Chapitre IIPendant que ses trois nouvelles clientes regagnaient leur home en bénissant sa complaisance, Madame Rhœa se rendait près de ses pensionnaires. Il était temps. Sa servante, rompue aux rites traditionnels, la pressa gaîment d’accourir.
– Madame…, le chou de la Belleval est cuit. Je vais chauffer le bain du Jésus.
Une heure et demi plus tard, un bel enfant douillettement emmailloté suçait obstinément son poing, les yeux clos, et les jambes gigotantes. On l’avait posé près de la mère, dans le lit, maintenant décent et immaculé. La maman lasse de tant d’efforts, laissait errer son regard de la sage-femme au bébé et rêvait ensuite les yeux au plafond.
– Madame Lartineau, voudrait voir la petite… dit soudain de la porte la bonne à tout faire.
– Vous permettez ? dit l’accoucheuse.
D’un signe muet, la mère acquiesça.
L’enfant, doucement enlevé, disparut, et de la cellule d’à côté, monta le concert d’admiration qui réjouit toujours le cœur des dolentes délivrées.
– Ah ? qu’il est gentil et lourd.
– Huit livres, Madame…
– Et des cheveux blonds !
– Et des ongles en tuile…
– Oh ! que c’est beau un enfant ! fit gravement la voix de Madame Lartineau.
Madame Rhœa ne put retenir un petit rire sec. Madame de Belleval tourna lentement sa tête pâle.
– Qu’est-ce qui vous fait rire ?
– Je ris parce que toutes mes clientes n’ont pas l’enthousiasme de cette femme d’officier.
– J’avoue que le mien est plus calme. Je fais des enfants par intérêt et non par goût. Puisque vous avez vu naître mes deux premiers, vous savez que j’acceptai l’aîné dans un beau défi. Mais, – comme le père que j’adorais, ne voulut endosser aucune responsabilité, – je fus bien obligée de prendre un second amant pour nourrir le petiot.
– Oui… et comme le second allait vous lâcher à son tour…
– Je redevins mère. Celui-là me donna une petite somme parce que je commençais à ne plus vouloir être dupe.
– Il faut croire que vous aviez mal calculé votre budget.
Non, je dûs me contenter d’une libéralité insuffisante et je pris un nouvel ami.
– Le malheureux ! pouffa Madame Rhœa.
– Pas du tout… il m’adore… il ignore mes deux premiers enfants qui sont en province. Seulement, j’ai pris mes précautions : j’ai commencé par me faire ensemencer… En pleine tendresse, il sera plus généreux, il dorera les trois berceaux.
– Très judicieux… Allons, Julia, ramenez le gosse et préparez de l’eau sucrée dans le biberon.
Une fois encore la voisine admira :
Il est splendide ! C’est une fille ou un garçon ?
– Une fille.
– Celle-là du moins n’ira pas à la guerre. Et moi, que croyez-vous que j’aurai ?
– Un garçon. Je maintiens la vérité de mon proverbe, dit brutalement Julia :
Ventre pointu, jambes fendues. Ventre tout rond, dos de mignon.Vous voyez bien que je ne me suis pas trompée pour celle-ci.
Le silence s’établit ensuite entre les deux clientes, et l’ordinaire succession de gestes et de propos reprit son cours normal autour des deux chevets.
Dans la nuit, il y eut grand émoi chez l’accoucheuse.
Madame Lartineau présentait de tels symptômes qu’il fallut requérir les soins d’un docteur. En vain, la malheureuse protestait :
– Attendez, Madame, c’est une si grosse dépense.
– Ne vous inquiétez pas… Je la prends à mon compte.
Puis, très vite, Madame Rhœa poussa Julia dans l’escalier :
– Dégrouille… dégrouille… Faut pas que ma réclame me claque dans les doigts.
Au matin, tout le monde respira.
Après des souffrances sans nom, un vigoureux garçon piaillait comme un beau diable. La mère reprenait haleine en pleurant de joie.
– Prévenez mon mari, c’est le troisième soldat qu’il souhaitait.
– Un soldat de plomb, Madame, il pèse neuf livres.
Un orgueil puéril, mais bien féminin, rougit les pommettes de la malade.
– Neuf livres… mais alors, triompha-t-elle tout bas, mon fils est plus beau que la fille de la dame ?
– Je crois bien… Que sera le quatrième, si vous continuez la série ?
– Le quatrième !
Machinalement, ses mains s’élevèrent épouvantées, mais elles s’abaissèrent lentement.
– Si Dieu le veut… acheva-t-elle.
– Dieu et votre mari, plaisanta le Docteur.
– Oh ! lui… »
Un sourire d’amour illumina ses lèvres pâles.
– Je le féliciterai de sa collaboration, continua le médecin. Pour le moment, rédigeons un télégramme martial. Voyons… Lartineau, sous-lieutenant à Reims. « Vive la France ! C’est un artilleur. La mère fut héroïque ». Cela vous plaît-il ?
– Mettez simplement : « Dieu nous aime : c’est un garçon. Hélène ».
Tant de résignation faillit émouvoir Rhœa. Mais elle dormit sur cette saine impression et le sommeil triompha de la leçon du Devoir.
Deux jours plus tard, Madame Breton de l’Ecluse, après avoir patienté deux heures, entre une servante et une ouvrière, – dont les visages avaient le même hâle que le sien – rentra de nouveau dans le cabinet blanc de Madame Rhœa. Celle-ci l’accueillit, le regard amusé. Tout en passant la langue sur les lèvres, elle écouta, la mine gourmande, les formules orgueilleusement lâches dont son expérience goûtait toute la saveur.
– Madame, plastronna la femme du monde, mon mari est outré de vos prétentions, et il entend réserver toute sa liberté d’action à ce sujet.
– Moi aussi, Madame.
Il est véritablement odieux que vous abusiez d’une situation si pénible pour moi, et il vous fait demander quelle somme remplacerait sa présence.
– Cet honneur n’a pas de prix, gouailla la sage-femme.
– Mais enfin, pourquoi cette condition ?
– Caprice ! Et puis, assez parlementé. Vous êtes Madame Breton de l’Ecluse ; je vous ai fait suivre. Il m’a suffi de vous faire filer dès votre sortie de chez moi. En me quittant, vous avez été présider l’œuvre de la « Repopulation dans les classes rurales » et vous avez dîné chez le procureur général Bonnefoi. Vous êtes rentrés, votre mari et vous, à minuit cinq. Tous mes compliments… votre coupé de location a très grand air.
– Alors, Madame, puisque vous me croyez riche, fixez proportionnellement vos honoraires.
– Madame… vous vous méprenez…
Une sueur de honte perlait aux tempes de la solliciteuse.
Depuis deux jours, son mari et elle discutaient à perte de vue les pour et les contre de cette maternité. Vingt fois, ils avaient refait leurs comptes, et toujours la même conclusion s’imposait :
– Il faudrait supprimer le coupé !
Ce coupé qui donnait à leur médiocre situation une apparence de grosse fortune. Soigneusement armorié, grâce à un supplément de location, il avait belle allure, et son luxe était prélevé sur mille détails de confortable intime.
– Que diront les de Kerdrel, avait soupiré la jeune femme.
– Ils diront que tu es une sotte.
– S’il te plaît ?…
– Parfaitement… Toutes les femmes savent parer à cet accident.
– Mais je ne demande pas mieux ; c’est toi qui ne veux pas accepter de m’accompagner.
– La gueuse ! Cette exigence n’est pas naturelle.
– Que peut-elle contre toi ? Tu es directeur du personnel au ministère. Tes relations sont considérables : tu l’écraseras quand tu voudras.
– Bien sûr… Bien sûr… Essaie encore de l’intimider cependant. Mais, quant à recommencer les chichis de nounous, de fraülein ; non, non… je préfère…
– Tu préfères le coupé, quoi !
– Oui, je préfère le coupé et toi aussi.
– Oh ! moi… j’aimerais bien une fille… ou un garçon. Tu ne peux pas comprendre les douceurs que la nature a mélangées à nos souffrances.
– Je suppose que tu vas me servir la grâce du berceau drapé de dentelles ; mais tu me permettras de songer à la facture qu’il représente.
– Tais-toi donc. Quand une fois, on a vu sortir de ses entrailles un homme en miniature, quand on l’a senti chaud de sa propre chaleur, et vivant de toute la vie qui semble défaillir en soi, on est empoignée par le mystère dont nous sommes le temple. Aussi, refuser l’hospitalité à un nouveau venu, c’est très troublant. Je suis convaincue, que si le merveilleux travail de la conception s’accomplissait extérieurement, il ne se trouverait pas un être qui osât en arrêter l’évolution ; seulement, voilà… tu protèges l’éclosion des capucines sur ton balcon et tu me conseilles la délivrance.
– Ne pose donc pas à la victime.
– Soit ; ne discutons pas. Aussi bien, tu ne peux entendre la protestation mystérieuse qui monte en moi et amollit ma volonté. La forme humaine qui s’ébauche, seconde par seconde a certainement une raison de vivre qui s’exprime par un scrupule qu’elle fait naître, et c’est comme une sorte de prière qui vient de loin, de très loin… et s’adresse à mon cœur.
– Tu es ridicule.
– Qu’importe, puisque j’accepte ta décision. Je peux bien déplorer qu’il nous faille refuser d’accueillir un enfant, alors que nous recueillerions une bête perdue.
– Je vois qu’il faut couper court à ton lyrisme. Va chez la Rhœa et dis-lui que j’irai chez elle samedi à trois heures.
Elle s’y était rendue le lendemain et, voyant que la sage-femme le prenait de haut, elle accepta le marché.
– Je n’abuserai pas plus longtemps de vos instants, dit-elle, ce sera pour samedi trois heures.
– Bien, tout sera prêt.
Au jour fixé, M. Breton de l’Écluse grimpa quatre à quatre les deux étages de la matrone ; il avait le col relevé et le chapeau sur les yeux. Entré dans la salle d’opération, il avisa bien un rideau blanc tiré sur un réduit, mais toute sa méfiance fut annihilée par la terreur que lui inspirèrent les préparatifs médicaux. Très à son aise et même fort loquace, Rhœa donnait des renseignements, et prenait plaisir à semer la peur dans l’âme de ses complices.
Un stylet à la main, elle allait agir, quand, très naturellement, elle dit à l’époux :
– Voulez-vous tenir la main de votre femme, je vous prie ; elle pourra la serrer pendant la piqûre et dominer ainsi toute réaction nerveuse. Nous y sommes ? Allons-y.
À ce moment, un éclair de magnésium jaillit du côté du rideau, tandis que l’avorteuse ordonnait froidement :
– Pas un geste, il y va de sa vie !
M. Breton de l’Ecluse comprit trop tard le piège dans lequel il était tombé, mais il ne broncha pas dans la crainte de faire estropier sa compagne. Cinq minutes plus tard, Mme Rhœa reprit :
– C’est fait. Vous pouvez emmener votre femme.
Mais il n’obéit pas sans exprimer son indignation. La malheureuse opérée, – déjà déprimée par l’opération, – défaillit en voyant son mari aux prises avec la rouée ; et, vraiment, le spectacle était hideux et honteux.
Des mots grossiers, des menaces, des ricanements débités à voix basse, et cette phrase qui revenait comme un leit-motiv :
– Il faudra me faire acquitter si jamais je suis pincée !
– Le flagrant délit sera pittoresque.
– Le cliché est certainement bon… Un exemplaire vous ferait-il plaisir ?…
La nuit qui suivit ce guet-apens fut très mouvementée et la bonne à tout faire de Rhœa ne dormit guère.
À huit heures, Sylvia Maingaud, blême et tenaillée par des douleurs innommables venait demander asile à l’avorteuse : une demi-heure plus tard, Jeanne Deckes effrayée par une hémorragie soudaine arriva pâle et défaite ; enfin, à 10 h. 1/2, Mme Breton de l’Ecluse elle-même, ne voulant pas appeler un docteur et lui demander de soulager ses souffrances, sonna chez son ennemie.
Un médecin, – dont le silence était grassement payé, – fut appelé par la praticienne. Il fit une ligature à l’une, opéra le commencement d’infection de l’autre et assista à l’expulsion du fœtus de la troisième. Les patientes reposaient enfin dans une grande pièce qui contenait encore un lit vide, et le sommeil commençait son œuvre réparatrice quand la cloche tinta. La servante courut à sa chaîne et à ses verrous, et revint expliquer :
– C’est la sorcière, Madame !
Rhœa se rendit dans l’antichambre et rentra bientôt dans le dortoir de ses victimes.
– Déshabillez-vous, dit-elle à la nouvelle venue. Justement le docteur Horn pourra faire le nécessaire. Vous avez une chance !
– Je sais, dit l’autre ; j’ai l’étoile du Faucheur. Un secours me tombe toujours du ciel.
Rhœa ne pût s’empêcher de rire, et prit à part l’homme de science qui se brossait les mains dans une solution d’eucalyptol.
– Venez donc, je vous prie visiter la toquée qui se présente ; elle a voulu à toute force être délivrée parce que l’enfant qu’elle portait allait naître sous le signe du scorpion, et que le petit eut été malheureux, paraît-il. Elle a préféré me donner vingt-cinq louis que de laisser s’accomplir le désastre.
– Une folle, alors ?
– Ma foi non ! mais elle a une conception rudement originale de la vie. J’ai posé un fouet de Neptune, et je crois à une Complication. Voyez ce masque… Il n’est que temps d’intervenir.
L’aube filtrait sa lueur grise des jours d’hiver quand le couple d’assassins patentés traversa une dernière fois la pièce où les pauvres femmes geignaient douloureusement dans un demi-sommeil. Le docteur serrait deux billets bleus dans un portefeuille et ses yeux cherchèrent ceux de Rhœa.
D’un même regard, ils enveloppèrent leurs victimes et l’homme dit à mi-voix :
– Les imbéciles !
De la haine gloussa dans le gosier de la sage-femme ; et, en traversant l’antichambre, elle entrouvrit une porte. Là, dormaient à côté des berceaux très blancs, la fille entretenue, la femme d’officier et une femme du peuple qui en était à son cinquième petit.
– Les voilà, les imbéciles ! dit Rhœa.
Mais le médecin se découvrit et ses épaules se courbèrent sous le poids irrésistible d’un respect profond ; puis, il soupira :
– On ne peut pas tout corrompre !
Un quart d’heure après, il était assis au Capitole, entre deux basses prostituées qui cuvaient l’alcool absorbé pendant de longues heures et il commanda au garçon :
– Trois bocks bière de Munich ! Il fait soif, hein, les petites chattes ?
Les deux femmes ivres acquiescèrent d’un sourire ignoble, et pas un mot ne troubla plus le silence.
Des ronflements montaient du nez de la caissière, et d’une encoignure sombre où le plastron d’un serveur se soulevait régulièrement. Il était 6 heures du matin.
Quand une demi-heure après, le gérant de cet établissement de nuit vint secouer le Dr Horn, endormi à son tour, il l’entendit murmurer :
– Françaises stériles ! Ordre de l’empereur.