Chapitre I-7

2013 Words
Il cherche au fond de sa poche le morceau de shrapnel. Et voilà que le bout de ferraille le rassure encore ! C’est un peu comme si une confusion, un brouillard, une malignité perverse se plaisait à mélanger rêve et réel. Le morceau de mitraille est la signature de la réalité. Elle lui échappe moins. Ne s’est-il pas déjà assez battu ? Une mission ? Encore une ! Une patrouille devant les lignes ennemies. Mille fils de fer barbelés tordus par les explosions. Mille explosions. Mille rafales. Mille grenades. Mille morts. Les relents de cadavres, les plaies des blessés puent encore, remplissent ses narines. Et tout cela pour arriver à la longue fatigue de l’hôpital. Quand, peu après, il se retrouve sur la route, vers la maison de Clara Bordier, il ne sait plus très bien ce qu’il a répondu à Maubray, pour le saluer. A-t-il même répondu ? Ou alors aurait-il déjà appris à se taire ? En contrebas de l’église, au centre du hameau, il y a un lavoir avec quatre grands bacs en pierre remplis d’eau limpide, entre des piliers de chêne, sous une énorme vieille charpente couverte d’ardoises. Il voudrait pouvoir y tremper les mains, s’y rafraîchir le visage. Des gamins y flânent. Deux d’entre eux font mine de boiter en tirant la jambe… Comme lui. Puis, se sachant découverts, ils s’esquivent aussitôt derrière un massif de lilas et de troènes. Les nouvelles vont vite. L’eau est fraîche et lave ses mains de la boue et des traces de poudre, de l’empreinte serrée du fusil. Il les frotte durement l’une contre l’autre. Le courant glace et pétrifie, emportant les cristaux de leur brutale inconscience comme des filaments d’algues. Mais il en revient sans cesse. La fontaine chante. L’étendue glauque de l’Yser n’avait même pas de clapotis. Sans se soucier de son col de chemise droit, amidonné, ni du ruban qui fait office de lavallière, il puise, au mieux rempli, dans la coupe de ses mains, l’eau et sa fraîcheur, son mouvement, sa pureté, sa sérénité, pour y enfouir son visage. Il passe ses doigts mouillés dans ses cheveux que le casque a usés, réduits, comme pour y laver aussi la noirceur de ses idées. Cela décoiffe, et fait du bien. Au détour du chemin. Devant la petite haie qui clôt le jardinet de Mademoiselle Bordier, il y a une rutilante limousine dont la c****e est abaissée. Les grelots du rire de Marie arrivent jusqu’à lui. Ça pince un peu, là, à hauteur du cœur. — Voilà, lui dit-elle, comme il franchit le seuil. Je vous présente Monsieur Léonce Parisot. — Cher Monsieur Marcellin. Dès que j’ai appris votre arrivée, j’aurais voulu être le premier à vous souhaiter la bienvenue. Ça n’a pas été le cas, mais vous l’avez entendu prononcer par une bouche bien plus charmante que la mienne, celle de Mademoiselle Marie ! Jean pense : « Va au diable ! » sur le même ton que Justin à l’école en lançant la bille, mais il se surprend à répondre : — Je suis très honoré… — Du tout ! C’est nous qui sommes très honorés par votre présence. Vous nous apportez votre jeunesse, votre expérience de la vie, votre gloire de combattant, de grand blessé. Vous allez être un magnifique exemple pour nos enfants. Non… non… ne soyez pas un héros trop modeste ! Vous avez pleinement mérité votre promotion. — Ma promotion ? Caporal ? Il en fallait… Il n’y en avait plus… Il s’en tuait tellement de part et d’autre… — Ah ! ah ! Et drôle avec ça. J’aime les gens qui ont votre sens de l’humour. Bravo ! Tenez, je suis en automobile, je vous emmène faire le tour de notre village… « Notre village… nos enfants… le premier à souhaiter la bienvenue… nous sommes très honorés… » Il parle déjà comme s’il était bourgmestre. Jean se sent de plus en plus agacé. — Merci. C’est très aimable, mais c’est l’heure sacrée du repas pour Mademoiselle Clara, et… en vérité, j’ai déjà fait la promenade dans un… en barou… Est-ce ainsi que vous dites ? Une expression de contrariété plisse le front de Parisot, mais il se ressaisit très vite. Et, tout en sortant, — Je vous l’ai dit, j’aime l’humour ! Alors, Mademoiselle Marie, c’est vous que j’emmène ? La jeune fille n’hésite pas une seconde. Elle saisit un léger châle et suit aussitôt. Comme elle passe devant lui, Marcellin marmonne : — Demandez-lui s’il jouait aux billes quand il était gamin ? — Pourquoi donc ? Mais elle n’attend pas la réponse. Elle est déjà partie. Parisot donne un coup de manivelle ; la pétarade fait s’envoler une b***e de moineaux. — Nous allons devoir manger en tête à tête, lui dit mademoiselle Clara, tout en esquissant un geste d’impuissance. J’espère qu’il ne roulera pas trop vite. Ces machines m’effraient. Pour tout l’or du monde, je ne monterais jamais là-dedans ! — Le danger n’est peut-être pas seulement… dedans… mais aussi à côté. En tout cas pour les poules, les chiens et les chats… — Vous êtes sûr ? répond-elle avec une toute petite voix. Marie est encore si jeune et innocente. Le vrombissement du moteur disparaît au loin. * Plusieurs fois, des gamins, et même des filles, s’attardent en passant sur le chemin, devant les fenêtres ouvertes. Chaque fois qu’il s’approche, pour les interpeller comme il l’a fait avec Justin, ils pressent le pas et disparaissent aussitôt. Pourquoi s’entêter ? La curiosité n’est pas encore assez forte. Alors Jean Marcellin entreprend l’inventaire des livres et des cahiers, des ardoises et des touches, des encriers, des crayons et des gommes, des frotteurs, des craies et aussi des grands rouleaux de toile cirée imprimée portant les cartes de géographie, les schémas de sciences et d’histoire. Parmi les planisphères et les récapitulatifs de grammaire, de géométrie, il y trouve aussi d’énormes planches d’hygiène : le foie lisse et net d’un homme sain, le foie boursouflé, tuméfié, d’un alcoolique… On frappe à la porte. On entre. Une soutane. — Bonjour, je suis l’abbé Georges Lambert, le curé de la paroisse. Le jeune instituteur lève la tête et se contente de répondre par un ‘Jour ! à peine audible. Puis, pour bien signifier qu’il est chez lui, en classe, alors que l’autre s’est déjà avancé : — Entrez. — À mon tour de vous souhaiter la bienvenue. « Décidément tout se sait immédiatement dans ce village », pense Marcellin. Et le visiteur continue : — J’ai préféré venir vous saluer moi-même plutôt qu’attendre que vous veniez à ma porte… Même si les usages… Mais je suis là pour vous offrir mes services. Vous savez, un prêtre connaît tout le monde, jusqu’au plus profond des consciences… — Hélas ! — Pardon ? — Je veux dire… Ça doit être parfois bien lourd à porter, un secret de confession. N’est-ce pas aussi rogner quelque peu les ailes à la liberté de chacun ? L’abbé Georges Lambert le regarde longuement, comme on essaie de jauger les capacités d’un adversaire. Jean Marcellin soutient le regard en portant, dans le sien, toute la force de défi possible. L’ecclésiastique est plus âgé. Il a vite compris que si la guerre n’est pas encore déclarée, il s’en faut de peu. Il tente d’empêcher la rebuffade en affirmant quelques jalons d’appui sur des victoires passées. — Nous serons bientôt mercredi, ce sera la fête du 15 août, le jour de la grande procession. Nous avons l’habitude, au village, d’installer plusieurs reposoirs, notamment à l’école. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à… — Si c’est l’usage… Mais je ne me sens aucune aptitude en la matière. D’autre part, je ne suis pas encore installé, alors, si le collège échevinal vous donne l’accès… L’autre hésite à peine, et tente de consolider d’autres jalons. — Pour ce qui est de la semaine, durant l’année scolaire, nous avions convenu, avec vos remarquables prédécesseurs, que l’après-midi du mercredi serait réservé aux leçons de catéchisme ; le samedi matin, en ce qui concerne les filles, aux réunions des « Enfants de Marie », et, pour les garçons qui servent à l’église, aux répétitions de la sainte messe du dimanche… Donc, s’il y a des absents, il ne faudra pas leur en tenir rigueur. Je peux compter sur vous ? Marcellin prend son temps pour répondre. Le « remarquables prédécesseurs » passe mal. — Monsieur l’Abbé, je respecte votre travail, mais je n’ai aucune raison d’y participer. Au front, j’ai connu des aumôniers et des brancardiers exceptionnels, je les ai souvent admirés. Mais ni le commandant ni le colonel ne leur ont jamais demandé un avis tactique. Restons, s’il vous plaît, chacun dans notre mission : la mienne est d’enseigner, non d’installer des reposoirs ou d’apprendre à chanter des psaumes, pas plus que d’apprendre à servir la messe. Ne comptez donc pas sur moi. Le curé ne vacille pas. Il comprend qu’il ne triomphera pas à ce moment, mais il ne veut pas perdre la face. — Monsieur Marcellin, j’admire votre… jeune fierté. Mais n’oubliez pas la parole du Nouveau Testament : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Ici vous êtes en terre chrétienne. Je vous laisse. — Ce n’est pas ma lecture favorite. Je ne vous raccompagne pas, j’ai à faire. Deux escarmouches coup sur coup, c’est beaucoup pour un premier jour. Mais Jean ressent une espèce d’exaltation fébrile. C’est toujours mieux de connaître un ennemi quand il se dévoile. Il pense ne pas avoir été dupe. Il a jaugé la vanité de Parisot et les prétentions autoritaires de l’abbé Lambert. Il se sent de taille à répondre. Il a même un peu l’impression d’être à Austerlitz. Mais pour savourer une victoire, il faut la partager. Elle sera plus épicée s’il en fait rapport à Maubray. — Bonjour ! Remarquable prédécesseur ! Maubray, plongé dans la lecture, lève un regard étonné, puis soupire profondément lorsque Marcellin lui fait le récit de ses deux rencontres. — D’Artagnan, va ! Vous allez vite en besogne. J’ose espérer que ce n’est pas trop vite. Ne sous-estimez pas vos adversaires. C’est un duel, mais les fleurets ne sont pas mouchetés. N’oubliez pas que derrière ces gens-là, il y a presque tout un village : méfiance, contraintes, intérêt, chantage, obligations, gratitude, habitudes… J’en passe ! C’est une armée entière. Vous repartez en guerre. Cela prendra du temps, ce que je n’avais plus. Il faudra d’autres armes, ce que je n’avais pas. Tout en parlant, il sert un bol de cidre. Jean regarde. On dirait que l’évocation de la lutte rend le vieil instituteur plus fébrile. Une sorte d’excitation juvénile ranime son enthousiasme. — Buvons à la victoire ! Je pourrai vous informer sur pas mal de choses moi aussi… mais à la demande. Et puis, regardez ce que j’ai retrouvé dans mes vieux papiers. Maubray, avec des précautions d’orfèvre, lui tend un document, comme une lettre, passablement écornée, chiffonnée, vénérable. Marcellin lit l’entête : CIRCULAIRE adressée par M. le Ministre de l’Instruction publique aux instituteurs, concernant l’enseignement moral et civique. — Lisez ce passage-là surtout. Il date de 1883. Et, du bout d’un doigt tremblant, il désigne, sur le papier jaunâtre, quelques lignes rehaussées au crayon rouge. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Joseph Maubray guette les réactions de son jeune collègue. Il le voit hocher la tête en signe d’approbation. — Ah ! s’exclame-t-il, comme j’aurais aimé être un de ces instituteurs-là, et recevoir une lettre pareille… Jules Ferry ! Quel homme ! L’exemple, les droits et les devoirs, la liberté de conscience pour les maîtres et les élèves… Tout est dit. Tout est là. Il se met à tousser, puis reprend, d’une voix faible et éraillée : Tout est là, mais « là », ce n’est pas chez nous ! L’excitation l’a épuisé. Il se laisse tomber dans son fauteuil, vénérable lui aussi, et attend avec un peu d’anxiété le commentaire de Marcellin. — Je suis curieux de lire toute la lettre car ces quelques lignes-là sont prometteuses. J’en ferais bien mon propre projet. Ne fût-ce que… — Ne fût-ce que… ? — Parce qu’il me force à songer au futur plutôt que de me laisser enfermer par le passé. Et comme il découvre un air de déception dans le regard de Maubray, il ajoute avec conviction : et parce que je crois que cela est bon. L’après-midi est un modèle d’après-midi d’été. Sans forcer, car sa jambe droite n’est toujours pas trop sûre, Marcellin s’est engagé dans un petit chemin, bordé de folle avoine, de chardons bleus, couvert de plantain et de mousse, qui serpente entre les emblavures et les prairies. Ici, c’est un bétail placide qui mâche le temps, couché dans l’herbe drue tandis que les jeunes veaux que l’on vient de lâcher gambadent encore comme des cabris. Là, dans les champs, c’est le cliquetis des machines à faucher qui ont pris, depuis deux ou trois ans à peine, la relève mécanique des équipes de faucheurs.
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