’aime autant régler cette histoire-là en un tournemain. Attendez-moi. Je reviens, et vous ne vous ennuierez pas, je vous le promets. Vous, allez voir un type à la hauteur. Il revint, en effet, au bout d’une minute, avec un monsieur mince et grand, au visage encadré de favoris. Il fit les présentations : « Monsieur Mazeroux, un de mes amis. Monsieur Cacérès, attaché à la légation péruvienne, et qui, tout à l’heure, assistait à l’entrevue chez le préfet. C’est M. Cacérès qui fut chargé par le ministre du Pérou de réunir les pièces relatives à mon identité. » Et gaiement, il ajouta : — Alors, cher monsieur Cacérès, vous me cherchiez… J’avais bien cru, en effet, quand nous sommes sortis de la Préfecture… L’attaché péruvien fit un signe et montra le brigadier Mazeroux. Perenna reprit : — Je vous en supplie… Que monsieur Mazeroux ne vous gêne pas !… Vous pouvez parler devant lui… Il est très discret… et d’ailleurs il est au courant de la question. L’attaché se taisait. Perenna le fit asseoir en face de lui. — Parlez sans détours, cher monsieur Cacérès. C’est un sujet qui doit être traité carrément et où, même, je ne redoute pas une certaine crudité de mots. Que de temps gagné de la sorte ! Allons-y. Il vous faut de l’argent n’est-ce pas ? Ou, du moins, un supplément d’argent. Combien ? Le Péruvien eut une dernière hésitation, jeta un coup d’œil sur le compagnon de don Luis, puis, se décidant tout à coup, prononça, d’une voix sourde : — Cinquante mille francs ! — Bigre de bigre ! s’écria don Luis, vous êtes gourmand ! Qu’est-ce que vous en dites, monsieur Mazeroux ? Cinquante mille francs, c’est une somme. D’autant plus… Voyons, mon cher Cacérès, récapitulons. Il y a quelques années, ayant eu l’honneur de lier connaissance avec vous en Algérie, où vous étiez de passage, ayant compris d’autre part à qui j’avais affaire, je vous ai demandé s’il vous était possible de m’établir, en trois ans, avec mon nom de Perenna, une personnalité hispano-péruvienne, munie de papiers indiscutables et d’ancêtres respectables. Vous m’avez répondu : « Oui. » Le prix fut fixé : vingt mille francs. La semaine dernière, le préfet de police m’ayant fait dire de lui communiquer mes papiers, j’allai vous voir, et j’appris de vous que vous étiez justement chargé d’une enquête sur mes origines. D’ailleurs, tout était prêt. Avec les papiers convenablement mis au point de feu Perenna, noble hispano-péruvien, vous m’aviez confectionné un état civil de tout premier ordre. Après entente sur ce qu’il y avait à dire devant le préfet de police, je versai les vingt mille francs. Nous étions quittes. Que voulez-vous de plus ? L’attaché péruvien ne montrait plus le moindre embarras. Il posa ses deux coudes sur la table, et tranquillement il articula : — Monsieur, en traitant avec vous jadis, je croyais traiter avec un monsieur qui, se cachant sous l’uniforme de légionnaire pour des raisons personnelles désirait plus tard recouvrer les moyens de vivre honorablement. Aujourd’hui, il s’agit du légataire universel de Cosmo Mornington, lequel légataire touche demain, sous un faux nom, la somme d’un million, et dans quelques mois peut-être la somme de deux cents millions. C’est tout autre chose. L’argument sembla frapper don Luis. Pourtant il objecta : — Et si je refuse ? L’attaché péruvien posa ses coudes sur la table. — Si vous refusez, j’avertis le notaire et le préfet de police que je me suis trompé dans mon enquête, et qu’il y a erreur sur la personne de don Luis Perenna. Ensuite de quoi vous ne toucherez rien du tout et serez même tout probablement mis en état d’arrestation. — Ainsi que vous, mon brave monsieur. — Moi ? — Dame ! pour faux et maquillage d’état civil… Car vous pensez bien que je mangerai le morceau. L’attaché ne répondit pas. Son nez, qu’il avait très fort, semblait s’allonger entre ses deux longs favoris. Don Luis se mit à rire. — Allons, monsieur Cacérès, ne faites pas cette binette-là. On ne vous fera pas mal. Seulement ne cherchez plus à me mettre dedans. De plus malins que vous l’ont essayé qui s’y sont cassé les reins. Et, vrai, vous n’avez pas l’air de premier ordre quand il s’agit de rouler le prochain. Un peu poire même, le sieur Cacérès, un peu poire. Eh bien, c’est compris, n’est-ce pas ? On désarme ? Plus de noirs desseins contre cet excellent Perenna ? Parfait monsieur Cacérès, parfait, je serai bon prince et vous prouverai que le plus honnête des deux… est bien celui qu’on pense. Il tira de sa poche un carnet de chèques timbré par le Crédit lyonnais. — Tenez, cher ami, voici vingt mille francs que vous donne le légataire de Cosmo Mornington. Empochez-les avec un sourire. Dites merci au bon monsieur. Et prenez vos cliques et vos claques sans plus détourner la tête que les filles de M. Loth. Allez… Ouste ! Cela fut dit de telle manière que l’attaché obéit, point par point, aux prescriptions de don Luis Perenna. Il sourit en empochant l’argent, répéta deux fois merci et s’esquiva sans détourner la tête. — Crapule !… murmura don Luis. Hein, qu’en dites-vous, brigadier ? Le brigadier Mazeroux le regardait avec stupeur, les yeux écarquillés. — Ah çà ! mais, monsieur… — Quoi, brigadier ? — Ah çà ! mais, monsieur, qui êtes-vous ? — Qui je suis ? — Oui. — Mais ne vous l’a-t-on pas dit ? Un noble Péruvien ou un noble Espagnol… Je ne sais pas trop… Bref, don Luis Perenna. — Des blagues ! Je viens d’assister… — Don Luis Perenna, ancien légionnaire… — Assez, monsieur… — Médaillé… décoré sur toutes les coutures. — Assez, monsieur, encore une fois, et je vous somme de me suivre devant le préfet. — Mais laissez-moi continuer, que diable ? Donc, ancien légionnaire… ancien héros… ancien détenu à la Santé… ancien prince russe… ancien chef de la Sûreté… ancien… — Mais vous êtes fou ! grinça le brigadier… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? — De l’histoire vraie, authentique. Vous me demandez ce que je suis… J’énumère. Dois-je remonter plus haut ? J’ai encore quelques titres à vous offrir… marquis, baron, duc, archiduc, grand-duc, petit-duc, contre-duc…, tout le Gotha, quoi ! On me dirait que j’ai été roi, ventre-saint-gris je n’oserais pas jurer le contraire. Le brigadier Mazeroux saisit de ses deux mains, habituées aux rudes besognes, les deux poignets, frêles en apparence, de son interlocuteur, et lui dit : — Pas d’pétard, n’est-ce pas ? Je ne sais pas à qui j’ai affaire, mais je ne vous lâche pas. On s’expliquera à la Préfecture. — Parle pas si fort, Alexandre. Les deux poignets frêles se dégagèrent avec une aisance inouïe, les deux mains robustes du brigadier furent happées à leur tour et immobilisées, et don Luis ricana : — Tu ne me reconnais donc pas, imbécile ? Le brigadier Mazeroux ne souffla pas mot. Ses yeux s’écarquillèrent davantage. Il tâchait de comprendre et demeurait absolument ahuri. Le son de cette voix, cette manière de plaisanter, cette gaminerie alliée à cette audace, l’expression narquoise de ces yeux, et puis ce prénom d’Alexandre, qui n’était pas le sien et qu’une seule personne lui donnait autrefois. Était-ce possible ? Il balbutia : — Le patron… le patron… — Pourquoi pas ? — Mais non… mais non… puisque… — Puisque quoi ? — Vous êtes mort. — Et après ? Crois-tu que ça me gêne pour vivre, d’être mort ? Et, comme l’autre semblait de plus en plus confondu, il lui posa la main sur l’épaule et lui dit : — Qui est-ce qui t’a fait entrer à la Préfecture de police ? — Le chef de la Sûreté, M. Lenormand. — Et qui était-ce, M. Lenormand ? — C’était le patron. — C’est-à-dire Arsène Lupin, n’est-ce pas [1] ? — Oui. — Eh bien, Alexandre, ne sais-tu pas qu’il était beaucoup plus difficile pour Arsène Lupin d’être chef de la Sûreté, et il le fut magistralement, que d’être don Luis Perenna, que d’être décoré, que d’être légionnaire, que d’être un héros, et même que d’être vivant tout en étant mort ? — Tu ne me reconnais donc pas, imbécile ? Le brigadier Mazeroux examina silencieusement son compagnon. Puis ses yeux tristes s’animèrent, son visage terne s’enflamma, et soudain, frappant la table d’un coup de poing, il mâchonna, la voix rageuse : — Eh bien, soit, mais je vous avertis qu’il ne faut pas compter sur moi ! Ah ! non, alors. Je suis au service de la société, et j’y reste. Rien à faire. J’ai goûté à l’honnêteté. Je ne veux plus manger d’autre pain. Ah ! non, alors, non, non, non, plus de sottises ! Perenna haussa les épaules. — T’es bête, Alexandre. Vrai, le pain de l’honnêteté ne t’engraisse pas l’intelligence. Qui te parle de recommencer ? — Cependant… — Cependant, quoi ? — Toute votre manigance, patron… — Ma manigance ! Crois-tu donc que j’y sois pour quelque chose, dans cette affaire-là ? — Voyons, patron… — Mais pour rien du tout, mon petit. Il y a deux heures, je n’en savais pas plus long que toi. C’est le bon Dieu qui m’a bombardé héritier sans crier gare, et c’est bien pour ne pas lui désobéir que… — Alors ? — Alors j’ai mission de venger Cosmo Mornington, de retrouver ses héritiers naturels, de les protéger et de répartir entre eux les deux cents millions qui leur appartiennent. Un point, c’est tout. Est-ce une mission d’honnête homme, cela ? — Oui, mais… — Oui, mais si je ne l’accomplis pas en honnête homme, c’est ça que tu veux dire, n’est-ce pas ? — Patron… — Eh bien, mon petit, si tu distingues à la loupe la moindre chose qui te déplaise dans ma conduite, si tu découvres un point noir sur la conscience de don Luis Perenna, pas d’hésitation, fiche-moi tes deux mains au collet. Je t’y autorise. Je te l’ordonne. Ça te suffit-il ? — Il ne suffit pas que ça me suffise, patron. — Qu’est-ce que tu chantes ? — Il y a encore les autres. — Explique. — Si vous êtes pincé ? — Comment ? — Vous pouvez être trahi. — Par qui ? — Nos anciens camarades… — Partis. Je les ai expédiés hors de France. — Où ça ? — C’est mon secret. Toi, je t’ai laissé à la préfecture, au cas où j’aurais eu besoin de tes services. Et tu vois que j’ai eu raison. — Mais si l’on découvre votre véritable personnalité ? — Eh bien ? — On vous arrête. — Impossible. — Pourquoi ? — On ne peut pas m’arrêter. — La raison ? — Tu l’as dite toi-même, bouffi, une raison supérieure, formidable, irrésistible. — Laquelle ? — Je suis mort. Mazeroux parut suffoqué. L’argument le frappait en plein. D’un coup il l’apercevait, dans toute sa vigueur et dans toute sa cocasserie. Et, subitement, il partit d’un éclat de rire fou, qui le tordait en deux et convulsait de la façon la plus drôle son mélancolique visage… — Ah ! patron, toujours le même !… Dieu, que c’est rigolo !… Si je marche ? Je crois bien que je marche !… Et deux fois plutôt qu’une !… Vous êtes mort ! enterré ! supprimé ! Ah ! quelle rigolade ! quelle rigolade ! Hippolyte Fauville, ingénieur, habitait, sur le boulevard Suchet, le long des fortifications, un hôtel assez vaste flanqué à gauche d’un jardin où il avait fait bâtir une grande pièce qui lui servait de cabinet de travail. Le jardin se trouvait ainsi réduit à quelques arbres et à une b***e de gazon, en bordure de la grille habillée de lierre et percée d’une porte qui le séparait du boulevard Suchet.
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