Chapitre II
Massacre. – Oraison funèbre. – Antagonisme des rouges et des blancs. – Anéantissement ou absorption des Indiens. – Après le pillage. – La « Réserve » des Cœurs d’Alène. – L’herbe aux buffalos. – Incendie dans la Prairie. – Entre le danger d’être brûlés vifs, ou attachés au poteau de tortures. – Palouse-River. – Cernés à droite. – Escarmouche et chute d’un cheval blanc. – Cernés à gauche. – Cernés derrière. – André reprend le commandement. – Friquet arrose trois couvertures et les coupe en deux. – André passe général au choix. – À travers les flammes.
Une douzaine de loups, le mufle s******t, à peine effrayés par la subite arrivée des cavaliers, s’arrachent comme à regret à un horrible festin, pendant que des vautours zopilotes tournoient sans interruption au-dessus d’un véritable charnier, sur lequel leur couardise, plus forte que leur rapacité, les empêche de s’abattre.
À quelques pas du chariot, et près des tisons éteints, six hommes, affreusement mutilés, sont étendus sur les herbes plaquées de taches brunes.
Il est facile de reconnaître à leur attitude qu’ils ont été surpris sans avoir eu le temps de se mettre en défense.
Tous ont été frappés par derrière, au moment où, assis à la turque, ils allaient prendre leur repas.
Tous les six ont été scalpés, et leurs crânes dépouillés n’offrent plus qu’une surface rouge pâle du plus hideux aspect. Détail horrible, les loups se sont de préférence attaqués à leurs visages, qui sont devenus absolument méconnaissables.
Le colonel fit passer de la joue droite à la joue gauche son paquet de tabac, toussa légèrement, envoya à quatre pas un long jet de salive et grommela d’une voix sourde :
– By God ! Les vermines ont joliment arrangé les pauvres camarades !…
Mais, aussi, comprend-on des westerners (habitants de l’Ouest) se laisser ainsi surprendre et massacrer comme des veaux !
Où donc est le septième ?
Ah ! très bien ! Il était en sentinelle… continua-t-il en trouvant un dernier cadavre allongé sur le dos, à quinze pas de là.
À ce bouquet de poils roux que les loups ont laissé au menton, je reconnais le colonel Jim, mon compère.
Le digne garçon aimait bien le whisky.
Je ne serais pas étonné que, en notre absence, il n’ait découvert votre provision particulière et oublié qu’il peut être imprudent de se griser, quand on est en sentinelle non loin des « Réserves ».
Eh bien ! gentlemen, avais-je raison de casser tout à l’heure la figure à ce damné hypocrite qui tâchait de nous entortiller, de façon à nous faire subir sans danger le sort de nos compagnons ?
– Croyez-vous donc à leur complicité ? demanda André d’une voix à laquelle le Yankee, surpris, ne put trouver la moindre altération.
– Eh ! pardieu ! ces gredins s’entendent comme larrons en foire.
– Mais, je croyais que jadis les tribus en paix ne déterraient la hache de guerre qu’après provocation et n’attaquaient qu’après déclaration préalable.
– Sans doute, autrefois… mais les Peaux-Rouges ont vu qu’ils faisaient là un métier de dupe et ils nous tombent dessus où et quand ils le peuvent.
Nous le leur rendons bien, d’ailleurs.
– De façon que certaines parties du Grand-Ouest sont continuellement en guerre.
– Continuellement, vous l’avez dit, gentleman, et cela, jusqu’à ce que la race rouge ait été anéantie par la blanche, ou se soit fondue dans elle.
– Quant à ceux qui ont ainsi lâchement massacré nos camarades ?…
– Ce sont, à mon avis, les maraudeurs que nous avons rencontrés avant d’arriver à Waitsburg, et qui, bien que prétendant appartenir aux Nez-Percés, ne font partie d’aucune tribu, vivent sur les frontières des réserves, et non loin des établissements fondés par les pionniers d’avant-garde.
– De sorte qu’il nous sera impossible d’obtenir justice devant les sachems.
L’Américain eut un rire brutal que la présence des cadavres rendit effrayant de cynisme.
– On voit bien que vous êtes Français, dit-il avec une pointe d’ironie.
La justice, la voici, quand on est le plus fort ! dit-il en frappant sur la crosse de son Winchester.
Et quand on n’est pas le plus fort, il faut jouer des jambes, sous peine d’être scalpé.
– Mais, interrompit à son tour Friquet, il est bien désagréable de battre ainsi en retraite sans seulement brûler une cartouche.
Ne pourrions-nous pas nous défendre ici ?
Voyez donc, le chariot est intact.
– Voilà qui est, en effet, assez singulier.
– Pas du tout, reprit l’Américain.
Ils ont enlevé les chevaux, les harnais, les couvertures, les armes et les munitions renfermées dans les cartouchières.
Comment voulez-vous qu’ils aient essayé d’emporter les lourdes caisses contenant les provisions ou les armes de réserve.
Ainsi ferrées et clouées, leurs planches de chêne défient la hache elle-même.
– Il me semble pourtant, reprit Friquet, que le chariot deviendrait pour nous une véritable forteresse…
– Dans laquelle nous serions enfumés comme de simples jambons de Chicago.
By God !… capitaine… je veux dire Mr. Friquet, vous ne connaissez pas la guerre de la Prairie !…
Notre unique ressource est dans les jambes de nos chevaux.
Car, ou je me trompe fort, ou avant peu ces vermines à peau de brique vont faire flamber les herbes qui nous entourent, et c’est dommage, car c’est du buffalo-grass (herbe aux buffalos) de première qualité.
Il y a là une fortune pour dix ranchmen.
J’y penserai plus tard.
Pour le moment, voici nos chevaux reposés ; si vous m’en croyez, nous allons, sans plus tarder, essayer de gagner la réserve des Indiens Cœurs-d’Alène.
Là seulement nous serons en sûreté.
– Soit, répondit André sans paraître étonné de ce nom singulier qui est celui d’une tribu peu connue, appartenant à la grande famille des Serpents ou Têtes-Plates.
– Cette réserve est-elle éloignée ?
– De trente-cinq milles environ.
– À peu près seize lieues de France.
– Exactement soixante-quatre mille huit cent vingt mètres.
– Diable ! Nos chevaux arriveront-ils ?
– Je vous dirai cela demain… si je ne suis pas scalpé.
Et maintenant, si vous m’en croyez, en avant !…
À ces mots, le colonel, sans même jeter un regard sur ses compagnons massacrés, pique lestement des deux et s’enfonce, suivi des deux Français, dans la Prairie qui s’étend à perte de vue.
– Voyons, colonel, ne put s’empêcher de demander Friquet après une heure de galop silencieux dans les hautes herbes, êtes-vous bien certain que nous sommes poursuivis ?
– Comme de mon existence, capitaine… je veux dire Mr. Friquet.
Je suis même sûr que le nombre de nos ennemis a pour le moins doublé.
– Pas possible !
– Je leur ai joué tant de bons tours, qu’ils feront tout au monde pour m’enlever ma chevelure.
Mais, les vermines ne me tiennent pas encore.
Tiens !… fit-il tout à coup, non sans une nuance d’inquiétude et en arrêtant brusquement son cheval.
– Qu’y a-t-il ?
– Ne sentez-vous pas, comme moi, une légère odeur de brûlé ?
– Nous ne sentons absolument rien, répondirent en même temps les deux Français, après avoir humé l’air à plusieurs reprises.
– Cela tient à ce que vous n’avez pas, comme moi, vécu dix ans au grand air.
Il n’est rien de tel pour aiguiser nos sens et faire de nous de vrais sauvages blancs, que de galoper nuit et jour dans la plaine, sans savoir si demain notre crâne aura encore sa peau.
– Et pourrait-on savoir ce que vous révèle cet odorat si subtil ? demanda Friquet d’un ton légèrement railleur.
– Volontiers, Mr. Friquet.
Je n’affirme pas encore, mais il se pourrait que le buffalo-grass, cette belle herbe qui sèche sur pied et donne une espèce de foin dont nos bœufs sont si friands, il se pourrait, dis-je, que le buffalo-grass brûle non loin d’ici…
– Et alors ?…
– Et alors nous courrions grand risque d’être asphyxiés tout d’abord, puis rôtis…
– À moins que…
– À moins que nous ne tombions entre les mains des rôdeurs à peau rouge.
Ce qui serait bien pis.
– Ah ! oui, le nommé poteau de tortures.
J’ai vu ça dans les livres…
Il paraît que ce n’est pas tout ce qu’il y a de plus drôle.
– Ne riez pas, jeune homme, interrompit gravement le cow-boy.
J’ai vu de mes compagnons attachés au-dessus d’un brasier, de façon qu’ils pussent se sentir cuire à petit feu…
Les squaws leur enlevaient une à une les phalanges des doigts… leur découpaient sur la peau de minces lanières…
Pendant ce temps, les guerriers hurlaient leur chant de guerre.
– Ce qui devait être une rude aggravation de peine s’ils chantaient faux !
Pour le coup, le colonel regarda le Parisien de travers.
– Dame ! reprit imperturbablement Friquet, vous vous appesantissez sur le talent de ces braves gens avec une complaisance qui n’enlève rien à mon admiration pour leurs procédés opératoires, mais me donne une déplorable opinion de la façon dont ils entendent les rapports sociaux.
En voilà qui auraient rudement besoin des bienfaits de l’instruction gratuite et, surtout, obligatoire.
– Bien !… bien !… Nous verrons, si les affaires tournent mal, ce que deviendra cette gaîté.
– Tiens !… on dirait que ça vous déplaît, de me voir blaguer, quand vous nous racontez vos histoires de l’autre monde.
Nous avons la bravoure joyeuse, nous autres, et nous ne pensons pas à trouver singulier que vous ayez le courage grognon.
Chacun sa manière, pas vrai, m’sieu André.
André sourit, se leva sur ses étriers, mouilla son doigt en le passant sur ses lèvres et tendit le bras verticalement, comme les marins qui s’assurent de la direction du vent.
– Je dis, fit-il en manière de réponse, que le colonel a raison.
Le buffalo-grass flambe à n’en pas douter, bien que nous n’apercevions pas la fumée, et nous avons vent arrière.
Je crois que le foyer de l’incendie est en avant.
Qu’en pensez-vous, colonel ?
– Que vous avez raison, major.
En avant le feu de la prairie, en arrière, les Peaux-Rouges.
Nous voilà dans une jolie situation.
– Que faire ?
– Atteindre à tout prix cette zone bleuâtre qui coupe l’horizon là-bas, devant nous, à environ quatre milles.
Cette ligne doit être produite, si je ne me trompe, par les bois qui bordent Palouse-River.
Nous avons à traverser, pour cela, cette plaine qui est Kamas-Prairie…
À ce moment, un bruit singulier, comparable au grondement que produit la marée montante, ou mieux encore un fleuve enflé par une crue subite, se fait entendre.
Puis, de minces colonnes de fumée blanchâtre s’élèvent au milieu de la plaine, juste entre les fugitifs et la ligne d’horizon formée par les arbres bordant le fleuve.
En moins de dix minutes, trente foyers d’incendie se montrent dans la même direction, et, chose étrange non moins qu’alarmante, ils sont placés sur une même ligne, assez régulièrement espacés, de façon qu’avant peu ils seront réunis et intercepteront complètement toute communication avec le Nord, où coule Palouse-River, perpendiculairement à la direction suivie par les trois voyageurs.
– Eh bien, Mr. Friquet, que dites-vous de cela ?
– Je dis que les Peaux-Rouges ont mis le feu devant nous de façon à nous empêcher de gagner la rivière, et qu’ensuite ils sont revenus, à travers les herbes, former derrière nous un demi-cercle destiné à nous acculer à une ligne de feu, et qu’il faut absolument traverser les flammes qui ronflent en avant, ou passer sur le ventre des coquins qui galopent derrière.
C’est à peu près cela, n’est-ce pas ?
– Absolument.
Avec cette différence, toutefois, que nous n’avons plus affaire seulement à une vingtaine de Peaux-Rouges.
Les vauriens avaient des complices dans les environs, et je ne serais pas étonné que leurs mesures n’aient été prises déjà depuis deux jours.
Ou je me trompe fort, ou ils se sont réunis au premier signal, et ils doivent être environ deux cents rôdeurs divisés en trois troupes.
Nous allons d’ailleurs savoir avant peu à quoi nous en tenir.
Essayons d’abord de nous échapper sur la droite.
Car il nous devient à peu près impossible de franchir la prairie pour gagner Palouse-River.
Les trois cavaliers piquent des deux, enlèvent leurs chevaux après avoir décroché la courroie qui attache leur Winchester, de façon à pouvoir faire feu si les Peaux-Rouges se montrent.
À peine galopent-ils depuis dix minutes qu’ils aperçoivent, sur la crête d’un mamelon, une cinquantaine d’Indiens à cheval et qui, à leur aspect, poussent des cris furieux, en se formant en ligne à droite et à gauche avec une merveilleuse précision.
– Ah ! je m’en doutais, grogne de sa voix nasillarde l’Américain.
De ce côté, la retraite est coupée.
Arrêtant alors brusquement son cheval comme ont coutume de le faire les cavaliers mexicains, il saisit sa carabine, épaule vivement et fait feu à quatre cents mètres.
Un superbe cheval blanc se dresse aussitôt sur ses pieds de derrière et s’abat, frappé à mort, sur son cavalier.
– Maladroit ! s’écrie le cow-boy.
– Comment, répond Friquet, vous n’êtes pas content ?
Peste ! le coup est pourtant assez joli et n’est pas à la portée de tout le monde.
– Eh ! que m’importe un cheval par terre, reprend le Yankee avec un accent de haine implacable, j’en donnerais dix pour crever la peau à un de ces putois rouges !
Ah bravo ! major…
– Eh ! voyez-vous ça… c’est très bien, capitaine.
Friquet et André voyant l’escadron continuer sa course au petit galop, ont à leur tour fait feu sur la ligne.
L’homme visé par André est tombé comme une masse, et celui qui servait de but à Friquet a lâché les rênes et oscillé sur la croupe de son cheval.
Rendus plus circonspects par ces arguments sans réplique, du moins à pareille distance, car les Indiens, quoi qu’on en ait dit, sont de piètres tireurs, ils se dissimulent comme précédemment derrière leurs chevaux et se contentent de ralentir leur allure, mais sans quitter leurs places respectives.
– Il est bien entendu que nous ne passerons pas là sans essuyer un feu de peloton, dit André en remplaçant par une cartouche pleine sa cartouche vide, afin de conserver au complet le réservoir de sa carabine.
– Essayons sur la gauche, interrompt le cow-boy en faisant volte-face.
Ils n’ont même pas le temps de parcourir trois cents mètres, qu’un nouveau groupe émerge des hautes herbes et s’éparpille comme le précédent en ordre dispersé.
Les Indiens semblent certains du succès. Ils ne se donnent même pas la peine de se cacher et s’avancent lentement, de façon à enserrer les blancs, qui bientôt n’auront plus qu’une alternative : s’élancer dans les flammes ou tenter de rompre leur ligne.
La situation devient de plus en plus critique.
L’Américain, toujours impassible, mâchonne son tabac et jette sur les deux Français un regard étonné, presque admiratif, à l’aspect de leur contenance intrépide.
Friquet sifflote son air favori : « Bon voyage, monsieur Dumollet » et André inspecte avec sa lorgnette la zone de feu d’où s’échappent des pétillements sinistres qui deviennent plus forts et plus distincts.
Les trois lignes formées par les Indiens se resserrent lentement, mais avec une précision mathématique.
– Eh bien, colonel ? demanda le jeune homme.
– Hum !…
– Votre avis ?
– Je crois que nous sommes bien malades, et je ne donnerais pas un dollar de nos trois chevelures.
– Il faut pourtant sortir d’ici.
– C’est mon opinion.
Nous ruer sur les Indiens et en tuer le plus possible est un moyen scabreux.
Ils massacreront nos chevaux, nous empoigneront, quoique nous fassions, et nous attacheront au poteau.
– Et si nous traversions le feu ?
– Essayons.
– Colonel, je reprends pour l’instant le commandement de l’expédition.
– Alors, chacun peut se débrouiller à sa fantaisie ?
– Parfaitement.
Mais, croyez-moi, suivez mon plan, c’est le moins impraticable de tous.
Toi, Friquet, descends de cheval et décroche lestement nos trois couvertures.
Vous, colonel, ouvrez l’œil sur un côté de l’horizon, pendant que j’inspecte l’autre.
L’outre que tu portes en portemanteau est pleine, n’est-ce pas ?
– Oui, m’sieu André, elle contient environ huit l****s d’eau.
– Bon.
Étale à terre les couvertures et arrose-les copieusement.
Et vous, colonel, cassez-moi donc la figure à ce gredin qui caracole et nous nargue sur ce cheval pie.
Bravo !… à mon tour.
Deux détonations éclatent à quelques secondes d’intervalle et deux hommes tombent.
Les Indiens, certains de prendre vivants leurs ennemis, se contentent de serrer les rangs sans riposter.
– Tu as fini, Friquet ?
– C’est paré, m’sieu André.
– Bien… continue le jeune homme en ponctuant sa phrase d’un nouveau coup de feu.
Coupe les couvertures en deux avec ton sabre.
Feu ! colonel, sur ce drôle qui dépasse l’alignement.
À la bonne heure ! vous faites un joli tireur.
À toi Friquet.
– Les couvertures sont en deux…
– Attache solidement une moitié à la tête de chacun de nos chevaux, de façon qu’en leur couvrant la face, elle retombe sur leur poitrail.
– M’sieu André, le feu gagne.
– Eh ! je le vois pardieu bien.
C’est fait ?
– Paré !
Et maintenant, à cheval ! mon brave gamin.
Passe au colonel une des trois moitiés qui te restent, donne m’en une et garde l’autre.
Entourez-vous la figure et la poitrine.
– Bravo !… général, interrompt l’Américain enthousiasmé.
J’ai compris…
La ligne de feu n’est plus qu’à cent mètres, et les Indiens, dont les trois groupes sont réunis, se trouvent à trois cents mètres à peine.
Les blancs font face à l’incendie, que les chevaux aveuglés par les couvertures humides ne peuvent plus voir.
– En avant ! s’écrie d’une voix retentissante André, qui met l’éperon au flanc de sa monture et se couche sur son encolure.
– En avant !… répètent ses deux compagnons en imitant sa manœuvre.
Et tous trois se ruent au milieu des flammes, pendant que les Indiens, stupéfaits d’une pareille audace, furieux de voir leur proie s’échapper, poussent d’effroyables cris de désappointement et de rage.