III - La marque noire

2120 Words
III La marque noire Vers midi, je remontai chez le Capitaine avec des boissons rafraîchissantes et les médicaments prescrits par le docteur. Le malade était couché à peu près comme nous l’avions laissé, un peu plus haut peut-être sur son oreiller, et il semblait à la fois affaibli et excité. « Jim, me dit-il, tu es le seul ici qui vaille quelque chose et j’ai toujours été bon pour toi, tu le sais… Chaque mois, je t’ai donné une belle pièce de quatre pence… Maintenant que me voilà au bassin du carénage, abandonné de tout le monde, tu ne me refuseras pas un verre de rhum, n’est-ce pas, camarade ? – Vous savez bien que le docteur… » commençai-je… Mais il me coupa la parole en envoyant le docteur à tous les diables, avec ce qui lui restait de voix dans la gorge. « Les médecins sont de vieux fauberts, criait-il… Et celui-ci, est-ce qu’il peut rien comprendre aux gens de mer ? je te le demande… Moi qui te parle, je me suis vu dans des endroits où il faisait plus chaud qu’au fond d’un four, où tout le monde crevait de la fièvre jaune, où la terre elle-même se soulevait en forme de vagues par l’effet des tremblements de terre ; est-ce que ton docteur a jamais rien vu de pareil ? Et je me tirais d’affaire grâce au rhum, au rhum tout seul. Le rhum était mon pain, mon vin, mon pays, mon ami, mon tout. Et maintenant que me voilà sur le flanc, comme une pauvre vieille carcasse de navire, on voudrait me priver de rhum… ! Si tu prêtais la main à une chose pareille, Jim, ce serait m’assassiner, ni plus ni moins. Mon sang retomberait sur ta tête, tu peux en être certain, et sur celle de ce veau marin de docteur… » Ici, tout un chapelet de jurons assortis. Puis, sur un ton dolent : « Vois, mon petit Jim, comme mes doigts tremblent. Je ne puis même pas les tenir en place… non, je ne puis pas… Dire que je n’ai pas encore eu une goutte, de toute la journée !… Ce docteur est un idiot, crois-moi. Si tu ne me donnes pas un coup de rhum, je deviendrai fou, voilà tout. Je sens déjà que ça commence. J’ai des hallucinations. J’ai vu le vieux Flint, dans ce coin, derrière toi… Je l’ai vu comme je te vois… Si cela me prend, dame, je ne réponds plus de rien. – On fera de moi un vrai Caïn, là… D’ailleurs, votre satané docteur a dit lui-même qu’un verre ne me ferait pas de mal… Je te donnerai une guinée d’or pour ce verre, Jim… » Il se montait de plus en plus, et cela m’effrayait pour mon père, qui était bien bas ce jour-là et avait besoin de repos. D’autre part, le docteur avait bien dit qu’un seul verre de rhum ne ferait pas de mal au Capitaine. J’étais seulement offensé qu’il essayât de me corrompre à prix d’or. « Je ne vous demande pas votre argent, lui dis-je, hors celui que vous devez à mon père. Quant à du rhum, je vous en donnerai un verre, mais pas plus, entendez-le bien… » Quand je l’apportai, il le saisit avidement et le vida d’un trait. « Ah !… fit-il, cela va déjà mieux, je t’assure. Et maintenant, camarade, dis-moi un peu combien de temps le docteur prétend que je reste couché sur ce vieux cadre ?… – Une semaine au moins, lui dis-je. – Tonnerre !… une semaine !… c’est impossible ! cria-t-il. D’ici là ils m’auront envoyé la marque noire… Les voilà déjà qui rôdent autour de moi, les marsouins ! Tas d’imbéciles, qui n’ont pas su garder ce qu’ils avaient ! Il leur faudrait la part des autres, maintenant. Est-ce ainsi que se comportent de vrais lurons ? je le demande. Que ne faisaient-ils comme moi ? Que ne gardaient-ils leur argent, au lieu de le jeter par les fenêtres ?… Mais je leur jouerai un tour de ma façon, ils peuvent y compter. Croient-ils me faire peur ? J’en ai dépisté de plus malins… » Tout en parlant, il s’était soulevé sur son lit, et prenant mon épaule pour point d’appui, avec une force qui me fit presque crier de douleur, il essaya de faire quelques pas dans la chambre. Mais ses jambes semblaient être de plomb, et sa voix de plus en plus faible était peu en harmonie avec le sens menaçant de ses paroles. Il s’arrêta et s’assit au bord du lit. « Ce docteur m’a tué, dit-il. Voilà que j’ai des bourdonnements dans la tête. Aide-moi à me recoucher… » Avant que j’eusse eu le temps de faire ce qu’il désirait, il était retombé sur son oreiller. Assez longtemps il resta silencieux. « Jim, reprit-il enfin, tu as bien vu ce marin, aujourd’hui ? – Chien-Noir ? – Chien-Noir… C’est un mauvais gredin, vois-tu ; mais ceux qui l’envoient valent encore moins que lui… Écoute-moi un peu, mon petit Jim. Si, pour une raison ou une autre, il m’est impossible de partir, s’ils me prennent au gîte et me remettent la marque noire, rappelle-toi que c’est à mon vieux coffre qu’ils en veulent. Eh bien, alors, ne perds pas une minute. Enfourche un cheval – tu sais te tenir à cheval, n’est-ce pas ? – enfourche le premier cheval venu et va-t’en à bride abattue chez… oui ! chez lui !… chez ce maudit docteur !… Tu lui diras de rassembler le plus de monde qu’il pourra, – les magistrats, la police, tout le tremblement, s’il veut pincer ici, à bord de l’Amiral-Benbow, la b***e entière du vieux Flint, ce qui en reste, au moins, mousses et matelots !… Tel que tu me vois, petit, j’étais son second, au vieux Flint, – et seul je connais la cachette… Il m’en a confié le secret à Savannah, à son lit de mort, – comme qui dirait dans l’état où je suis maintenant, comprends-tu ?… Mais pas un mot de tout ceci, à moins qu’ils ne m’envoient la marque noire, ou que tu ne voies rôder par ici soit Chien-Noir, soit le marin à la jambe de bois, lui surtout, Jim !… – Mais que voulez-vous dire par la marque noire, Capitaine ? demandai-je. – C’est une sommation de la b***e, mon petit. Je t’avertirai s’ils me l’envoient. Mais, en attendant, veille au grain, Jim, et je partagerai tout avec toi, sur mon honneur !… » Il divagua encore quelques instants. Sa voix devenait de plus en plus faible. Je lui donnai sa potion, qu’il prit comme un enfant, en disant : « Si jamais un marin a eu besoin de remèdes, c’est bien moi ! » Puis il tomba dans un sommeil lourd, et semblable à un évanouissement ; après quelques minutes je me décidai à redescendre. Ce que j’aurais fait si les choses avaient suivi le cours ordinaire, je l’ignore. Très probablement, j’aurais tout conté au docteur, car je mourais de peur que le Capitaine ne vint à regretter sa confidence et ne me fit disparaître. Mais il advint que mon pauvre père mourut ce même soir d’une manière tout à fait soudaine, et ce malheur nous fit naturellement oublier tout le reste. Le chagrin qui nous accablait, les visites des voisins, les arrangements à prendre pour les funérailles, sans compter l’auberge qui allait son train accoutumé, tout cela me surmena si bien, que c’est à peine si j’avais le temps de penser au Capitaine, et encore moins celui d’avoir peur de lui. Il descendit le lendemain matin, prit ses repas comme à l’ordinaire, quoiqu’il eût peu d’appétit, et but, je crois, encore plus de rhum que d’habitude, par la raison qu’il se servit lui-même au comptoir, tout le long du jour, en grommelant et reniflant comme un phoque. Aussi était-il plus ivre que jamais le soir avant l’enterrement. Et ce fut une chose horrible, dans cette maison en deuil, de l’entendre chanter à tue-tête sa vilaine chanson de matelot. Mais tout faible qu’il était, il nous inspirait encore trop de terreur pour qu’on osât lui imposer silence. Seul le docteur, l’aurait pu. Malheureusement, il venait d’être appelé à plusieurs milles de distance, pour un cas urgent, et n’avait pas mis les pieds chez nous depuis la mort de mon père. J’ai dit que le Capitaine était faible. Le fait est qu’il semblait plutôt perdre ses forces que les regagner. Il se traînait dans l’escalier, allait et venait du parloir à la salle commune, mettait le nez dehors pour flairer l’odeur de mer, puis rentrait en s’appuyant aux murs pour ne pas tomber et s’arrêtant à chaque pas pour reprendre haleine. Il ne me parlait pas plus qu’aux autres, et j’ai toujours pensé qu’il avait perdu le souvenir de sa confidence. Mais son caractère était plus bizarre et plus v*****t que jamais. Il avait pris l’habitude alarmante de tirer son coutelas, quand il était ivre, et de le placer sur la table à côté de lui. Cependant il s’occupait beaucoup moins des allants et venants que par le passé, s’absorbait dans des rêveries sans fin, et au total ne paraissait pas avoir toute sa tête. C’est ainsi qu’un soir nous l’entendîmes, à notre grande surprise, fredonner un air qu’il n’avait jamais chanté, une sorte de ritournelle pastorale, datant peut-être des jours de sa jeunesse et de l’époque où il ne connaissait pas encore la mer. Les choses allèrent ainsi jusqu’au lendemain des funérailles de mon père. Ce jour-là, vers trois heures, par un temps de brouillard et de gelée, je me trouvais sur le seuil de l’auberge, plein de tristes pensées sur cette perte cruelle, quand j’aperçus un homme qui s’avançait assez lentement sur la route. C’était évidemment un aveugle, car, à chaque pas, il tapait devant lui avec son bâton, sans compter qu’il avait sur les yeux une gigantesque visière verte. Il allait tout courbé par l’âge ou la maladie, sous un grand manteau à capuchon, très vieux et déchiré qui le faisait encore plus difforme. Je n’ai jamais vu de physionomie aussi effrayante que cette face sans regard. Il s’arrêta à quelques pas de l’auberge et, élevant la voix sur une sorte de psalmodie monotone, s’adressa à l’espace devant lui : « N’y a-t-il pas ici quelque bonne âme pour dire à un pauvre aveugle, – qui a perdu la lumière du jour en défendant son gracieux pays, – Dieu bénisse le roi George ! – où, dans quelle partie de ce pays il se trouve en ce moment ? – Vous êtes devant l’auberge de l’Amiral-Benbow, à la baie de Black-Hill, mon brave homme, répondis-je aussitôt. – J’entends une voix, une voix jeune, reprit-il sur le même ton. Voulez-vous être assez charitable, mon bon, mon cher petit ami, pour me donner la main et me faire entrer ? » Je tendis innocemment la main qu’on me demandait d’une manière si insinuante, et je la sentis soudain prise comme dans un étau par cette horrible créature sans yeux. Ma surprise et ma terreur furent si grandes, que je commençai par me débattre pour essayer de me dégager. Mais d’un seul bras l’aveugle me contint et m’attira tout près de lui. « Maintenant, garçon, conduis-moi au Capitaine, dit-il. – Monsieur, je n’ose pas, sur ma parole, je n’ose pas, répondis-je. – Oh !… oh !… ricana l’aveugle, on veut résister ?… Conduis-moi à l’instant ou je te casse le bras… » Tout en parlant, il me le tordait de telle sorte, que je poussai un cri. « Monsieur, repris-je, ce que j’en disais n’était que pour vous ! Le Capitaine est tout changé depuis quelques jours… il ne se sépare plus de son coutelas, qu’il tient tout ouvert… Un autre gentleman… – Assez causé ! Marchons !… » interrompit l’aveugle. Et jamais voix si dure, si impitoyable, n’avait frappé mon oreille. Je crois bien qu’elle m’effraya encore plus que la torsion de mon bras. Je me sentis dompté. Sans plus de résistance, j’obéis donc et me dirigeai droit vers le parloir, où notre vieux pirate était assis au coin du feu, cuvant son rhum. L’aveugle me suivait de près, serrant toujours mon bras d’une main de fer, et s’appuyant si lourdement sur mon épaule qu’à peine pouvais-je marcher. « Tu vas me mener tout droit à lui, et, aussitôt qu’il pourra me voir, crie : « Bill ! voici un de vos amis ! » Sinon, gare à ton poignet », ajouta-t-il en me donnant un avant-goût de ce qu’il me réservait. La douleur et l’épouvante me firent oublier la terreur que m’inspirait habituellement le Capitaine. J’ouvris brusquement la porte du parloir et je répétai les paroles que me dictait l’aveugle. Le pauvre capitaine tressaillit et d’un seul regard se trouva dégrisé, en possession de toute sa raison. L’expression de sa physionomie me parut en ce moment moins encore celle de la frayeur que celle d’un dégoût mortel. Il fit un mouvement pour se lever, mais n’en eut pas la force. « Bill, restez où vous êtes ! dit le mendiant. Je n’y vois pas, mais j’ai l’ouïe fine et j’entends si l’on remue le bout du doigt… Les affaires sont les affaires… Tendez votre main gauche… Garçon, prends cette main gauche par le poignet et mets-la près de ma main droite… » Nous obéîmes tous deux passivement. Je vis alors l’aveugle passer quelque chose, du creux de la main qui tenait son bâton, dans la paume du Capitaine, qui se referma dessus, instantanément. « Voilà qui est fait ! » reprit l’aveugle. Et, me lâchant aussitôt, il glissa hors du parloir avec une sûreté de mouvements et une rapidité presque incroyables, sauta sur la route et disparut. J’étais encore immobile de surprise quand j’entendis le tap-tap-tap de son bâton se perdre dans l’éloignement. Le Capitaine était resté aussi stupéfait que moi. Mais en fin, et presque au même moment, je lâchai son poignet, que je tenais toujours, et il regarda vivement dans la paume de sa main : « À dix heures ! s’écria-t-il. Nous avons six heures à nous !… nous pouvons encore les rouler !… » Et il sauta sur ses pieds. Au même instant, il chancela, porta la main à sa gorge, puis s’abattit tout de son long sur le sol avec un bruit sourd. Je courus à lui, appelant ma mère à grands cris. Mais il n’y avait plus besoin de se presser… Le Capitaine venait de tomber mort, foudroyé par l’apoplexie. Chose étrange : je ne l’avais jamais aimé, quoiqu’il eût fini par m’inspirer une certaine pitié ; et pourtant, quand je le vis parti pour toujours, je ne pus retenir mes larmes. C’était la seconde fois que je voyais la mort, et la première faisait encore saigner mon cœur. Je vis alors l’aveugle passer quelque chose.
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