III
C’était vingt-quatre ans plus tard, un soir de décembre, à Brest.
La pluie tombait fine, froide, pénétrante, continue ; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d’ardoise, les hautes maisons de granit ; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris.
Cette foule du dimanche, c’étaient des matelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d’acier, des gens du peuple allant de travers, – ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable, des femmes en petit châle de mérinos et en coiffe pointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes rouges, avec une odeur d’eau-de-vie ; – des vieux et des vieilles à l’ivresse sale, qui étaient tombés et qu’on avait ramassés, et qui s’en allaient devant eux le dos plein de boue.
La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle d’argent des Bretons, les bonnets sur l’oreille des matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.
L’air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu’on ne pouvait se figurer qu’il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou si c’était la vraie nuit d’hiver qui descendait.
Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note détonante de gaieté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement. Ils allaient et venaient d’un cabaret à l’autre, poussant le monde, disant des choses qui n’avaient pas de sens et qui les faisaient rire. Ou bien ils s’arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l’on vendait des choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s’appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation ; des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d’or, de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile qu’ils ont à bord pour serrer leur trousseau, d’élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau, des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres, et enfin des ceintures rouges, des petits peignes et des petits miroirs.
De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres, et alors la pluie tombait plus drue, plus torrentielle et fouettait comme grêle.
La foule des matelots augmentait toujours ; on les voyait surgir par b****s à l’entrée de la rue de Siam ; ils remontaient du port et de la ville basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dans les rues.
Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres, plus ruisselants de pluie et d’eau de mer. Leurs canots voilés, en s’inclinant sous les risées froides, en sautant au milieu des lames pleines d’écume, les avaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouant comme des chats qu’on vient d’arroser.
Le vent s’engouffrait dans les longues rues grises, et la nuit s’annonçait mauvaise.
En rade, – à bord d’un navire arrivé le matin même de l’Amérique du Sud, – à quatre heures sonnantes, un quartier-maître avait donné un coup de sifflet prolongé, suivi de trilles savants, qui signifiaient en langage de marine : « Armez la chaloupe ! » Alors on avait entendu un murmure de joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, à cause de la pluie, dans l’obscurité du faux pont. C’est qu’on avait eu peur un moment que la mer ne fût trop mauvaise pour communiquer avec Brest, et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question. Après trois ans de campagne, c’était la première fois qu’on allait remettre les pieds sur la terre de France, et l’impatience était grande.
Quand les hommes désignés, vêtus de petits costumes en toile cirée jaune-paille, furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur banc d’une manière correcte et symétrique, le même quartier-maître siffla de nouveau et dit : « Les permissionnaires à l’appel ! »
Le vent et la mer faisaient grand bruit ; les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillard blanchâtre fait d’embruns et de pluie.
Les matelots permissionnaires montaient en courant, sortaient des panneaux et venaient s’aligner, à mesure qu’on appelait leur numéro et leur nom, la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest. Ils avaient mis leurs beaux habits du dimanche ; ils achevaient, sous l’ondée torrentielle, les derniers détails de toilette, s’ajustant les uns les autres avec des airs de coquetterie.
Quand on appela : « 218 : Kermadec ! » on vit paraître Yves, un grand garçon de vingt-quatre ans, à l’air grave, portant bien son tricot rayé et son large col bleu.
Grand, maigre de la maigreur des antiques, avec les bras musculeux, le col et la carrure d’un athlète, l’ensemble du personnage donnant le sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage incolore, sous une couche uniforme de hâle brun, je ne sais quoi de breton qui ne se peut définir, avec un teint d’Arabe. La parole brève et l’accent du Finistère ; la voix basse, vibrant d’une manière particulière, comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu’on touche à peine de peur de faire trop de bruit.
Les yeux gris roux, un peu rapprochés et très renfoncés sous l’arcade sourcilière, avec une expression impassible de regard en dedans ; le nez très fin et régulier ; la lèvre inférieure s’avançant un peu, comme par mépris.
Figure immobile, marmoréenne, excepté dans les moments rares où paraît le sourire ; alors tout se transforme et on voit qu’Yves est très jeune. Le sourire de ceux qui ont souffert : il a une douceur d’enfant et illumine les traits durcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par hasard, passent sur les falaises bretonnes.
Quand Yves parut, les autres marins qui étaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect.
C’est qu’il portait pour la première fois, sur sa manche, le double galon rouge des quartiers-maîtres qu’on venait de lui donner. Et, à bord, c’est quelqu’un, un quartier-maître de manœuvre ; ces pauvres galons de laine, qui, dans l’armée, arrivent si vite au premier venu, dans la marine représentent des années de misères ; ils représentent la force et la vie des jeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit, là-haut, dans la mâture, ce domaine des gabiers que secouent tous les vents du ciel.
Le maître d’équipage, s’étant approché, tendit la main à Yves. Jadis il avait été, lui aussi, un gabier dur à la peine ; il s’y connaissait en hommes courageux et forts.
– Eh ! bien, Kermadec, dit-il, on va les arroser, ces galons ?
– Mais oui, maître…, répondit Yves à voix basse, en gardant un air grave et très rêveur.
Ce n’était pas de l’eau du ciel que voulait parler ce vieux maître ; car, sous ce rapport-là, l’arrosage était assuré. Non, en marine, arroser des galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on les porte.
Yves restait pensif devant la nécessité de cette cérémonie, parce qu’il venait de me faire, à moi, un grand serment d’être sage et qu’il avait envie de le tenir.
Et puis il en avait assez, à la fin, de ces scènes du cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde. Traîner ses nuits dans tous les bouges, à la tête des plus indomptés et des plus ivres, et se faire ramasser le matin dans les ruisseaux, on se lasse à la longue de ces plaisirs, si bon matelot qu’on soit. D’ailleurs, les lendemains sont pénibles et se ressemblent tous. Yves savait cela et n’en voulait plus.
Il était bien noir, ce temps de décembre pour un jour de retour. On avait beau être insouciant et jeune, ce temps jetait sur la joie de revenir une sorte de nuit sinistre. Yves éprouvait cette impression, qui lui causait malgré lui un étonnement triste ; car tout cela, en somme, c’était sa Bretagne ; il la sentait dans l’air et la reconnaissait rien qu’à cette obscurité de rêve.
La chaloupe partit, les emportant tous vers la terre. Elle s’en allait toute penchée sous le vent d’ouest ; elle bondissait sur les lames avec un son creux de tambour, et, à chaque saut qu’elle faisait, une masse d’eau de mer venait se plaquer sur eux, comme lancée par des mains furieuses.
Ils filaient très vite dans une espèce de nuage d’eau dont les grosses gouttes salées leur fouettaient la figure. Ils se tenaient tête baissée sous ce déluge, serrés les uns contre les autres, comme font les moutons sous l’orage.
Ils ne disaient plus rien, tout concentrés qu’ils étaient dans une attente de plaisir. Il y avait là des jeunes hommes qui, depuis un an, n’avaient pas mis les pieds sur la terre ; leurs poches à tous étaient garnies d’or, et des convoitises terribles bouillonnaient dans leur sang.
Yves, lui aussi, songeait un peu à ces femmes qui les attendaient dans Brest, et parmi lesquelles tout à l’heure on pourrait choisir. Mais c’est égal, lui seul était triste. Jamais tant de pensées à la fois n’avaient troublé sa tête de pauvre abandonné.
Il avait bien eu de ces mélancolies quelquefois, pendant le silence des nuits de la mer ; mais alors le retour lui apparaissait de là-bas sous des couleurs toutes dorées. Et c’était aujourd’hui, ce retour, et au contraire son cœur se serrait maintenant plus que jamais. Alors il ne comprenait pas, ayant l’habitude, comme les simples et les enfants, de subir ses impressions sans en démêler le sens.
La tête tournée contre le vent, sans souci de l’eau qui ruisselait sur son col bleu, il était resté debout, soutenu par le groupe des marins qui se pressait contre lui.
Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaient en contours vagues à travers les voiles de la pluie, lui renvoyaient des souvenirs de ses années de mousse, passées là sur cette grande rade brumeuse, à regretter sa mère… Ce passé était rude, et, pour la première fois de sa vie, il songeait à ce que pourrait bien être l’avenir…
Sa mère !… C’était pourtant vrai que, depuis tantôt deux ans, il ne lui avait pas écrit. Mais les matelots font ainsi, et, malgré tout, ils les aiment bien, leurs mères ! C’est la coutume : on disparaît pendant des années, et puis, un bienheureux jour, on revient au village sans prévenir, avec des galons sur sa manche, rapportant beaucoup d’argent gagné à la peine, ramenant la joie et l’aisance au pauvre logis abandonné.
Ils filaient toujours sous la pluie glacée, sautant sur les lames grises, poursuivis par des sifflements de vent et de grands bruits d’eau.
Yves songeait à beaucoup de choses, et ses yeux fixes ne regardaient plus. L’image de sa mère avait pris tout à coup une douceur infinie ; il sentait qu’elle était là tout près, dans un petit village du pays breton, sous ce même crépuscule d’hiver qui l’enveloppait, lui ; encore deux ou trois jours, et, avec une grande joie, il irait la surprendre et l’embrasser.
Les secousses de la mer, la vitesse et le vent, rendaient incohérentes ses pensées qui changeaient. Maintenant il s’inquiétait de retrouver son pays sous un jour si sombre. Là-bas, il s’était habitué à cette chaleur et à cette limpidité bleue des tropiques, et, ici, il semblait qu’il y eût un suaire jetant une nuit sinistre sur le monde.
Et puis aussi il se disait qu’il ne voulait plus boire, non pas que ce fût bien mal après tout, et, d’ailleurs, c’était la coutume pour les marins bretons ; mais il me l’avait promis d’abord, et ensuite, à vingt-quatre ans, on est un grand garçon revenu de beaucoup de plaisirs, et il semble qu’on sente le besoin de devenir un peu plus sage.
Alors il pensait aux airs étonnés qu’auraient les autres à bord, surtout Barrada, son grand ami, en le voyant rentrer demain matin, debout et marchant droit. À cette idée drôle, on voyait tout à coup passer sur sa figure mâle et grave un sourire d’enfant.
Ils étaient arrivés presque sous le château de Brest, et, à l’abri des énormes masses de granit, il se fit brusquement du calme. La chaloupe ne dansait plus ; elle allait tranquillement sous la pluie ; ses voiles étaient amenées, et les hommes habillés de toile cirée jaune la menaient à coups cadencés de leurs grands avirons.
Devant eux s’ouvrait cette baie profonde et noire qui est le port de guerre ; sur les quais, il y avait des alignements de canons et de choses maritimes à l’air formidable. On ne voyait partout que de hautes et interminables constructions de granit, toutes pareilles, surplombant l’eau noire et s’étageant les unes par-dessus les autres avec des rangées symétriques de petites portes et de petites fenêtres. Au-dessus encore, les premières maisons de Brest et de Recouvrance montraient leurs toits mouillés, d’où sortaient de petites fumées blanches ; elles criaient leur misère humide et froide, et le vent s’engouffrait partout avec un grand bruit triste.
La nuit tombait tout à fait et les petites flammes du gaz commençaient à piquer de brillants jaunes ces amoncellements de choses grises. Les matelots entendaient déjà les roulements des voitures et les bruits de la ville qui leur arrivaient d’en haut, par-dessus l’arsenal désert, avec les chants des ivrognes.
Yves, par prudence, avait confié à bord, à son ami Barrada, tout son argent, qu’il destinait à sa mère, gardant seulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit.